Janvier 2022 Par Florence GEURTS Damien FAVRESSE Réflexions

Pour une question de confort de lecture, l’usage du masculin est utilisé dans ce texte lorsqu’il est question des personnes, quel que soit leur genre.

À l’automne 2020, les campagnes de prévention et les mesures sanitaires bruxelloises en réponse à la pandémie de Covid-19, n’ont pas semblé suffisamment efficaces. En témoignent les chiffres de contamination et l’arrivée de la deuxième vague qui affecte particulièrement les quartiers les plus défavorisés de la capitale. Face à ce constat, le Centre Bruxellois de Promotion de la Santé (CBPS) a été chargé par la Ministre Barbara Trachte, dans le cadre des « stratégies concertées Covid », de mener en 2021 un diagnostic avec des professionnels des secteurs médico-sociaux de proximité intervenant auprès des populations vulnérables.

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L’objectif : explorer les besoins des usagers identifiés par les professionnels, leurs propres besoins, leurs adaptations, vécus et positionnements par rapport aux attentes des pouvoirs publiques d’en faire des agents de prévention de la pandémie. L’ambition est également de tirer des leçons de la crise afin de s’en inspirer en cas de nouvelles pandémies. Une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des travailleurs médico-sociaux issus de 22 institutions (CPAS, communes et associations), réparties sur 15 communes bruxelloises. Les entretiens ont été menés entre février et avril 2021, soit environ un an après le début de la pandémie et le premier confinement en Belgique.

Des attitudes multiples face au virus et aux mesures sanitaires

Globalement les intervenants rencontrés font état, contrairement à l’image véhiculée dans les médias, d’usagers relativement coopérants et respectueux des mesures sanitaires. Néanmoins, ils relèvent aussi nombre de répercussions psychiques et sociales de ces mesures sur leurs bénéficiaires et de multiples attitudes de ces derniers envers le virus et sa gestion par les pouvoirs publiques. Il en ressort que d’une part, l’adoption de ces mesures repose sur des fondements relativement fragiles et d’autre part, les conséquences de ces mesures sont ressenties pour une part importante des professionnels de première ligne comme allant à l’encontre de leurs missions médico-sociales.

Parmi les difficultés rencontrées et vis-à-vis desquelles les intervenants se sentent démunis, il y a chez une minorité de leurs usagers soit une surestimation de la dangerosité du virus, soit une sous-estimation de celle-ci. Les premiers sont des personnes particulièrement anxieuses d’être contaminées, au point de s’enfermer chez elles, sans sortir pendant plusieurs semaines, bien au-delà du degré d’isolement imposé par les autorités. Cette peur de la contamination, qui touche plus particulièrement les mères de familles monoparentales en situation de précarité, est directement attachée à l’angoisse de ne plus pouvoir assumer le ménage, les enfants, la scolarité, de ne plus pouvoir prendre soin des proches. Cette anxiété génère une difficulté pour ces personnes de sortir de leur isolement et de faire valoir des aides dont elles pourraient légitimement bénéficier. Ceci les place dans une situation de fragilité en les plongeant dans une incertitude face à une maladie ressentie comme incontrôlable. Cette incertitude est d’autant plus à prendre en compte qu’à terme, elle peut entraver la capacité des personnes à agir et à adopter des conduites de prévention1.

A l’opposé de ces personnes qui se coupent de toute relation, les professionnels font parfois état de rares cas de personnes qui minimisent la dangerosité du virus, n’adhérent pas du tout aux mesures, voire sont plus enclines à adhérer aux théories « complotistes ». Cette adhésion s’inscrit souvent dans un processus de méfiance envers les informations officielles sur le virus et le besoin de retrouver des certitudes pour dépasser le caractère anxiogène qu’elles véhiculent2. Au-delà de ces cas extrêmes, les personnes rencontrées notent plutôt une tendance d’une part minoritaire de leurs usagers à relativiser la dangerosité du virus. Cette relativisation, présente davantage parmi les jeunes des quartiers défavorisés, s’inscrit dans une méfiance envers les politiques sanitaires qui se fonde, entre autres, sur les discriminations et le sentiment d’abandon dont ces personnes se sentent victimes. Elle se développe dans une relation critique envers les politiques sanitaires de personnes qui préfèrent s’informer via des sources d’informations alternatives (médias indépendants ou réseaux sociaux) et leurs pairs. 

Par ailleurs, les professionnels eux-mêmes expriment différents points de vue par rapport au virus et aux mesures de protection. C’est le cas, notamment, des intervenants sociaux de terrain qui ont parfois le sentiment que leur sécurité a parfois été sacrifiée en début de pandémie (absence de matériel de protection, côté arbitraire de la mise en télétravail des professionnels). La question de la vaccination, et encore plus sa promotion, divise également les travailleurs. Par contre, ils sont dans l’ensemble d’accord pour affirmer que la vaccination est du ressort de leur vie privée et de celle de leurs usagers.

Les interventions des autorités sous la critique des travailleurs médico-sociaux

Pour les travailleurs, dans la gestion de la crise menée par les autorités nationales et régionales, plusieurs éléments se sont révélés contre-productifs à l’égard de leurs missions d’accompagnement et de leurs publics. Tout d’abord, les campagnes de communication et de prévention de masse (telles que « Flatten the curve3») sont perçues comme déconnectées de la réalité vécue par les populations les plus vulnérables et les plus précarisées, stigmatisantes et culpabilisantes, et en particulier vis-à-vis des jeunes. Or, une communication déficiente envers ce type de population amoindrit la considération de ces populations à l’égard des institutions publiques4. Ensuite, les directives émises par les autorités et les représentants sectoriels (l’enfance, l’enseignement, la santé, etc.) ont été extrêmement complexes et confuses aux yeux des intervenants (trop changeantes, mises à jour régulières et parfois tardives, contradictoires entre les différents niveaux de pouvoir). Enfin, un autre élément contre-productif, relaté par les professionnels, est l’instrumentalisation par moments de la gestion de la crise par des politiques à des fins électorales ou populistes en dépit de son impact direct sur leur travail.

Par ailleurs, l’intensité des sanctions administratives menées par les forces de l’ordre, leur caractère parfois violent et discriminant, et plus particulièrement à l’égard des jeunes des quartiers paupérisés, est vu par les intervenants comme détruisant le travail de cohésion qu’ils mènent avec ce public. Cette «confrontation» de logiques répressive et préventive, si elle préexiste à la crise, s’est à leurs yeux exacerbée avec celle-ci. Elle en appelle à trouver des dynamiques de complémentarité plutôt que d’opposition de ces logiques.

Des adaptations attendues difficilement compatibles avec les missions médico-sociales de première ligne

Les travailleurs médico-sociaux de proximité sont souvent perçus comme des relais aisément mobilisables pour favoriser l’adoption de comportements de protection et promouvoir la vaccination contre le Covid-19. Or, pour une part des répondants, cette mission s’assimile davantage à un travail de contrôle et de maintien de l’ordre qui peut aller à l’encontre du travail social et compromettre le lien établi avec des usagers et usagères vulnérables. De plus, ils sont nombreux à ne pas se sentir suffisamment outillés pour aborder les questions relatives à la prévention de maladies ou à estimer tout simplement que cette mission n’est pas de leur ressort. Sur ce point, les travailleurs sociaux se différencient de leurs responsables hiérarchiques et des travailleurs médicaux. Ces deux dernières catégories de professionnels estiment eux plus souvent que la prévention fait partie intégrante de leurs fonctions. Plus spécifiquement, les professionnels du social trouvent plus souvent préférables que cette mission soit réservée à du personnel médical externe au service ; ce personnel étant notamment perçu comme plus légitime et en dehors des enjeux de cohésion sociale des services.

Concernant spécifiquement la vaccination, une part non négligeable des travailleurs rencontrés (± 1/3) expriment leur incertitude quant à ses bienfaits. Dans ces circonstances, ces derniers refusent de faire une démarche proactive envers leur public et se limitent à répondre à des demandes d’information au même titre que n’importe quelle autre tâche administrative ou sociale.

Enfin, pour beaucoup de travailleurs, la crise a des répercussions éthiques sur leur pratique. La bureaucratisation et la dématérialisation de leur service, la déshumanisation et la numérisation de la relation d’aide, la disparition des espaces de rencontre (maisons de jeunes, visites à domicile, espaces collectifs…) ont pour conséquence de compromettre la prise en charge, les liens construits et la relation de confiance établis avec les personnes fragilisées. Derrière ces conséquences, c’est le sens même de leur pratique qui est remis en question. C’est particulièrement le cas du télétravail qui est souvent considéré comme se prêtant mal à l’intervention médico-sociale de première ligne, comme requérant des moyens matériels supplémentaires et générant, in fine, une surcharge de travail.

Des populations fragilisées et une exclusion sociale renforcée

Tous les répondants font état d’une détérioration de la situation sociale de leurs usagers et d’une précarisation, en raison notamment de la fermeture de nombreux services publics et sociaux, de la réduction de l’accès à certains droits comme le RIS ou encore de la perte de revenus. Le sentiment d’être abandonné par les politiques, la sensation d’isolement et de l’exclusion sont quelques-unes des répercussions observées par les professionnels chez leurs bénéficiaires.

Au-delà de cet accroissement des inégalités sociales qui touchent leurs usagers et usagères aux conditions de vie fragiles, les travailleurs sont aussi inquiets de la dégradation de la santé mentale de leurs bénéficiaires et de la montée des violences intrafamiliales qui ne sont plus détectées et prises en charge.

Par ailleurs, à côté de leurs usagers habituels composés, entre autres, de jeunes, de personnes âgées, de sans-abris, de sans-papiers, les intervenants sociaux font part de l’arrivée de nouveaux publics (jeunes diplômés, étudiants, indépendants de l’HoReCa, professionnels du monde culturel, etc.) qui tombent dans les conditions d’accès à l’aide sociale.

L’accompagnement médico-social de première ligne en difficulté

Avec la crise, l’accompagnement des publics vulnérables par les services de proximité est devenu plus complexe. De nombreux services ont été fermés (12 des 22 services interrogés) et la reprise n’a pas toujours été simple (équipes en sous-effectifs, rattrapage des retards, anxiété des travailleurs, etc.). L’accès limité, et souvent numérique, des institutions publiques et privées (mutuelles, banques, caisses d’allocation de chômage, etc.) a engendré une charge de travail supplémentaire pour les acteurs de proximité qui ont dû accompagner leurs usagers n’ayant pas accès ou ne maîtrisant pas ces nouvelles technologies.

Par ailleurs, le télétravail a impacté la capacité des intervenants à travailler en équipe pour gérer les situations complexes de leurs usagers, qui exigent une prise en charge pluridisciplinaire. Enfin, plusieurs répondants, et en particulier les assistants sociaux des CPAS, font état d’une détérioration psychique de leur état (épuisement émotionnel, angoisse de la boîte mail, perte d’empathie, etc.) pour exercer convenablement leur profession.

La crise : un révélateur d’inégalités structurelles préoccupantes

La non-adhésion de la population aux mesures préconisées est généralement interprétée comme un manque d’information. Or, pour adhérer, il faut aussi se sentir faire partie de la société, se sentir reconnu en tant que personne dans les mesures prises, disposer de capacités d’adaptation suffisantes (équipement informatique, ressources financières pour acheter le matériel de protection, aptitude à gérer son anxiété, sentiment d’appartenance, attitude de confiance envers les autorités5, faculté de se projeter dans l’avenir, etc.). Ces conditions font plus souvent défaut parmi les populations vulnérables et la crise a accentué cette situation. Elle implique de penser, dès à présent et de manière prospective, les mesures destinées aux populations fragilisées en regard de cet enjeu de cohésion sociale et de réduction d’un fossé entre ces populations et les autorités publiques. Elle implique de prendre rapidement d’autres mesures de prévention qui prennent en compte les différentes dimensions de la vie des populations vulnérables, leurs conditions de vie et qui s’appuient sur la connaissance des professionnels à l’égard de leur public.

Une prévention adaptée aux intervenants

Concernant les intervenants, il faut une nécessaire congruence entre l’exercice de leurs missions et des sollicitations des autorités en temps de crise. Cette conciliation en appelle à repenser les métiers essentiels en leur permettant d’assurer leurs missions de base dans des conditions suffisantes de protection ; à définir avec les professionnels, sur base de l’expérience présente, des directives claires à adopter dans le cadre d’une nouvelle pandémie ; à préciser avec eux, dans une logique de complémentarité, le rôle que chacun peut jouer en fonction de sa profession.

Il semble aussi primordial de développer une approche intégrée de la prévention incluant également la dimension mentale et sociale de cette dernière et impliquant les divers intervenants gravitant autour des populations fragilisées.  

[1] Kmiec R. et Roland-Lévy C., « Risque et construction sociale : une approche interculturelle », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2014/1, 101 :69-99.

[2] Barras C., « Prévention menaçante, prévention prévenante : regards anthropologiques sur un concept polysémique, Prospective Jeunesse. Drogues, Santé, Prévention,2021, 94 :4-8.

[3] Ce slogan de campagne, que l’on peut traduire par « aplanir la courbe », faisait référence aux interventions des épidémiologistes et autres experts de santé publique évoquant le nombre de personnes admises à l’hôpital par rapport au nombre de personnes infectées par le virus sur une ligne du temps.

[4] Mercier M. & al., Exclusion et sciences humaines. Exclusion en sciences humaines. Recherche commanditée par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique de la Communauté française de Belgique. Rapport de recherche interuniversitaire (FUNDP, ULg, UMH, ULB, UCL), 2003.

[5] La confiance accordée à la source d’information est plus importante dans l’adhésion aux mesures que la qualité même de l’information diffusée (Cougnon L.-A. & al. (2020), in Déconfinement Sociétal. Apport d’expertises académiques).