On vit de plus en plus longtemps, de quoi se réjouir: la plupart d’entre nous n’ont pas envie de quitter le monde trop tôt. Pourtant, ce constat suscite en général des regards plutôt lourds: d’un côté, focalisation sur les problèmes liés au vieillissement démographique (maladie, dépendance, poids des vieux sur la sécurité sociale, concurrence intergénérationnelle, etc.). De l’autre, analyse, décodage, déconstruction: sociologues, anthropologues, historiens, philosophes, experts en santé publique et bien d’autres conjuguent leurs efforts pour cerner le sujet.
Et cela n’a pas l’air facile: on est frappé de voir la part que prend, dans tout ce foisonnement, la définition même du sujet: c’est quoi un vieux, qu’est-ce que la vieillesse a de spécifique… Bref, de quoi parle-t-on?
La dernière livraison de Santé conjuguée, le périodique de la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones, consacre un épais dossier à la problématique des vieillissements.
La vieillesse, ça n’existe pas, affirme Michael Singleton dans un texte passionnant évoqué en première partie de ce dossier: c’est un concept, qui n’a pas d’existence tangible dans la réalité. L’erreur serait d’oublier que les concepts et les classifications, certes utiles pour débroussailler quelque peu la complexité du monde, traitent d’abstractions et non de vivants: «n’existent que des vivants, les uns tout aussi irréductiblement singuliers et historiquement situés que les autres». Et ces vivants ne deviennent pas des ‘vieux’ d’un jour à l’autre: tous les bébés se réveillent un peu plus vieux chaque matin.
Il est dès lors plus juste de parler des vieillissements, en tant que processus qui se déroulent au long cours selon des manières et des temporalités infiniment variées, dans une multiplicité de positions subjectives, elles-mêmes fluctuantes et incertaines.
Mais n’avons-nous pas souvent tendance à ranger l’autre dans une catégorie à partir d’une de ses facettes (la nationalité, le sexe, la couleur de peau…)? Un tel étiquetage fait violence aux personnes ainsi désignées, surtout lorsqu’elles-mêmes y adhèrent faute de pouvoir l’analyser et y résister: ainsi, certaines études montrent que les personnes ayant une image négative du vieillissement récupèrent moins vite leur autonomie après une période de dépendance. L’épidémiologiste Antoine Flahaut en concluait, dans un précédent dossier, qu’il est urgent de bousculer les stéréotypes assassins.
Subjectivités et EBM
Alain Cherbonnier ouvre ainsi le sujet: après avoir exprimé le vécu personnel d’un «membre du public cible», il analyse les représentations et le vocabulaire relatif aux «personnes âgées». Ensuite, Michael Singleton nous emmène ailleurs, à d’autres époques, avec un petit voyage qui vient bousculer toutes les évidences: pas de doute, nous n’avons pas affaire à un phénomène naturel mais bien à une construction sociale qu’il convient d’examiner avec attention – et de déconstruire minutieusement.
Les soignants de première ligne sont aux prises avec ces questions, eux qui accompagnent les patients «du berceau au tombeau». Et l’on perçoit, à travers ceux qui s’expriment dans la deuxième partie de ce dossier, l’importance de leur rôle: ils peuvent accélérer le vieillissement d’une personne s’ils adoptent un regard stéréotypé, ou au contraire soutenir son trajet de vie en le rencontrant de manière singulière. Prendre une position juste implique d’articuler sans cesse la subjectivité – la leur, celle de leurs patients – et l’Evidence Based Medicine; la pratique et la théorie; le soin et l’engagement social. Mais ils ne sont pas à l’abri des sentiments d’impuissance, de colère parfois: l’organisation du système de santé ou, plus largement, le système social dans lequel il s’inscrit, produit souvent l’impasse. C’est notamment le cas lorsque surviennent des problèmes de dépendance qui menacent la possibilité de terminer sa vie chez soi.
Les témoignages recueillis par Madeleine Litt, ainsi que ceux de Miguelle Benrubi et de Stefania Marsella, montrent bien que la question sociale traverse toujours les questions de santé. Jusqu’à la mort elle-même: plus les gens sont pauvres, plus ils risquent de mourir à l’hôpital, s’indignent Michel Roland et Marie-Louise Fisette. Jetant un regard sur leur longue carrière de médecin et d’infirmière en maison médicale, ils rappellent que seule une approche interdisciplinaire permet d’aborder à temps et de manière adéquate les différentes facettes du vieillissement.
La mort, largement occultée dans notre société, est bien présente dans les propos et les soucis éthiques des soignants: Martine Verhelst montre, grâce à une réflexion sensible menée avec des patients venus d’ailleurs, à quel point l’histoire de la mort est aussi celle du trajet de vie.
Tandis que Thierry Pepersack qui travaille, lui, en deuxième ligne puisqu’il est gérontologue, soulève la question de l’acharnement thérapeutique à travers l’histoire de Philomène: une vieille dame dont le parcours émaillé de solitude, de dépression et de maladie d’Alzheimer, permet d’aborder beaucoup d’autres questions rencontrées par les soignants.
La troisième partie de ce dossier dépasse la première ligne des soins pour approfondir certains aspects du maintien à domicile. Des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles évoquent une récente étude, réalisée dans le cadre d’un programme soutenu par l’INAMI, sur l’efficience respective de différentes modalités d’accompagnement du grand âge. Une autre équipe, pluri-institutionnelle, propose des modalités d’action communautaire propres à soutenir le maintien à domicile – en analysant dans un second temps les obstacles à ce type d’approche. Marinette Mormont, elle, décrit différentes options d’habitats alternatifs visant le «bien vieillir ensemble» – et elle questionne: pistes d’avenir ou luxe de privilégiés?
Regard panoramique pour la dernière partie de ce dossier: Pierre Drielsma propose une réflexion détaillée sur la manière dont le système capitaliste influence les relations intergénérationnelles et la perception des «vieux», Christian Legrève pointe la question du travail après la retraite, nous évoquons certaines analyses qui mettent en garde contre les fausses évidences souvent répandues en matière de coût du vieillissement.
En point d’orgue, une réflexion de l’association ‘Courants d’âge’ qui débusque avec vigilance les dessous économiques des politiques européennes prônant le vieillissement actif.
Beaucoup d’autres contributions auraient pu être sollicitées: le lecteur trouvera quelques références utiles en conclusion de ce dossier.
Santé conjuguée n° 72, dossier ‘Devenir… Regards sur les vieillissements, 10 euros. Abonnement annuel (frais de port compris): 30 euros Belgique, 40 euros CEE, 50 euros autres pays. Courriel: fmm@fmm.be. Internet: http://www.maisonmedicale.org.
Antoine Flahaut, «Élixir de jouvence», Santé conjuguée n° 65 juillet 2013.