‘Techno, rêves… et drogues?’ , le livre d’ Alain Vanthournhout , relate une expérience. Il cherche à témoigner d’une autre approche de l’usage de drogues dans un contexte festif.
Cet usage suscite de nombreuses questions souvent sans réponses. Il implique des concepts idéologiques, moraux et aussi politiques.
Si le doute et le débat contradictoire sont pris en compte par les travailleurs sociaux, ces derniers ne peuvent se permettre d’attendre le consensus social pour s’investir dans la prévention.
Les travailleurs de Canal J , service tournaisien d’aide aux jeunes dans leur milieu de vie, ont été interpellés par cette particularité du Hainaut occidental. Les dancings et mégadancings (voir encadré) y accueillent chaque semaine des milliers de jeunes originaires de France, de Flandre et de Wallonie.
L’engouement pour la musique techno a vu de nombreux établissements se convertir dans ce genre musical auquel est associée généralement la consommation de drogues de synthèse comme l’ecstasy.
Ce constat (le mégadancing facilite l’offre de drogues de synthèse) a conduit l’équipe de Canal J à investir ces lieux et l’a amenée à construire un projet particulier dans le cadre européen transfrontalier avec un partenaire français, l’AIDE, un service de soins aux toxicomanes établi à Lille.
Cette immersion dans les dancings du tournaisis fait l’objet de la première partie de l’ouvrage. Elle témoigne de la réalité rencontrée. Elle tente une représentation de ce que sont les mégadancings, des règles qui y ont court, de ce que cherchent les jeunes qui les fréquentent.
Elle essaye d’en dresser un portrait. Elle illustre les motivations de cette clientèle particulière de jeunes qui ont le désir de s’éclater des nuits entières sur les rythmes de la musique techno. Elle a aussi voulu présenter les relations qui s’établissent entre ces jeunes, loin des clichés de violence ou encore de déchéance.
Y sont présentés également les autres acteurs de ces mégadancings que sont les patrons de ces établissements et leur personnel: serveurs, service d’ordre, etc. Les rôles des forces de police et des instances judiciaires y sont également évoqués. Enfin, l’ouvrage aborde la question de la consommation de produits psychotropes, c’est-à-dire non seulement celle des drogues de synthèse comme l’ecstasy et les amphétamines, mais aussi celle d’autres substances comme le cannabis et la cocaïne. La consommation d’alcool et la tabagie ambiante y sont également observées.
Limiter les risques
La deuxième partie du livre est entièrement consacrée aux mécanismes de prévention à mettre en place pour permettre à ces usagers de limiter les risques liés à la consommation de ces drogues de synthèse. Après un aperçu des projets de prévention en milieux festifs dans la Communauté européenne, l’auteur présente les principes qui ont guidé l’action de l’équipe d’intervenants de Canal J . Ceux-ci témoignent de la volonté de respecter les jeunes et de les approcher prudemment. Il ne s’agit nullement de proposer des messages de dramatisation dans le but de décourager ces consommations mais bien davantage de donner aux jeunes un maximum d’information sur les produits consommés: leur composition, leurs effets tant positifs que négatifs ainsi que les risques encourus. L’équipe s’attache aussi à offrir aux jeunes un espace de rencontre et d’écoute qui leur permet d’exprimer leur vécu, lié de près ou de loin à ces consommations.
Première rencontre (extrait)
Quatre ans se sont passés et chacun de nous a toujours en mémoire cette première fois où nous avons franchi la porte d’un de ces temples de la house music.
C’était pour nous entrer dans un pays étranger. L’estomac se noue un peu à la perspective d’affronter l’inconnu. Allions-nous être repérés? Serions-nous perçus comme des gendarmes? L’âge serait-il un handicap ou un atout?
Dès l’approche de ces discothèques, le mot méga s’impose: des parkings dignes des hypermarchés, des projecteurs dont les faisceaux trouent la nuit, des néons multicolores qui appellent les clients. Une file s’allonge à l’extérieur, les jeunes attendent sagement de pouvoir pénétrer dans le ‘temple’. L’entrée elle-même est imposante, gardée par des ‘sorteurs’ impressionnants, et pas toujours sympathiques. L’organisation elle-même étonne par son ampleur: un guichet où il faut accepter de se laisser photographier, où votre carte d’identité est scannée, avant de se voir délivrer une carte magnétique, sésame qui ouvre les portes de la discothèque. Rapidement, votre tête s’imprimera sur un écran vidéo que vérifie un autre préposé. Déjà à ce niveau la technologie s’impose et anticipe le style techno.
L’accès à la première salle amplifie le sentiment de gigantisme: dimension respectable des lieux, immense bar tournant, une fontaine comme celles qui décorent les jardins publics et une nouvelle file de quelques dizaines de mètres pour accéder aux caisses. Aux moments d’affluence, deux caisses permettent aux clients de régler une somme rondelette (10 ou 15 €) pour accéder à l’intérieur. Nouveau sas de contrôle gardé par des ‘sorteurs’ à la carrure respectable, donnant sur un vaste forum et une nouvelle fontaine illuminée. Dès cet instant, des milliers de points lumineux contribuent à accroître ce sentiment d’immensité. Des murs de miroirs prolongent cette sensation de vertige.
Mais déjà cette débauche lumineuse laisse la place à la puissance acoustique. La musique, bien que lointaine, vous envahit par les basses assourdissantes. La salle de danse principale, temple pharaonique, vous attend, vous engloutit. Des milliers de danseurs (1) vous entourent. Les amplificateurs déversent leur flot de décibels. Vous êtes au cœur du mégadancing.
(1) La Bush, par exemple, situé à 10 km de Tournai, 12 km de Lille et 15 km de Courtrai, peut accueillir 6.000 clients.
Un chapitre central du livre est consacré aux outils de prévention que sont les documents d’information, la personne des travailleurs sociaux et les jeunes relais qui ont accompagné ces travailleurs. Il présente ces documents d’information, leur élaboration ainsi que la forme de leur utilisation. Par la plume de l’auteur, l’équipe de Canal J met en évidence combien une telle action suppose la participation des bénéficiaires de celle-ci. C’est pourquoi, la mission des jeunes relais, leur statut et leur cadre de travail sont développés. L’impact des rencontres avec les jeunes ainsi que les conditions de celles-ci au sein de ces mégadancings sont abondamment illustrés.
Les lecteurs seront particulièrement intéressés par la philosophie qui sous-tend ce travail, celle de la réduction des risques . Il s’agit non seulement d’évoquer l’émergence de cette approche, son histoire, mais aussi d’examiner comment elle s’inscrit dans une perspective éducative et même thérapeutique. Aborder les usagers de drogues par le discours de la réduction des risques, c’est présenter tous les effets des produits tant positifs que négatifs et donner également les moyens de réduire ces risques par des informations pertinentes et des rencontres questionnantes.
Les limites de la réduction des risques liés à l’usage de drogues de synthèse alimentent le débat en cours, celui de la libéralisation de la consommation de produits psychotropes. Les propos de l’équipe de Canal J vont cependant au-delà de ce débat en mettant en évidence les effets pervers possibles de ce discours. Dans ce contexte, la question du testing des produits est aussi abordée en comparant les systèmes mis en place dans les pays limitrophes.
Autres risques
Lors de la présentation de son livre à la presse, l’auteur nous rappelait que les jeunes fréquentant les dancings et mégadancings paient un lourd tribut en termes de mortalité à cause des accidents de circulation du dimanche matin. En effet, si les décès dus à une overdose de drogue de synthèse sont très rares, les accidents mortels de roulage sont quant à eux banalement fréquents. Les consommations diverses doivent être incriminées, mais aussi la fatigue, l’excitation provoquée par la musique,…
Tout en s’éloignant d’une approche théorique, l’auteur aborde, par la suite, un concept important dans la rencontre des jeunes, celui de la distance nécessaire à un contact de qualité. Toute l’expérience est relue à la faveur de cette hypothèse. Sont ainsi remises en évidence les conditions d’une rencontre positive et non stigmatisante avec les adeptes de la musique techno. En cherchant continuellement la bonne distance, en jouant sur la relative proximité, les travailleurs se sont donné des repères pour se faire accepter par ces jeunes, pour éviter des réactions de rejets mais aussi pour trouver la place la moins inconfortable possible.
Le dernier chapitre recadre l’action mégadancings dans l’ensemble des missions des équipes en milieu ouvert et de Canal J en particulier. C’est toute la démarche communautaire qui est ainsi illustrée, particulièrement celle qui s’inscrit en termes de promotion de la santé des jeunes. Le développement de nouvelles actions y est ébauché.
En guise de conclusions, l’auteur restitue l’action dans une démarche plus globale. Il interroge les jeunes sur le sens de leur présence au sein de ces mégadancings mais il questionne aussi les travailleurs qui s’y sont investis sur les apports de la démarche, sur les risques qu’ils ont eux-mêmes courus en s’y impliquant. Les coûts de cette action y sont également évalués. Il ne s’agit pas seulement des coûts humains et financiers mais également de ceux des personnes qui s’y sont investies: risques sanitaires, inconforts multiples sans oublier l’abandon d’autres projets au bénéfice de celui-ci.
L’action de la Communauté française Wallonie-Bruxelles
Nicole Maréchal , Ministre de la Santé, nous rappelle à l’occasion de la sortie de cet ouvrage que la Communauté française consacre chaque année environ 50.000.000 F à la prévention des assuétudes via:
– l’information et la formation de relais;
– la réalisations d’études;
– la création d’outils de prévention;
– le recueil de données épidémiologiques.
La Communauté subventionne 12 équipes, dont Canal J et son partenaire sur le projet décrit dans l’ouvrage, Citadelle .
La ministre souligne aussi son engagement en faveur d’une prévention ‘participative, responsabilisante et émancipatrice’, et défend clairement le choix politique d’investir dans la réduction des risques plutôt que dans l’interdiction, totalement inopérante en matière de drogues.
Il essaie aussi d’articuler l’action préventive avec celle d’autres intervenants, les autorités judiciaires et policières. Celles-ci sont particulièrement en relation avec d’autres acteurs de ces mégadancings: les patrons des discothèques.
L’équipe de Canal J y présente enfin ses réflexions sur une approche préventive globale qui inclut l’intervention du législateur. Elle interpelle ainsi les pouvoirs publics qui ont la capacité d’imposer un dispositif préventif au sein de ces discothèques. Un tel dispositif suppose la limitation des nuisances sonores et celle des heures d’ouverture. Il signifie le respect de conditions d’environnement comme la température ambiante, le renouvellement de l’air vicié. Il suppose aussi la création d’espaces de repos et de refroidissement (les fameuses ‘chill out zones’) auxquelles les équipes de prévention auraient accès sans devoir négocier avec les patrons de ces établissements.
La lecture de ce livre devrait convaincre l’ensemble des intervenants auprès des jeunes de la pertinence de la démarche et solliciter ainsi la constitution de nouvelles équipes d’actions préventives au sein de ces lieux d’extase moderne.
VANTHOURNHOUT A., Techno, rêves… et drogues?, Bruxelles, De Boeck & Belin, 2001 (Collection ‘Comprendre’), 224 pages, 425 F.
Cet ouvrage bénéficie du soutien de la Communauté française Wallonie-Bruxelles.