Juillet 2025 Par Julie LUONG Initiatives

À Lyon, patients et professionnels en santé mentale se sont réunis pendant plusieurs mois pour mettre sur pied le spectacle de danse « DS-Déesse », sous la houlette de la chorégraphe Anne Martin, longtemps membre de la compagnie de Pina Bausch. Sur un air de musique folklorique grecque, ce projet participatif questionne de manière sensible la place du corps et du collectif dans le soin psychique.

Dans le 8e arrondissement de Lyon, à quelques encablures du Vinatier – le plus grand hôpital psychiatrique de France après Sainte-Anne (Paris) –, au fond d’une cour intérieure baignée de soleil, un studio de danse accueille chaque lundi après-midi une curieuse compagnie composée d’une quinzaine de danseur.euses amateurs, patient.es et professionnel.les de la santé mentale.

Depuis janvier, la troupe élabore le spectacle qui a été présenté en mai à la Maison de la danse de Lyon. « Enfonce-toi dans de la guimauve, bien molle, bien agréable et un peu collante », suggère lors de l’échauffement Juliette Beauviche, qui assiste la chorégraphe Anne Martin. Ici, la danse est d’abord expérience, sensualité, imagination. « Lors de la première répétition, j’ai demandé aux participants de se présenter et ils n’ont parlé que d’une chose : le fait qu’ils n’étaient pas danseurs, leur incapacité à danser », raconte cette dernière. Car la danse demeure une pratique intimidante, associée à l’idée de discipline, d’excellence, de dépassement de soi, de contrôle du corps. « Pour moi, la danse, c’est un état d’être, affirme Anne Martin. Si ce n’est que de la technique, ça ne m’intéresse pas du tout. »

Exigence artistique

À 72 ans, la danseuse a une carrière prestigieuse derrière elle au sein de la compagnie de la chorégraphe allemande Pina Bausch, considérée comme l’une des figures majeures de la danse contemporaine. Après avoir vu le film documentaire « À l’Intérieur » réalisé par Claire Juge en 2023 à propos d’un projet antérieur, déjà porté par le psychiatre lyonnais Emmanuel Monneron, Anne Martin s’est proposée pour prendre le relais chorégraphique. Responsable du Centre d’activités thérapeutique (CATTP) du pôle Centre rive gauche, une structure ambulatoire rattachée au Vinatier, Emmanuel Monneron, également danseur et chorégraphe, a encore du mal à cacher son enthousiasme : travailler avec Anne Martin, il n’osait pas en rêver.

Il faut dire qu’une telle collaboration, soutenue par le dispositif Éclats d’art –qui  fédère différents acteurs du Vinatier autour d’une dynamique artistique et culturelle –, a de l’étoffe. « Nous travaillons avec une certaine exigence artistique, dans une idée de co-construction et de valorisation du résultat, explique Coline Rogé, responsable de la Ferme du Vinatier, la structure qui met en place la politique culturelle de l’hôpital. À travers Éclats d’art, l’idée est de soutenir les unités dans leur propre projet artistique et de les accompagner sur un plan technique et financier. » Le travail avec des structures partenaires d’envergure comme la Maison de la danse permet par ailleurs d’appuyer l’inclusion dans la cité « et de briser l’autocensure de certains patients face aux lieux culturels ».

Rythme intérieur

Mettre à la danse des personnes qui sont persuadé.es de ne pas savoir danser n’effraie pas Anne Martin, au contraire. « Bien sûr, si l’on considère que la danse, ce n’est que la danse classique, ça ne marche pas, explique-t-elle. On donne à beaucoup de petites filles l’illusion qu’elles pourraient être danseuses étoile alors que peu de personnes sont faites pour ça. Mais on peut être fait pour autre chose ! Tout le monde a le sens du rythme. On a tous en soi un cœur qui bat. C’est ça le rythme. Le problème, c’est que très tôt, on nous demande de ne pas bouger, alors qu’en tant qu’être humain, on est fait pour bouger ! À l’intérieur de nous, nos cellules dansent entre elles… » Pour des personnes qui se sentent souvent « en décalage » avec les autres et la société, renouer avec ce sens du rythme est d’autant plus essentiel.

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Crédit Claire Juge

À partir de son double regard de psychiatre et de danseur, Emmanuel Monneron souligne d’ailleurs que « beaucoup d’angoisses s’expriment par des symptômes corporels ». Au sein du CATTP, il a ainsi mis en place un atelier intitulé « Informer le corps », dans lequel les patients sont invités, à partir d’exercices et d’observations, à informer – et s’informer sur – leur propre corps. Grande absente des approches en santé mentale, la dimension somatique s’avère en effet une puissante ressource. « J’ai remarqué que presque tous les patients sont plus libres avec eux-mêmes que les soignants, qui passent beaucoup par le mental… », commente d’ailleurs Anne Martin. Pour la chorégraphe, l’aînée du groupe de danseur.euses, une patiente qui se décrit elle-même comme « apathique », « capable de rester assise sur sa chaise toute la journée sans bouger », n’est d’ailleurs rien moins qu’une « poésie sur pattes » : « Quand elle est là, ce qu’elle fait est toujours juste, toujours direct. »

Se nourrir les uns les autres

Pendant la répétition, Fabrice, qui hésite et se corrige, répète que « ça va aller », qu’il va « y arriver ». Comme la majorité des participant.es, il n’avait jamais dansé avant. Ingénieur et père de deux enfants, il a décompensé brutalement vers la quarantaine. C’était il y a dix-sept ans. Après plusieurs longs séjours en psychiatrie, il est aujourd’hui pair-aidant au sein du Vinatier. « La pair-aidance porte de l’espoir, nous raconte-t-il lors de la pause. Le message, c’est de dire que vous pouvez mener une vie satisfaisante en fonction de vos propres critères. » Une approche inscrite dans la philosophie du rétablissement, qui envisage le parcours de la personne atteinte de troubles psychiques comme un processus non linéaire visant moins la « guérison » – qui cultive souvent un ressenti d’échec – qu’une qualité de vie retrouvée, un équilibre à cultiver. « Au CATTP, j’anime des groupes de psychoéducation autour du trouble bipolaire, poursuit Fabrice. Au CMP (Centre médico-psychologique), je fais aussi des accompagnements individuels pour aider les personnes à savoir ce qu’elles veulent, de quoi elles ont envie, que ce soit retrouver une petite copine ou un logement. » 

Passionnée par les musiques et danses traditionnelles – aujourd’hui largement absentes de nos quotidiens –, Anne Martin a choisi pour sa chorégraphie un morceau folklorique grecque (« Hasapiko », interprété par le violoniste Jean-Guihen Queyras). S’y ajoutera en cours de route la voix de Ray Charles avec son « Night time is the Right Time », la chanson favorite de l’une des participantes. La chorégraphe a en effet voulu partir des goûts et du langage propre des danseur.euses amateur.es pour construire le spectacle, notamment à partir d’une question simple : qu’est-ce que tu aimes ? Très vite, les réponses ont penché du côté des plaisirs gustatifs, une telle évoquant sa passion pour le pâté en croûte, une autre pour le tiramisu, un troisième pour le gratin dauphinois, une autre encore pour les chocolats Malakoff, une friandise d’Occitanie devenue presque introuvable…

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Crédit Claire Juge

« Il a été beaucoup question de nourriture au cours de ce projet, observe Emmanuel Monneron, lui-même fin pâtissier. Le spectacle énumère d’ailleurs au moins deux recettes de cuisine. Et chacun a apporté beaucoup de gâteaux et de plats fait maison au fil des répétitions. Or prendre la peine de préparer quelque chose, vouloir faire plaisir à travers la nourriture, se nourrir les uns les autres est quelque chose de très personnel et de très intime. » Pour le psychiatre, l’intérêt d’un tel projet réside précisément dans ces à-côtés, davantage que dans un supposé pouvoir thérapeutique de la danse. « Pour moi, la danse est déjà quelque chose de tellement ‘sacré’ qu’en faire un outil de médiation, ce serait vider la pratique de sa substance », estime-t-il.

Se dévoiler

C’est donc par un autre chemin, fait d’interstices et de hors-scène, qu’arrivent les effets bénéfiques, dont des participant.es témoignent. Une patiente a ainsi confié que le spectacle lui avait permis de ressentir de la joie pour la première fois depuis son hospitalisation. Sans compter les effets au niveau collectif et relationnel. « Au cours des répétitions, entre soignants et soignés, il y a des choses qui échappent, qui reviennent, notamment par rapport au tutoiement, observe Emmanuel Monneron. On ne sait pas trop sur quel pied danser ! Il y a les moments où c’est inconfortable et puis il y a les moments où l’on monte sur scène, où l’on s’encourage et là, cela devient une évidence qu’on se tutoie tous. » Une convivialité dont il restera ensuite des traces dans la relation de soin. « Quand je rencontre un patient, on va parler de ses symptômes dépressifs, etc. Mais au fond, c’est quoi sa vie, qui est-il en tant que personne ? », interroge le psychiatre, qui souligne que la chose est plus vraie encore dans l’autre sens.

« Avec ce projet, les patients se rendent compte que les psys et les infirmières ont aussi une famille, qu’on peut faire des gâteaux, qu’on écoute telle ou telle musique… Cela réhumanise : on cesse d’être juste une fonction ou une place. » La recherche s’intéresse d’ailleurs depuis quelques années à ce rôle du dévoilement du soignant dans la relation thérapeutique.  « Qu’est-ce qui se passe quand le soignant s’autorise à dire ‘telle chose que vous me dites me fait penser à cet épisode que j’ai vécu et pour lequel telle ou telle chose m’a aidé’ ? Les études semblent montrer que ce dévoilement de soi renforce la confiance, le lien thérapeutique et la possibilité de collaborer. » Une ouverture qui pourrait aussi soutenir dans leur pratique les professionnel.les de la santé mentale, souvent encombré.es par une aura de perfection et d’invulnérabilité… toutes choses que la danse rappelle que personne ne possède.