Février 2004 Par F. HARIGA Patrick TREFOIS Initiatives

Les premières Assises de la Réduction des Risques liés à l’usage de drogues se sont tenues à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003. Depuis 15 ans, la réduction des risques a fait des avancées et ouvert des chemins pour une approche novatrice, différente, humaniste, des problèmes de santé en général et des problèmes liés à l’usage de drogues en particulier. Dans ce numéro, vous trouverez deux interventions générales des Dr Hariga et Trefois, ainsi que le texte de la Charte de la réduction des risques liés à l’usage de drogues, qui a été présenté lors des assises.
C’est pour faire face aux ravages du sida parmi les usagers de drogues que les premiers programmes de réduction des risques virent le jour il y a plus de 10 ans (programmes d’échange de seringues, opérations Boule-de-Neige, etc.). Au milieu des années ’90, les stratégies de réduction des risques se sont peu à peu élargies à d’autres champs d’action (travail en milieu festif…), à d’autres risques (hépatites, overdose, ‘bad trip’, risques sexuels, etc.) et à d’autres types d’interventions (testing, gestion de ‘bad trip’…).
Si la réduction des risques est à l’heure actuelle considérée comme un des pans majeurs de la politique de santé en matière d’usage de drogues, elle n’en reste pas moins à la merci des incertitudes, notamment politiques: aujourd’hui elle est encore trop peu présente en prison, absente dans le champ sportif, et manque de moyens face à des maladies aussi graves que les hépatites. De plus, le concept, revendiqué par tous, de ‘réduction des risques’ ne fait pas l’unanimité dans sa définition. Le foisonnement des pratiques professionnelles a fait passer le concept de la sphère strictement sanitaire à des domaines aujourd’hui beaucoup plus larges incluant notamment le champ social, au risque d’être récupéré par le sécuritaire.
Ces Assises, organisées par l’asbl Modus Vivendi en collaboration avec l’asbl Question Santé, ont rassemblé près de 200 professionnels de terrain, des usagers de drogues, des acteurs non-spécialisés, des hommes et des femmes engagés dans un combat de santé publique, et ont mis en perspective les actions et les avancées en matière de réduction des risques liés à l’usage de drogues dans notre pays.

Réduction des risques

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une pratique quotidienne des professionnels de santé

Les professionnels de santé sont familiarisés avec le concept de «réduction des risques» (RDR). Quand un médecin soigne un patient diabétique, non encore insulinodépendant, il s’efforce d’équilibrer sa glycémie. Il sait qu’à long terme, le patient risque des complications (comme une cécité, une artériopathie, etc). Le champ de la prévention primaire, celle qui veut empêcher l’apparition de la maladie, est dépassé. Le diabète est là, ne mettant pas encore en danger la vie de la personne; le médecin souhaite en limiter les conséquences dommageables, en tentant d’agir sur les comportements du patient pour réduire les risques que celui-ci court. Il met en place des stratégies de «réduction des risques».
Quand nos enfants font du roller, nous savons que cette pratique entraîne inévitablement des chutes, parfois graves. Bien sûr, une option de prévention extrême serait d’interdire le roller à nos enfants. Mais nous devons tenir compte de l’intérêt de l’enfant, et savoir qu’une interdiction le priverait d’une activité développant ses capacités psychomotrices, sa confiance en lui et en son corps. Nous le priverions aussi d’un plaisir et d’une activité favorable à sa socialisation et à son intégration parmi ses pairs.
Nous procédons donc à une évaluation des avantages et inconvénients; dans le cas considéré, nous pouvons conclure que le risque d’accident est compensé par le rôle éducatif et social de l’activité. En outre, nous pouvons minimiser le risque (RDR) en imposant à l’enfant d’utiliser des protections adéquates (casque, genouillères, etc). Par cet exemple, nous identifions des dimensions importantes: notre analyse ne doit pas s’arrêter à l’activité présentant un risque; une évaluation du rôle de cette activité dans l’équilibre global de l’individu est nécessaire; une prise de mesures visant à réduire les risques est souvent possible pour atténuer le danger.
Prenons un dernier exemple: nous savons que les accidents de la route font annuellement plus de 2000 morts en Belgique. Si nous voulions faire de la prévention primaire, la mesure la plus efficace serait d’interdire les déplacements sur route. Nous pourrions envisager de manière plus ciblée d’interdire l’usage de la voiture. Ces mesures ne sont pas près d’être acceptées par notre société du fait de leur coût culturel (la voiture étant un objet dont les représentations sont prégnantes) et économique. Nous ne sommes apparemment pas non plus prêts pour des mesures de limitation de la puissance des voitures.
Que nous propose donc la société? Une politique de réduction des risques basée sur la sécurité passive des voitures, sur l’obtention d’un permis de conduire, sur le port de la ceinture de sécurité, etc. On teste aussi le produit «voiture» au cours de «crash tests» pour savoir s’il n’est pas trop dangereux, puis on informe les consommateurs des résultats.
Nous constatons qu’en matière de sécurité routière, on ne tente pas d’éradiquer le risque, on accepte le fait que l’accident puisse survenir et on tente d’en limiter les dommages. On pourrait encore prendre bien des exemples, comme notamment la prévention des accidents de travail. Il ne vient à personne l’idée d’éradiquer les accidents de travail en supprimant le travail; on renforce plutôt, de diverses manières, la sécurité sur le lieu de travail.
En conclusion, on peut affirmer que les stratégies de réduction des risques sont très répandues dans notre environnement.
Les professionnels de santé ont évidemment toujours le souci de faire de la prévention primaire, c’est-à-dire d’empêcher la survenue de la maladie, du comportement dommageable. Mais quand la maladie est là, quand le comportement à risque est acquis, ils ne veulent pas pour autant baisser les bras. Ils se fixent un but complémentaire: limiter les dommages liés à la maladie ou au comportement à risque.
Les stratégies de réduction des risques partent du constat évident que l’éradication de la plupart des maladies et des comportements à risque est illusoire. Elles admettent la réalité que chaque individu est mû aussi par des motivations déraisonnables et par la recherche du plaisir.
L’objectif de santé de la réduction des risques est de rendre le plus improbable possible la survenue d’accidents. La réduction des risques est également basée sur la solidarité: entre malades et non malades, entre conducteurs et non conducteurs de voitures, entre consommateurs et non consommateurs de drogues.
Elle peut aussi se revendiquer de valeurs comme l’autonomie des individus, le respect de leur liberté, la responsabilisation. Bien sûr, chacun véhicule ses idées: des avis dissemblables sont légitimes lorsqu’on parle des valeurs. Mais la réduction des risques ne doit pas s’encombrer de préjugés moraux: le professionnel de santé ne peut se laisser envahir par ses jugements sur les comportements des personnes vis-à-vis desquelles il doit intervenir. Le professionnel de santé doit toujours avoir pour référence sa mission première, sa responsabilité professionnelle et collective; veiller à la santé des personnes dont il a à s’occuper.

Dr Patrick Trefois , Question Santé

Une pratique de santé publique et de promotion de la santé

La réduction des risques, comme le montre le Dr Patrick Trefois , n’est pas une pratique inhabituelle en promotion de la santé ni en santé publique.
La réduction des risques liés à l’usage de drogues, est une pratique qui s’adresse spécifiquement aux consommateurs de drogues. Elle vise à éviter que des personnes, parce qu’elles consomment des produits qu’elles connaissent mal ou qu’elles consomment de manière inappropriée, ne détériorent leur santé. La réduction des risques va à la rencontre de l’usager de drogues, là où il se trouve dans son parcours de consommation, sans jugement sur son comportement de consommation. Elle vise aussi à dé-stigmatiser l’usager de drogues, à changer le regard porté sur lui.

La réduction des risques

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une stratégie de santé

II s’agit d’une démarche de promotion de la santé individuelle, basée sur la responsabilisation de la personne. Elle vise à donner au consommateur de drogues, licite ou illicite, l’information nécessaire et les moyens nécessaires pour réduire les risques.
Il s’agit d’une démarche de santé publique, dans la mesure où elle vise à éviter la propagation de maladies telles le sida ou les hépatites, ou encore qu’un problème de santé ne frappe un groupe important de la population: par exemple les overdoses.
La réduction des risques ne se limite pas à la prévention du sida. La consommation de drogues comporte d’autres risques réductibles: overdoses, risques liés aux relations sexuelles non désirées ou non protégées, «bad trip», sécurité routière, déshydratation par exemple. Et la réduction des risques, c’est aussi la prescription de traitements de substitution, voire d’héroïne dans certains cas.
La réduction des risques s’adresse à tous les consommateurs de drogues. Que sa consommation soit occasionnelle, festive, ou qu’il soit dépendant, tout consommateur est concerné par la réduction des risques.

La réduction des risques

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une démarche participative et de proximité

Elle considère l’usager de drogues comme un partenaire, acteur de sa santé et de celle des autres. Par exemple, à travers les opérations de prévention par les pairs, les opérations boule-de-neige, ce sont les usagers de drogues eux-mêmes qui informent leurs pairs.
Intervenants et usagers de drogues formés, les «jobistes » se rendent sur les lieux-mêmes de vie des consommateurs: en milieu festif, en prison, en rue.

Deux exemples pratiques

Dans l’échange de seringues on va donner une information aux usagers sur les risques infectieux liés aux injections: sida, hépatites, abcès, endocardites, etc. On va aussi distribuer des seringues stériles, et l’ensemble du matériel d’injection (cupules, tampons désinfectants, filtres, eau pour injection), dans des comptoirs d’échange, en rue, ou auprès de pharmaciens. On va enfin organiser le relais des usagers qui le demandent vers des centres de dépistage ou de soins, ou vers des centres spécialisés en toxicomanie.
Second exemple: quand l’équipe mobile de Modus Vivendi intervient en milieu festif, elle donne une information sur les produits, sur les mélanges, sur les risques sexuels, etc. en distribuant des brochures, en tenant un stand d’information où les consommateurs peuvent trouver des réponses à leurs questions. Elle fournit également du matériel de réduction des risques: préservatifs, kits de sniff, voire des seringues. Elle accompagne les personnes en «bad trip».

La réduction des risques

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tolérée plutôt qu’acceptée

Cependant, en dépit de sa pertinence en terme de santé et en dépit d’une certaine reconnaissance, la place de la réduction des risques n’est guère confortée, que ce soit sur le plan légal ou sur le plan des moyens.
En janvier 2001, dans sa «Note politique fédérale relative à la problématique de la drogue», le Gouvernement reconnaît pour la première fois la réduction des risques comme une stratégie, au même titre que la prévention, le traitement et la réhabilitation.
Cependant seules certaines de ses actions, celles visant spécifiquement la prévention du sida, ont été réglementées, et ce, de nombreuses années après leur mise en place. C’est ainsi qu’un arrêté royal donnant un cadre légal à l’échange de seringues ne paraît que 6 ans après l’ouverture du premier comptoir d’échange!
Mais, réglementées ou non, les actions de réduction des risques subissent fréquemment les ingérences du monde judiciaire. Les initiatives de réduction des risques se développent dans un environnement très inconfortable, qui les fragilisent, et ce, au détriment de la santé de la population visée par ces actions.
Ainsi depuis 2002, on a assisté à la remise en question de la pertinence d’une brochure de réduction des risques sur l’usage de la cocaïne, à l’interdiction de tenir un stand d’information avec brochures dans une soirée à Ciney, à l’impossibilité de réaliser des interventions de réduction des risques avec testing de pilules, et dans la plupart des villes où l’échange de seringues se pratiquait parfois de longue date, à une remise en question des principes fondamentaux qui soutiennent ces actions.
D’autre part, les besoins en termes de réduction des risques sont élevés, et les ressources actuelles ne permettent certainement pas de tous les couvrir. Timidement, elle fait ses premiers pas en prison, elle est absente en milieu sportif, elle ne permet pas l’accès au vaccin contre l’hépatite B, elle manque de moyens pour prévenir efficacement les hépatites C, ou pour toucher le plus largement possible les consommateurs de drogues dites «festives».
Et pour terminer puisque la question du caractère potentiellement incitatif brûle les lèvres de toutes les personnes qui doutent de la réduction des risques liés à l’usage de drogues, en réponse je ferai moi aussi une analogie avec les problèmes de sécurité routière. Posez-vous simplement la question suivante: circulez-vous plus rapidement en voiture parce qu’on vous oblige à porter une ceinture de sécurité?
Dr Fabienne Hariga , directrice de l’asbl Modus Vivendi