Sirote un lait russe
Et de sa voix frêle
Trace sa ligne de vie
Du sac à dos entrouvert posé au pied de la chaise, un livre dépasse, laissant entrevoir les premières lettres du titre. N-O-T-E-S. C’est probablement un ouvrage sur la musique car le propriétaire du sac a de sérieuses affinités pour la chanson, joue de la guitare, compose mélodies et paroles, chante avec un timbre de voix fragile reconnaissable entre tous.
N-O-T-E-S… Pourquoi pas la biographie d’un bluesman ou d’un roman sur fond de jazz parsemé de notes bleues? Sauf que ces notes-là sont d’une tout autre espèce. Ce sont celles d’Aurèle Patorni, simple soldat pendant la Première Guerre mondiale. ‘Notes d’un embusqué’ est le récit autobiographique de ses années dans les tranchées, publié pour la première fois en 1919. «C’est mon livre de chevet du moment”, commente Thierry Poucet, chemise rayée et veste polaire grise. La guerre 14-18 le fascine depuis l’enfance. “Chez mon grand-père, il y avait deux gros volumes reliés du journal L’Illustration – sosie du Paris-Match moderne – que j’adorais feuilleter. Et puis un de mes arrière-grand-oncles était une gueule cassée. Cela m’a beaucoup marqué.”
Thierry aussi a livré quelques batailles mais d’un genre différent : avec les mots pour armes, les domaines de la santé publique et de l’éducation populaire comme terrains de manoeuvre et le militantisme social pour ligne de conduite.
Le petit Poucet a grandi à Bruxelles. Son père, romaniste et préfet de discipline dans un grand athénée, aurait bien vu son fils unique entrer à l’Ecole polytechnique. “Pas moi, précise l’intéressé, alors j’ai raté l’examen d’entrée.” Le jeune homme choisit l’Université libre de Bruxelles et entame lui aussi des études de romaniste, qui se révèlent un brin ennuyeuses. Au moment de choisir le thème de son mémoire de seconde licence, il jette son dévolu sur l’humour chez les surréalistes belges, qu’il pressent moins prétentieux que le surréalisme du ‘Pape’ André Breton et de ses excommunications. Il lui préfère principalement les littérateurs du groupe bruxellois, une joyeuse bande soudée autour de Magritte et Scutenaire notamment. «Ce fut l’occasion de rencontrer quelques fraternels et grandioses personnages de notre patrimoine subversif national», se souvient-il. Une embellie dans ces mornes années…
Mais le jeune homme n’a pas l’intention de faire de vieux os dans le monde de l’enseignement. Alors qu’il cherche un moyen de prendre la tangente: la toute nouvelle revue Notre Temps, dont il est rédacteur bénévole, propose de l’embaucher et de lui confier la rubrique ‘société’. Une aubaine! On est en 1974. Le monde de la presse belge est agité de soubresauts contestataires portés par la gauche et l’extrême gauche et plusieurs périodiques indépendants tentent de se faire une place dans le paysage. La fibre militante de Thierry vibre au son de ces idéologies égalitaires. Il veut participer aux débats.
Quarante ans après les faits, il s’amuse encore de ce ‘détournement de carrière inattendu’ qui l’a d’abord mené vers le journalisme non conformiste et de critique sociale, avant de le confronter à ce qui deviendra son coeur de métier : le journalisme spécialisé dans les questions médicales et de santé publique. Placé devant un choix obligatoire à l’époque, service militaire ou l’objection de conscience, il n’hésite pas un instant!
«Je suis le produit d’une culture inculquée par le GERM»
C’est au sein du GERM (Groupe d’étude pour une réforme de la médecine) que Thierry Poucet a fait ses premiers pas en tant que journaliste médical. Un passage qu’il n’est pas prêt d’oublier tant celui-ci a façonné son esprit et sa plume. “L’association m’a engagé pour 22 mois comme objecteur de conscience”, détaille-t-il. “J’étais responsable des publications, ce qui consistait à sortir un dossier thématique et un bulletin d’actualité par mois.”
Séduit par les idéaux de ce club de réflexion oeuvrant pour le partage du pouvoir de décision médicale avec les patients et l’association des citoyens aux grands choix d’orientation de politique de santé, l’apprenti journaliste plonge tête baissée dans “le microcosme entraînant de la dissidence (para)médicale” qui brasse des idées progressistes sur la santé et l’organisation des soins.
Dans ce groupe composite réunissant soignants de tous horizons, gestionnaires d’hôpitaux, professeurs de santé publique, enseignants de nursing et non-professionnels du secteur issus de toute la Belgique, Thierry s’épanouit comme jamais. Tant et si bien qu’il y reste une douzaine d’années de plus que prévu, en qualité de salarié. “J’étais celui qui traduisait les débats en articles. La sécurité sociale, les accidents de la route, l’Ordre des médecins… J’en ai écrit des monographies!”.
Devenu activiste parmi les activistes du GERM, il assiste aux débuts de la médecine de groupe et à la naissance des premières maisons médicales à Bruxelles dans les années 70. “Il y avait là des brèches dans lesquelles nous engouffrer. Vers Anvers, un groupe de médecins maoïstes faisait des consultations gratuites pour que les patients n’aient pas à payer le ticket modérateur. Ce genre d’initiatives nous intéressaient beaucoup car elles contraient la logique du paiement à l’acte défendue par l’Ordre des médecins.’
Au GERM, Thierry Poucet jouit d’une exceptionnelle liberté éditoriale et de ton. “Moi qui me suis toujours senti comme un électron libre, j’étais vraiment dans mon élément là-bas.” Pourtant il finit par quitter le navire à la fin des années 80. “Les piliers du mouvement vieillissaient”, explique-t-il. “Nous portions trop de causes à cette époque et avions concentré tellement d’opposition. Je suis parti sans attendre la dernière minute, celle où tout s’écroule.”
S’ensuit une année éprouvante sur le plan professionnel. Engagé par l’Association Contre le Cancer (ACC) pour évaluer une campagne de prévention, Thierry n’y reste qu’un an. Le directeur et lui n’étaient pas vraiment sur la même longueur d’onde mais “sachant que j’avais quatre enfants, il a eu le chic de me licencier anticipativement. Ce qui m’a permis en réalité de rebondir vers de plus riches opportunités.’
Renouer avec l’écriture
A quel moment précisément s’est-il pris au jeu des haïkus? Il ne sait plus vraiment. “Un jour j’ai eu le déclic et j’ai acheté un recueil d’haïkus francophones avec de petites explications. C’est mon côté jeu-de-motiste compulsif.” Il a écrit un de ces petits poèmes japonais en dix-sept syllabes au lendemain des attentats manqués dans le Thalys en novembre 2015.
Les Thalys ronflent
un piano Gare du Nord
des touches de paix…
“Le style fut codifié au XVIe siècle par un moine pèlerin prénommé Bashô avec un nombre imposé de syllabes par ligne : 5-5-7 ou 5-7-5”, reprend-il. “Parfois une syllabe te pose problème et tu cherches pendant des heures. J’avais du mal avec les ‘e’ muets ou non muets. Une de mes filles, qui avait fait des humanités théâtrales, m’a pas mal aidé.’
Il y a haïkus et haïkus. Ceux qui sonnent et les autres. Ceux de Thierry Poucet ont fini par composer un recueil à l’élégante couverture noire édité à compte d’auteur en 2008, illustré par son fils Denis, personnellement préfacé et distribué à la famille, aux amis. Une grande satisfaction arrive quatre ans plus tard quand il est accepté pour une résidence d’auteurs à Montréal pour écrire et échanger avec d’autres haïkistes.
Ecrire. Thierry ne s’en est jamais lassé et pense qu’il ne s’en lassera jamais. Le livre sur l’environnement qu’il a rédigé en 1991 à la demande de l’asbl F.E.C, association d’éducation populaire, est l’une de ses plus grandes fiertés professionnelles. “C’était juste avant le sommet de Rio sur le climat. Il s’agissait de déniaiser les grands problèmes d’environnement à ce temps zéro en décodant les chiffres, les catastrophes, les négociations. C’était le bon moment car toutes les données étaient disponibles. J’y ai investi beaucoup de mes agitations et de ma culture autour des questions d’environnement. C’était un travail sur le fond mais aussi sur la forme pour rendre tout ceci accessible et utile aux professeurs du secondaire. Cela m’a pris cinq mois.”
Le livre Intitulé ‘L’environnement le comprendre pour le reconstruire’, préfacé par Riccardo Petrella, est d’abord édité à 4000 exemplaires par EVO et Chronique Sociale. Un nouveau tirage est effectué quelques mois plus tard. “Je crois que l’ouvrage est devenu une référence”, glisse humblement son auteur.
Thierry Poucet entre au service presse de la Mutualité socialiste juste après. A l’époque, l’institution édite à 450.000 exemplaires pour ses affiliés wallons un mensuel intitulé ‘La santé et les jours’. Puis de nouvelles publications voient le jour.
‘Renouer’, par exemple, autre mensuel à destination des médecins, dentistes, pharmaciens mais aussi au service des associations, dont Thierry est le rédacteur en chef et qui a pour ambition de favoriser la compréhension entre l’univers mutualiste et les professionnels de santé. Le premier numéro sort en 1993. ‘Un calumet de la paix”, se souvient Thierry Poucet. Les mutuelles étaient alors très critiquées par les médecins. Transmettre les positions de la mutualité sur les questions d’actualité les plus sensibles ou les plus importantes, fournir des éclairages sur certains aspects du système de santé et d’assurance maladie, ouvrir des débats : Thierry Poucet s’y emploie pendant près de 17 ans. “Je faisais à peu près tout tout seul, entouré de quelques journalistes indépendants de confiance. Il fallait savoir écrire bien sûr mais aussi polémiquer sans tomber dans la caricature et savoir s’arrêter.”
Très attaché à son indépendance, il ne déroge pas à la règle qu’il s’est fixé : choisir lui-même les thèmes de ses articles. Cela vaut aussi du reste pour les chroniques santé qu’il anime pendant cinq ans sur les ondes de la radio publique ‘Tenir cette rubrique radiophonique de quelques minutes à l’heure du déjeuner m’a profondément amusé, dommage que cela n’existe plus.’ Il avoue sans ambage avoir surtout écrit des dossiers santé sur l’un ou l’autre sujet qui pouvait le toucher personnellement. Mais toujours avec le souci de défendre des messages d’humanité.
Coup d’oeil rapide à nos montres. “J’ai une répétition de chorale tout à l’heure, que je ne peux pas rater”, s’excuse Thierry. Depuis qu’il a pris sa retraite il y a quatre ans, il se fait un plaisir de retrouver chaque semaine une bonne trentaine d’autres choristes et une cheffe de choeur “passionnée et passionnante” pour chanter un répertoire très éclectique de chansons aussi bien créoles que d’artistes connus : Lhasa, Camille, Zazie, etc.
Il y aurait encore tant de sujets à creuser pour reconstituer le puzzle Thierry Poucet. Sa participation à la revue Politique ‘possible maintenant que je suis à la retraite’ ou encore ses années passées à la présidence de l’asbl Infor Drogues. “Quand le président précédent a quitté ses fonctions il y a 13 ans, personne ne voulait prendre sa suite. J’ai accepté pour que l’association continue d’exister parce qu’elle est nécessaire dans le paysage local de la promotion de la santé.”
L’appel de la chorale se fait de plus en plus pressant. “Une dernière chose : si vous aviez une baguette magique, à quoi vous servirait-elle?” Il hésite, réfléchit, sourit. “Je vais écrire un haïku”, propose-t-il.
Magique baguette
qu’en faire mes chers amis ?
l’envers de tout enfer !
Boisson chaude composée d’un expresso, de lait chaud et de mousse de lait.