Depuis une vingtaine d’années, les experts en toxicomanies sont assez d’accord pour se rallier au modèle explicatif développé par Helen Nowlis (1) aux Etats-Unis concernant les phénomènes d’usage de drogues.
Selon ce modèle, l’usage de drogues voire la toxicomanie reposent sur une triade «produit-personne-environnement». Ainsi, la toxicomanie est la résultante de la rencontre entre un individu (avec son histoire et sa manière d’être au monde, son identité, son statut, etc.) et un produit (avec ses caractéristiques propres, son cadre légal, etc.) dans un environnement/contexte donné (la société, la ville, le quartier, la famille,… mais aussi la culture relative aux produits en question). Ces trois pôles sont en interaction constante; si l’on néglige un des trois pôles, on aboutit à une lecture faussée d’un phénomène particulièrement complexe.
L’évolution du traitement de la thématique drogue au cours des 30 dernières années peut apporter un éclairage intéressant à l’approche du dopage, qui est devenu un enjeu majeur de la pratique sportive.
Un (trop) rapide tableau
D’abord, les spécialistes et le public se sont focalisés sur les produits, ces poisons d’où vient le Mal. Conséquence: apparition du mythe de l’éradication des drogues, de la guerre à la drogue, avec un idéal d’abstinence et des croisades de redressement moral dignes de la grande époque de la prohibition.
Ensuite, on a ajouté l’individu dans l’analyse. Le drogué est devenu le bouc émissaire par excellence, un individu suscitant à la fois répulsion et fascination (voir la figure emblématique du «junkie», Christiane F., etc.). Le drogué, c’est l’autre, et certains veulent à n’importe quel prix le soigner, lui faire suivre des cures, le rééduquer (communautés thérapeutiques hard, par exemple ou encore lobotomies), d’autres veulent le punir, l’enfermer, l’exécuter. Le drogué, criminel et/ou malade! Les plus respectueux se sont centrés sur les rapports entre le toxicomane et la drogue (la psychanalyse par exemple), sur l’usage de drogues comme rite d’initiation à l’adolescence ou encore comme conduite ordalique, etc.
Enfin, on a introduit la dimension du contexte.
Contexte socioculturel d’abord: cultures, représentations, inconscient collectif par rapport aux drogues, notion de plaisir, attrait du fruit défendu,… mais aussi pressions de la société (mythes de l’homme moderne: performance, beauté, jeunesse,…), avoir et paraître, etc.
Contexte géopolitique aussi: rapports nord-sud, économies parallèles et narcotrafic, etc.
J’arrête là la présentation de cette grille de lecture de l’évolution des regards sur le phénomène des drogues pour en arriver au dopage.
Que peut-on tirer de nos démêlés avec les drogues qui soit utile pour une approche nouvelle du dopage?
Ne sommes-nous pas en train de suivre la même évolution?
La focalisation exclusive sur le produit
On s’interroge finalement peu sur le contexte et les individus. En caricaturant, on pourrait dire que l’on est aujourd’hui en train de se préparer (par respect des conventions internationales?) à une nouvelle guerre contre d’autres produits (les produits dopants). Guerre qui va mobiliser des légions de policiers ou assimilés pour détecter, inspecter, saisir les produits interdits sur fond d’hygiénisme (le sportif consomme des produits sains pour maintenir un corps sain – obligation morale). Les commissions d’évaluation et de contrôle vont se multiplier et les laboratoires d’analyse toucher le jackpot. On va créer des infrastructures et de l’emploi. Le monde scientifique et surtout médical apportera la caution scientifique à l’entreprise: une nouvelle guerre menée au nom de la santé.
Les individus
Pour le moment, dans les affaires de dopage, on ne parle quasi exclusivement que des sportifs professionnels: monde qui est assez éloigné de la plupart d’entre nous. Ces problèmes de dopage concernent donc une catégorie de public très limitée, nous y reviendrons.
Pour le reste de la population pratiquant le sport on sait peu de choses. Le sport amateur est aussi touché (cyclisme, pratique de la musculation, etc.) de façon très variable (sport pratiqué seul, sport pratiqué en club).
Quel sort réservera-t-on, dans le cadre non professionnel, aux sportifs amateurs qui recourent aux produits dopants? Rouvrira-t-on une nouvelle guerre aux drogués avec ses prisons, ses exclusions, ses stigmatisations? Il semble que non, mais tout cela n’amplifiera-t-il pas l’attrait pour la consommation et sa résultante le trafic des produits prohibés? N’oublions pas que la prohibition garantit la rentabilité des trafics!
Le contexte
On nous parle des sportifs sans faire de distinction entre les amateurs et les professionnels. Or, il n’est que de voir le coût des transferts dans certains sports, les gains faramineux de certains professionnels et de certains clubs, les droits de télévision exorbitants, etc. pour se convaincre du gouffre qui sépare les professionnels des citoyens qui comme vous et moi pratiquent occasionnellement ou régulièrement un sport. Il me semble donc fondamental dans l’analyse de prendre en compte ces différences.
Concernant les amateurs, il y a certainement un travail éducatif à faire mais qui doit s’inscrire dans des approches connues:
-parler avec clarté de tous les produits (tant les substances légales comme l’alcool qu’illégales comme le cannabis, les produits dopants, etc.);
-développer les compétences personnelles (esprit critique, capacité de construire des relations satisfaisantes avec les autres, valorisation de l’image de soi, confiance…);
-faire le lien dans les approches entre les drogues illégales, les drogues légales, les produits dopants, les produits amaigrissants, les autres formes de dépendance; etc.
-élargir la question. Ainsi par exemple, soutenir les éducateurs dans la gestion de la ‘3e mi-temps’ (avec conduite de véhicule à la clé) serait peut-être plus utile que la nouvelle guerre que l’on est peut-être en train de construire en voulant bien faire.
Donc, concernant les sportifs amateurs, oui pour une politique de promotion de la santé à l’égard du recours aux produits dopants mais dans une approche globale, intersectorielle et nuancée. Relancer un véritable mouvement d’éducation prenant en compte et préservant la dimension de reliance de la pratique sportive (2) .
Et les sportifs professionnels?
Il me semble important de différencier les choses et d’analyser le contexte.
Bien sûr, l’idéal olympique prend un sacré coup de déprime lorsqu’on découvre que les héros du stade, porteurs de valeurs dont nous rêvons tous (l’athlète doué, le gagnant, le corps superbe et maîtrisé, etc.) doivent par moment leur gloire à des tricheries sous forme d’ingestion de pilules et d’injections de potions magiques.
Le premier réflexe est bien sûr de vouloir supprimer ce qui trouble notre idéal, nos représentations: éradiquons les produits, punissons les sportifs indignes. Retrouvons le paradis perdu du noble affrontement, de l’éthique de loyauté, de la cordialité et de l’amitié virile entre les champions. C’est hélas, me semble-t-il, comme pour les drogues illicites, une guerre perdue d’avance.
L’ingéniosité et la créativité des intéressés auront toujours une longueur d’avance sur les textes légaux prohibant les substances dopantes. Foin de nos idéaux.
Par contre, l’analyse du contexte fait apparaître d’autres éléments que l’on connaît mais sur lesquels on ne s’attarde pas assez.
Dans le sport professionnel, ce ne sont pas, in fine, les produits qui sont la cause du problème mais bien deux autres drogues redoutables: l’argent et la gloire.
Or, les sportifs professionnels sont des individus responsables tout comme n’importe quels autres citoyens. Ils ont fait choix d’un métier et de ses conditions. Ces conditions sont extrêmement dures car aux exigences sportives qui leur sont réclamées, s’ajoutent la pression financière et la compétition à outrance, le devoir de victoire.
Le problème du dopage est connu de tous et relève dès lors du libre arbitre de chacun. Certains se doperont sans limites, d’autres seront plus prudents, d’autres encore s’abstiendront. Il en va des sportifs professionnels comme de chacun d’entre nous finalement. Il leur faut choisir.
Comme le disait Jean-Francois Lauwens : « Le monde du sport charrie des idéaux de pureté , d’équité et de gratuité qu’il est le premier à transgresser , que ce soit par la corruption , le dopage et l’instauration d’un capitalisme sauvage où les riches sont toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres . Certains ont proposé qu’à l’instar de ce qui se passe dans les sports américains , on laisse tomber l’hypocrisie sur toutes ces matières et que le sport ne soit plus qu’un spectacle (3).»
Faut-il dès lors consacrer des sommes faramineuses pour tenter d’assainir en vain le monde du sport professionnel qu’on appelle aussi le sport spectacle, qui est un créneau économique et financier comme un autre et qui se soucie bien peu des lois?
Ma réponse est non. S’il fallait proposer un choix politique en matière de promotion de la santé et au vu des moyens limités de la Communauté française, ce serait celui de se centrer sur les citoyens, sportifs amateurs, jeunes et adultes. Il serait assez révoltant de voir que les budgets sont avalés, en pure perte, pour mener une guerre contre des gens parfaitement lucides quant à leur choix de vie au détriment des actions à mener à l’égard des citoyens dits normaux qu’il est possible d’aider à se réaliser à travers une pratique ‘intelligente’ du sport.
Pour terminer, je ne résiste pas au plaisir de reprendre cette réflexion de Claude Javeau publiée dans le Journal des procès (4): « Comment empêcher la violence et les injures racistes sur les stades de football ? C’est bien simple , il faut interdire le football . Le football est dangereux pour la santé physique , il cause des cirrhoses du foie . Il est dangereux aussi pour la santé mentale , il rend les amateurs hargneux , agressifs , imperméables à toute critique , et les pousse à se déguiser comme au cirque . Toutes choses qu’on ne risque guère en fumant du cannabis . Quand se rendra – t – on à l’évidence que , sous nos cieux , les deux drogues les plus dangereuses sont la bagnole et le ‘foute’ et que si l’on veut protéger la santé de nos concitoyens , c’est de ce côté – là qu’il faudrait sévir ? Et lourdement .»
Philippe Bastin
(1) Dr Helen Nowlis, «La drogue démythifiée», UNESCO, Paris, 1975, 95 pages. Le Dr Olievenstein a largement contribué à propager cette approche adoptée par la majorité des experts et instances officielles.
(2) Le concept de reliance a été élaboré par Marcel Bolle de Bal, professeur de sociologie à l’ULB, comme réponse au phénomène de «déliance sociale». Cette déliance peut se décliner sous différentes formes: socio-économique, socioculturelle, socio-psychologique, etc. Concept notamment exposé dans «Ecouter la vie – Ecoute la mort» Actes d’un colloque organisé par Télé-Accueil en 1984.
(3) Lauwens, J.-F., Un nouveau départ pour le monde du sport, in Le Soir, 6 mars 2001.
(4) Le Journal des Procès, n° 409, 23 février 2001