Juin 2011 Par Colette BARBIER Initiatives

C’est à Lille que Luc Scheibling est allé à la rencontre de jeunes, de parents et d’éducateurs. De ces rencontres est né un film d’animation sur le malaise des jeunes, intitulé «J’ai deux trois petites choses à vous dire!». Au cœur du malaise, le besoin d’écoute et de parole des jeunes, ainsi que les effets néfastes qu’engendrent les peurs des adultes pour leurs enfants et la surprotection qui en découle. Instituteur spécialisé et musicien à la base, Luc Scheibling est, depuis toujours, sensible au thème des exclus.
En 1998, il rencontrait David, un jeune Chilien adopté, en difficulté, à qui il proposa d’écrire une chanson sur son histoire. L’impact de cette chanson sur David, mais aussi sur ses parents adoptifs, fut tel que Luc Scheibling sentit qu’il avait mis le doigt sur quelque chose qui le dépassait. Il avait créé, de manière intuitive, un espace de rencontre et une démarche singulière capables, sous certaines conditions, de produire du changement. Il se mit alors à essayer de comprendre ce qui s’était joué, à formaliser ce «quelque chose» de manière à pouvoir le reproduire, puis éventuellement, dans un deuxième temps, le transférer à d’autres.

Oser la confiance et la parole authentique

C’est ainsi que Luc Scheibling créa en 1999 l’association « Laisse ton empreinte » qu’il définit comme un projet humaniste, vivant, avec des valeurs et une éthique se basant sur l’échange et la rencontre.
Le projet développé par l’association part d’un simple constat: aujourd’hui, dans notre société, et notamment dans les territoires les plus en difficulté, il y a un déficit de parole et de confiance. « Or , sans confiance , il n’y a pas de parole authentique , et sans parole authentique , il n’y a pas de changement possible , constate Luc Scheibling. Au contraire , on crée de la défiance , du repli , une forme de crispation . Et les préjugés s’installent …»
Entre 2000 et 2002, Luc Scheibling a réalisé près d’une centaine de chansons. Très vite, compte tenu des effets générés et de l’émotion dégagée par ses chansons, des institutions publiques de la région, des professionnels et de nombreux médias se sont intéressés à son travail.
En 2002, ses partenaires institutionnels l’incitèrent à réfléchir aux conditions de transfert de sa démarche originale. Ce qu’il fit avec l’aide de deux femmes venues rejoindre son association: Catherine Carpentier, ethnologue spécialisée dans le récit de vie, et Céline Martineau, spécialisée dans les domaines de la sociologie et de la culture. C’est ainsi que, petit à petit, l’équipe a développé des outils destinés à rendre publiques des thématiques particulières, comme la parentalité, les pratiques alimentaires, l’apprentissage de la vie ensemble et dernièrement, le malaise des jeunes.
Au fil du temps, Luc Scheibling a troqué sa casquette de chanteur contre celle… d’enquêteur. « Je pars enquêter sur un territoire , je vais là où les gens ont envie que j’aille . À partir de là , nous construisons progressivement quelque chose’ autour d’une thématique généralement large , comme c’est le cas pour le malaise des jeunes . Nous transformons ensuite tout ça en outil pédagogique . À travers notre travail , nous montrons que personne n’a de solution , mais que nous pouvons produire ensemble de l’intelligence collective et des pistes de réflexion qui permettent d’avancer

Une réponse à une demande pressante

Le documentaire sur le malaise des jeunes est né d’un besoin de parents et de travailleurs sociaux. « Après avoir réalisé et présenté un travail sur la parentalité pour la ville de Roubaix , de nombreux parents nous ont parlé des difficultés qu’ils rencontraient avec leurs adolescents . Beaucoup de travailleurs sociaux nous ont également fait part de leurs inquiétudes à ce sujet . C’est ainsi que la mairie de Roubaix nous a demandé de prolonger notre travail sur la parentalité , mais en mettant cette fois l’accent sur le malaise des jeunes
Pour mener son enquête, Luc Scheibling s’est rendu sur le terrain, vierge de toute influence, sans même passer par une librairie pour s’instruire sur la problématique du malaise des jeunes. Il a d’abord recueilli les témoignages de 45 professionnels (assistants sociaux, psychologues, infirmiers, animateurs de centre sociaux, éducateurs). Il a ensuite rencontré 32 jeunes issus de collèges, de centres sociaux et de clubs de prévention. Enfin, 23 parents, principalement des mères, lui ont confié leurs inquiétudes.

Diagnostic

« Ma rencontre avec les professionnels nous a permis d’établir un diagnostic assez fort sur l’effet de groupe , l’enclavement , l’isolement des jeunes , le manque de confiance en eux , raconte le réalisateur. Des questions plus sensibles sur l’histoire des parents immigrés ont aussi fait surface . Généralement , on ne parle pas de l’immigration car il s’agit d’une problématique que l’on ne sait pas aborder sans stigmatiser et qui contient beaucoup de colère et de ressentiment . Dans le film , des animateurs d’origine maghrébine ont pris la parole sur le sujet de l’immigration . C’était très intéressant
Parmi les parents rencontrés, peu de pères se sont manifestés. « Ils restent derrière , se cachent , ont peur . Certains pères m’ont dit avoir honte de ne pas y arriver avec leurs enfants . On voit bien que les mères s’occupent de leurs enfants , tout en étant dans une forme de relation fusionnelle où il y a de la surprotection . Le rôle du père est de couper le cordon , mais il ne parvient plus à le faire ou on ne le laisse plus faire
Voilà qui nous amène au cœur même du malaise des jeunes mis en mots par le film. Celui-ci a fait apparaître de manière frappante que les témoignages des parents, des professionnels et des jeunes se recoupent. Ce qui est plutôt bon signe en matière de recherche de solutions.

Quid du malaise ?

« Les parents veulent le meilleur pour leur enfant , constate le réalisateur. Mais ils sont assaillis par des tas de peurs : peur de la pédophilie , de la violence , de voir leur enfant mal tourner Certains nous ont raconté leur crainte de voir leurs enfants entrer au collège car ils savent que c’est à ce moment là qu’ils vont se mettre à déconner . La télé est aussi très anxiogène . Résultat : les parents ne lâchent pas leurs enfants tant qu’ils sont petits . Quand ils entrent au collège , ces préadolescents ne sont pas dégourdis et manquent de confiance en eux . Pour se rassurer , ils entrent dans un groupe …»
De leur côté, et on pourrait y voir un paradoxe, les jeunes estiment que les adultes ne sont pas suffisamment attentifs et ne les protègent pas assez. Mais ils expriment aussi leur besoin de ne pas être surprotégés par eux. Luc Scheibling fait bien la différence entre la protection et la surprotection. « La protection , c’est essayer de voir , de comprendre ce qui ne va pas pour y remédier ; c’est aussi faire en sorte que notre enfant puisse s’outiller pour faire face aux obstacles qu’il rencontre . La surprotection , c’est faire les choses à la place du jeune parce que , en tant que parents , on trouve le monde tellement flippant et les autres tellement méchants . En agissant de la sorte , les adultes coupent les ailes des enfants
Les ados demandent aussi aux adultes de leur montrer l’exemple et expriment leur besoin de règles pour éviter de partir en vrille, car la confiance ne suffit pas.
Ainsi, le documentaire aide à prendre conscience d’un processus dans lequel la peur des parents provoque de la surprotection, laquelle entraîne une immaturité et une mauvaise image de soi chez les jeunes. « Au bout du compte , l’adolescent ne va pas bien , il n’a pas confiance en lui . En réaction à cela , il a tendance soit à se replier sur lui même , soit à s’intégrer dans un groupe qui va progressivement l’isoler et qui peut le faire partir à la dérive . Or , pour rendre un enfant responsable et autonome , il faut lui faire confiance . Aussi les jeunes demandent ils aux adultes de leur faire confiance , tout en ne les laissant pas devant des choix qu’ils ne peuvent pas assumer et en ne les mettant pas dans des situations où les tentations sont trop fortes

Créer de l’intelligence collective

Luc Scheibling raconte que la prise de conscience de ce mode de fonctionnement chez les parents, cœur du malaise des jeunes, a encouragé les mamans à agir autrement.
« Elles ont fait l’effort de donner la clé de la maison à leur enfant . Elles l’autorisent à traverser la route , à sortir du quartier sans les accompagner systématiquement et sans être malades d’angoisse . Autant de détails qui permettent de grandir et de se sentir digne de confiance
Si nous avons tous un fond d’anxiété concernant l’avenir de nos enfants, le réalisateur constate qu’il n’y a rien de pire que d’être seul avec cette anxiété et de culpabiliser. « Cela ne permet pas d’avancer d’un pouce et on fait pire que mieux avec ses enfants . L’idée est donc de partager les peurs , les vécus pour produire de l’intelligence collective et une dynamique qui permette d’avancer , de cheminer ensemble dans un premier temps et ensuite individuellement avec nos enfants
Aussi, face à la peur des parents de voir entrer leurs enfants au collège, la question était de savoir comment agir pour qu’ils ne dérapent pas et éviter ainsi les risques de déscolarisation. « La solution consiste à les autonomiser et à les responsabiliser avant l’entrée au collège . Nous avons pris les choses dans l’autre sens
À propos de la responsabilisation, Luc Scheibling insiste sur la nécessité d’interpeller nos jeunes. « Les ados ont besoin d’être interpellés pour se responsabiliser . Surtout , ne pas les victimiser avec des paroles telles que Mon pauvre chéri , tu n’y arrives pas’ , ni être dans le déni et faire comme si tout roulait parce qu’on ne veut pas voir ni savoir . L’interpellation , c’est par exemple leur dire J’ai l’impression que tu es en train de déconner , que tu me racontes des carabistouilles à propos de ce que tu fais avec tes potes . Ne me prends pas pour un con’ . Bref , il faut sortir de la politique de l’autruche

Des mots pour soigner les maux

Tous les jeunes que Luc Scheibling a rencontrés lui ont parlé à cœur ouvert de choses personnelles et d’une manière extrêmement forte. « Ils crèvent de ne pas pouvoir parler . Il y a un manque d’espaces de parole terrible . C’est normal , les ados ont du mal à parler à leurs parents car c’est compliqué à l’adolescence . En même temps , les parents ont des messages à leur faire passer . Ils n’y arrivent pas car soit ils sont dans le conflit , soit ils ont l’impression que leur enfant ne peut rien entendre parce que ça l’angoisse parfois trop fort . Les parents sentent bien que les jeunes ne vont pas bien , mais ils ne savent pas décoder ce qui ne va pas . Pour comprendre leur malaise , il faut des espaces intermédiaires . C’est ce que je représente en tant qu’intervenant extérieur . Les jeunes ont pris la parole que je leur ai tendue . Cela les a aidés à exprimer des choses très fortes qui étaient en fait adressées à leurs parents ou aux adultes qui l’entourent
Colette Barbier
Renseignements complémentaires: Laisse ton empreinte, 187 Boulevard Victor Hugo, 59000 Lille. Site: http://www.laissetonempreinte.fr . Courriel: contact@laissetonempreinte.fr. Tél.: (00 33) 3 20 30 86 56.

Quand des «experts» patinent aussi avec leurs enfants… Ça rassure les parents sur leurs propres compétences!

Le film ‘J’ai deux trois petites choses à vous dire !’ mêle les témoignages réels des jeunes, parents et professionnels et les interventions d’un enquêteur, le Professeur Zoulouck, imaginé par Luc Scheibling pour rendre accessible le message contenu dans son film.
« Il s’agit d’un personnage très important car il s’occupe de la mise en scène et introduit une certaine distance par rapport à des choses choses difficiles à dire et à assumer publiquement . C’est le fil rouge des enquêtes : il construit le discours et vulgarise des notions généralement réservées à des spécialistes . Son côté tête à claques’ fait mouche auprès des parents et des jeunes . Il représente en effet , malgré lui , une certaine posture le donneur de leçons qui consiste à pointer avant tout les faiblesses des autres en prenant soin d’oublier de s’interroger sur ses propres travers . Mais là où le bât blesse , c’est qu’au cours de ses enquêtes , il finit toujours par être rattrapé par ses propres défaillances . Ainsi , bon gré mal gré , il finit par se lancer quelques petits défis personnels . Du coup , il en devient attachant , voire même source d’exemplarité en matière de changement dans le sens où on se dit Si un tel gugusse peut le faire , alors pourquoi pas nous’
Le professeur Zoulouck est supervisé par un second personnage, Charles-Henri Ronceval. « C’est un puits de science , spécialisé en tout , mais qui ne bouge pas de son bureau . Il envoie Zoulouck au charbon . Dans le film , on picote un peu Ronceval par rapport à ses défauts . Au niveau de l’éducation de ses propres enfants , on s’aperçoit qu’il ne réussit pas forcément mieux que les autres parents
Ces deux personnages aident les parents à sortir de la culpabilité et à oser se faire confiance, puisque même les experts rament et se trompent avec leurs enfants…