Paru dans Les échos du logement, n°121, novembre 2017
Alodgî signifie «se loger» ou «loger quelqu’un» en wallon. La Fondation du même nom est née du souhait de créer un ensemble de logements adaptés aux besoins de personnes atteintes de déficiences mentales. Situé au cœur d’Ottignies, cet habitat solidaire inauguré fin 2013, a été créé sur le modèle du Community Land Tust (CLT). Benoit Van Tichelen, psychologue et responsable du Service de Santé Mentale «Entre Mots», est un des initiateurs de ce projet.
SF : Comment Alodgî est-il né? BVT : Le projet a été initié au départ de «Entre mots» qui depuis ses origines accueille notamment des personnes souffrant de troubles psychiatriques chroniques comme la psychose ou la schizophrénie. Au détour de ces traitements, les familles nous ont interpellés à propos de la situation de leurs enfants devenus adultes: malgré le fait que les soins améliorait la vie psychique de ces personnes, leur qualité de vie restait fragile, voire limitée car ils n’avaient accès ni au logement ni au travail. Ce qui restreignait très fort les possibilités d’épanouissement. Les patients qui nous consultent disent d’ailleurs la même chose: ils ont peu de moyens financiers et peinent à accéder à un logement de qualité, singulièrement en Brabant-wallon où son coût est plus élevé.Nous nous sommes interrogés sur notre rôle, en tant qu’organe de santé mentale, sur ces questions qui nous forçaient en quelque sorte à sortir de notre cabinet de consultation. Et nous sommes arrivés à la décision de nous engager en dehors de notre espace de consultation car le logement et le travail sont des déterminants importants de la santé. A partir de là, nous avons monté un groupe de travail rassemblant des personnes souffrant d’un trouble psychique, l’entourage des patients et quelques professionnels. Ce groupe a été accompagné par SAW-B car on s’est bien rendu compte qu’on allait être confronté à des questions financières importantes qui dépassaient nos compétences professionnelles. Le groupe a ainsi établi une déclaration d’intentions qui a été confrontée aux besoins des personnes.Très vite, nous avons remarqué qu’entre notre idée de départ — qui était de créer une grande maison communautaire — et les attentes de notre public, il y avait un fossé énorme. Les patients nous ont dit qu’ils voulaient un logement totalement autonome et indépendant qui ne soit pas connecté. Nous avons également fait le constat que les personnes qui avaient pu quitter leur famille avaient systématiquement bénéficié d’un soutien matériel de proches. Troisième constat: ces personnes étaient régulièrement confrontées à des conditions de logement difficiles (quartier délabré, état du logement,…) ou à des déménagements fréquents impliquant la rupture avec le réseau de soutien informel et le réseau de soins, ce qui ne facilitait pas leur intégration sociale, ni leur équilibre psychique. Pouvaient s’ensuivre des phénomènes de décompensation les conduisant aux urgences et ouvrant la voie à de nouvelles prises en charge sur le plan psychiatrique. Ajoutez cela que dans un logement «classique» — un appartement loué ou acheté en copropriété par exemple — le risque de stigmatisation est très élevé. D’un autre côté, des personnes hébergées dans des centres de soins dont l’état s’améliore restent dans ces structures car ils ne trouvent pas à se loger ailleurs. Or ils n’ont plus forcément besoin de ce type de soins, ce qui bloque des places pour des personnes qui auraient besoin de ces soins.Nous sommes donc arrivés à la conclusion qu’il existait un chainon manquant entre l’offre libérale de logements et les structures d’hébergement intégrant des soins. Notre objectif a donc été de créer pour le public présentant des troubles psychiatriques chroniques des logements individuels tout en maintenant des mécanismes de rencontre et de solidarité à l’intérieur de l’ensemble. Il s’agissait d’entendre ce besoin d’indépendance des personnes tout en évitant leur isolement.SF : Comment s’est passé le montage du projet ? BVT : Un bâtiment était à vendre au centre d’Ottignies depuis longtemps. Il semblait convenir pour le projet que nous souhaitions mettre en place mais nous ne disposions pas de moyens financiers. Nous savions que les familles pourraient intervenir en fonction de leurs moyens et que la Clinique Saint-Pierre ainsi que les Mutualités chrétiennes acceptaient d’investir un montant équivalent. Mais c’était insuffisant pour un projet estimé à 2 millions d’€. A la faveur d’une série de consultations, nous avons décidé de nous orienter vers le modèle du Community Land Trust où la propriété du sol est séparée de celle du bâti. Ce modèle est particulièrement pertinent en Brabant-wallon où le coût du terrain est plus élevé qu’ailleurs, contrairement au coût de la «brique» qui ne connaît pas de grosse différence d’une région à l’autre. Grâce à la mise de départ des parents, de la Clinique Saint-Pierre et des Mutualités chrétiennes (environ 150.000€), nous avons pu signer un compromis de vente. Après cela, nous avons obtenu le soutien du Fonds du Logement et un financement dans le cadre de l’appel à projets «Habitat durable». Nous avons créé la Fondation privée Alodjî pour l’achat du bâtiment qui s’est concrétisé fin 2011. Elle rassemble, outre les partenaires déjà cités, «Entre Mots», les asbl Similes (qui regroupe les proches des personnes souffrant de problèmes psychiatriques) et Psytoyens (association d’usagers de services de psychiatrie) ainsi que l’Agence immobilière sociale du Brabant wallon. L’AIS est un acteur important car elle s’occupe de la gestion immobilière, ce qui n’est pas du tout notre métier.Après rénovation de l’ensemble du bâtiment, la moitié de la surface a été vendue en droits de superficie aux familles ou aux personnes elles-mêmes, la Fondation gardant la propriété de quelques appartements et de l’espace communautaire. Nous avons fait la différence entre l’accès à la propriété et l’accès à l’occupation. Tout le monde à Alodgî peut être propriétaire d’un appartement mais l’occupant, dont le trouble psychiatrique est attesté, doit être apparenté jusqu’au troisième degré au propriétaire. Dans le cas contraire, l’appartement est loué par la Fondation via l’AIS, tout comme les appartements dont elle a la propriété. Une commission de mise en location regroupant des représentants des fondateurs est chargée de sélectionner les candidatures sur la base d’une série de critères définis au préalable. Après quoi, les candidatures sont transmises à l’AIS.SF : Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont les choses s’organisent à l’intérieur de cet habitat ?BVT : Le bâtiment dispose de 11 logements indépendants avec un minimum d’exigences collectives: une réunion des habitants par mois et un contact avec un «veilleur» une fois par semaine. Nous voulions éviter au maximum les contraintes pour privilégier la liberté d’inventer des modalités de vivre ensemble. Le bâtiment comporte un espace communautaire qui vise la perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur.Le système de «veilleurs» est assuré par les assistants sociaux de «Entre Mots». Le rôle du veilleur est d’orienter les habitants de la meilleure façon qui soit: cela peut concerner une personne qui veut se lancer dans une activité sportive ou une autre qui a besoin de soins psychiatriques spécifiques. Les veilleurs interviennent également au niveau des services mis en commun: un lavoir est mis à la disposition des occupants et ce sont les veilleurs qui distribuent les jetons; un bar à soupes s’ouvre une fois par semaine pour les résidents et les personnes extérieures. Et puis, une série d’activités sont organisées dans l’espace communautaire: café social, groupes de parole, cours de yoga, atelier mandala,… L’idée est de créer des occasions de rencontre, de la solidarité,… sans que cela ne soit imposé formellement comme une condition de l’occupation des lieux. Par ailleurs, nous souhaitions vraiment éviter que cet immeuble d’habitations ne se transforme en lieu de soins. Il s’agit d’un espace clairement différencié de «Entre Mots» qui lui est dédié à la santé psychiatrique.SF : Comment appréhendez-vous le ressenti des occupants? BVT : De façon assez étonnante, il y a à la fois peu de contacts entre les personnes et un lien très fort qui les unit. Par exemple, la cohabitation entre locataires et propriétaires est d’un apport précieux. Les propriétaires ont une attention plus grande à l’entretien du bâtiment. Il existe une entraide spontanée entre occupants qui tient notamment à leur volonté de maintenir une bonne image dans le quartier. Au départ du projet, les habitants du quartier ont été un peu méfiants par rapport à l’arrivée de ces nouveaux occupants. La folie inquiète. «Mes enfants pourront-il continuer à aller seuls à la boulangerie du quartier ?» Voici le genre de question qui nous avait été posée. Après coup, on s’aperçoit que la cohabitation fonctionne très bien.On constate également que le projet dispose d’une taille idéale. A 3 ou 4, on est obligé de s’entendre, voire de s’entraider, or nous avons affaire un public qui éprouve des difficultés sur le plan relationnel. Une dizaine d’occupants, cela laisse plus de liberté dans la façon dont les relations s’organisent et en même temps cela permet de représenter un ensemble avec lequel le quartier doit compter. Par exemple, les habitants de Aldogî sont devenus des clients réguliers de la boulangerie dont je vous parlais à l’instant. Ils ont trouvé leur place dans le quartier. Beaucoup de parents étaient inquiets quant à l’avenir de leurs enfants et le projet Alodjî a permis de les apaiser. Des usagers nous ont dit: «enfin je peux vivre dans un endroit où je sais que je vais pouvoir mourir».SF : Fort de bilan positif, est-ce que vous envisagez d’étendre cette expérience? BVT : Nous nous lançons dans un partenariat à trois. L’asbl Familia est propriétaire d’un terrain à Ottignies et souhaite y créer des espaces de réception et de convivialité. La Fondation Alodgî veut proposer entre 14 et 15 logements pour son public. Tandis que la Société de Logements publics «Notre Maison» y construira une vingtaine de logements, une partie à la vente et une autre à la location. La réunion de différents partenaires permets de réaliser des économies d’échelle non négligeables.
Voir également le dossier consacré à ce projet en avril 2014 dans la revue Alter Echos (série Focales) : http://www.alterechos.be/alodgi-un-habitat-solidaire-pour-des-personnes-souffrant-de-troubles-psychiatriques.
SAW-B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises) est une fédération pluraliste d’entreprises d’économie sociale.
Voir à cet égard les articles consacrés au Community Land Trust dans les Echos du Logement 2015-1 (Février 2015) et 117 (Septembre 2016) (Ndlr).