Mars 2010 Par A. LUFIN Initiatives

On ne le dira jamais assez. Soyez prudents. Un coup de rasoir distrait? C’est la coupure, le sang qui coule et la plaie qui s’invite au petit déjeuner. Une balade à vélo sur feuilles mortes et glissantes? Et bardaf, c’est l’embardée avec ses bosses, ses hématomes ou pire encore si l’on tombe sur la tête et dans les pommes. Un caquelon à fondue qui se renverse et c’est la chair qui grésille, la douleur qui crépite et l’ambiance qui refroidit.
Le danger revêt des visages multiples (un chien, un pot de fleur, un joueur de foot) et peut frapper à tout moment.
Face à la menace, la Croix-Rouge, fataliste autant que pragmatique, a, depuis longtemps, choisi son camp: celui des victimes, et ses alliés: vous et moi, témoins potentiels d’un malaise ou d’un accident, que quelques heures de formation transformeront en saint-bernard prêts à réanimer une personne inconsciente, désobstruer une trachée bouchée ou appeler les secours en cas de besoin. Selon le profil (parent, éducateur, employé…) et le lieu (crèche, école, entreprise…), la Croix-Rouge propose des produits à contenu (de l’écharde au choc anaphylactique) et intensité (six, douze, vingt-quatre heures) variables.
Reconnaissons-le: notre vénérable institution dispose là d’un produit en béton. Béton éthique d’abord. Aider autrui, apaiser sa douleur, protéger sa santé, voilà qui participe à des valeurs universelles. Béton médical ensuite. Des premiers secours rapides et efficaces facilitent l’intervention des professionnels et contribuent au mieux-être de la victime. Béton légal enfin puisque «tout citoyen est punissable de ne pas venir en aide à une personne exposée à un péril grave» (Code pénal, article 422 bis) (1). Et puis, moins rationnel, mais plus excitant, il y a le goût du sang et la peur de la mort qui effrayent autant qu’ils captivent, l’impression de fréquenter, le temps d’une formation, le Docteur House, et cette fierté citoyenne autant que légitime de contribuer à un monde sinon moins dangereux, du moins plus sécurisé.
Ajoutons que les premiers secours constituent un quasi monopole de la Croix-Rouge, que les formateurs ne cessent de perfectionner les techniques d’intervention et que les participants s’en retournent ravis et contents. Et l’on comprendra que la Croix-Rouge se soit installée dans ses certitudes, s’assurant du bien-être et de la satisfaction des apprenants (les participants aux formations) et non du bien-être et de la satisfaction des utilisateurs (les mêmes, mais cette fois sur le terrain).
Or, l’un n’est pas l’autre et inversement. Pour preuve, le témoignage de cette jeune femme: « Il y a eu un crash dans ma rue ; c’était costaud ; il y avait des blessés ; je n’ai pas osé intervenir et pourtant , j’ai mon brevet de secouriste .» Ah bon. Ou cette éducatrice clamant haut et fort qu’elle n’hésiterait pas à soigner son propre fils, mais qu’elle y réfléchirait à deux fois avant de soigner le gosse d’une autre.
Deux fois? C’est une fois de trop! Surtout quand les chercheurs confirment ces témoignages. Selon eux, 70 à 75% des témoins d’un accident passent leur chemin sans intervenir. Et le fait d’avoir suivi une formation en secourisme semble peu interférer dans la décision d’intervenir (ou plutôt son absence).
En voilà assez pour troubler notre encéphalogramme. Assez pour percevoir l’urgence de savoir comment cela se passe en cas d’accident, dans les cours de récréation ou sur les bancs publics, au camp scout ou à l’usine. Car il faut bien admettre notre embarras et balayer devant notre ambulance.
Nous disposons de peu d’études quant aux effets de ces formations sur le terrain et quant à l’utilisation des apprentissages par les personnes formées. Étonnant et regrettable. Mais que celui qui n’a jamais omis d’évaluer sa formation nous jette la première seringue…
Forte de cette ignorance, la Croix-Rouge a osé le geste qui sauve et décidé d’évaluer ses formations auprès de ceux qui auraient eu la chance (c’est une façon de parler!) de porter secours à des enfants sur leur lieu de travail. Qu’importent le manque de moyens (humains, financiers, logistiques) et l’absence de repères méthodologiques (cette enquête était une première en son genre, du moins à notre connaissance), nous allions en avoir le cœur net.

Le cadre de l’enquête

Pour définir un champ d’investigation signifiant et réaliste, nous avons posé nos limites sur la table (d’opération) et décidé de cibler une formation précise, le Brevet Européen de Premiers Secours (BEPS) (2), et un public spécifique, les accueillantes temps libre (nous les appellerons ATL), chargées de l’accueil des enfants à l’école.
Cette initiative est dispensée dans le cadre des formations qui sont subventionnées par l’ONE. Notre enquête a concerné 650 personnes, soit toutes les ATL ayant suivi un BEPS en 2007, auxquelles nous avons envoyé un questionnaire à choix multiple d’une trentaine de questions.
Notre questionnement s’est articulé autour de quatre axes: 1) la mise en pratique des connaissances / la gestion des accidents; 2) la gestion du «post accident»; 3) les changements dans la perception de soi; 4) les changements dans les pratiques «hors accident» (modification des habitudes, du matériel, de l’environnement…).
La Croix-Rouge ambitionnait de disposer des données nécessaires pour a) confirmer et / ou modifier la démarche pédagogique; b) confirmer et / ou modifier l’offre de formation en matière de premiers secours; c) envisager si nécessaire des stratégies non formatives (lobbying, sensibilisation des pouvoirs organisateurs…) pour assurer l’application sur le terrain des enseignements de la formation.
La conception et l’élaboration de l’enquête, de même que l’analyse des données, ont été réalisées en collaboration étroite avec un groupe de pilotage composé des coordinatrices pédagogiques des formations, d’une représentante de l’ONE et du Service communautaire «Appui pour l’Éducation pour la Santé» (APES) de l’École de Santé publique de l’Université de Liège.

Les résultats en question

Du rapport final de cent trente pages (3), nous avons extrait quelques résultats significatifs que nous livrons ici accompagnés d’un bref commentaire.

Tableau 1 – Quels problèmes de santé les ATL rencontrent-elles chez les enfants qui leur sont confiés?

Problème

% d’ATL ayant rencontré le problème au moins une fois depuis un an
Bosse 90
Mal de ventre 90
Bleu, hématome 89
Saignement de nez 89
Mal de tête 85
Plaie 83
Fièvre 78

Tableau 2 – Quels problèmes de santé les ATL ne rencontrent-elles pas chez les enfants qui leur sont confiés?

Problème

% d’ATL n’ayant jamais rencontré le problème depuis un an
Électrisation 99
Intoxication 96
Convulsions 93
Obstruction des voies respiratoires 90
Perte de connaissance 87
Problème osseux ou articulaire 75
Brûlure 72

Les personnes interrogées ne rencontrent pratiquement jamais d’intoxication , de convulsions ou d’obstruction . Or , ces sujets constituent l’essentiel du BEPS . Par ailleurs , quoique fréquents , les maux de tête , les bleus ou les petites blessures ne sont pas abordés en formation . Critère de gravité ou critère de fréquence ? Le BEPS a tranché pour le premier , tablant sur la nécessité de prévoir le pire , même si le pire , et c’est heureux , n’arrive que très rarement .

Tableau 3 – Quels problèmes les ATL se sentent-elles capables de gérer?

Problème

% d’ATL se sentant capables de gérer le problème
Saignement de nez 94
Plaie 93
Bleu, bosse 91
Écharde, piqûre d’insecte 83
Brûlure 76
Mal de tête 75
Fièvre 73
Difficultés respiratoires 39
Obstruction des voies respiratoires 34
Perte de connaissance 31
Problème osseux ou articulaire 17
Intoxication 17
Convulsions 11
Électrisation 07

Plus la situation est grave , moins les participants se disent capables de la gérer . Or , la formation est censée les driller pour affronter des situations difficiles . Pourquoi ne passent ils pas à l’acte ? Autre question . Les cas bénins ( et quotidiens ) ne sont pas au menu du BEPS . Or , les personnes interrogées disent pouvoir s’en occuper . Tant mieux , mais d’où proviennent leurs connaissances ?

Tableau 4 – Les conditions matérielles pour soigner un enfant sont-elles réunies?

Conditions

% d’ATL considérant l’acte comme difficile ou impossible
Occuper un local adapté aux soins 72
Consulter le dossier médical 55
Confier les enfants à un autre adulte 48
Utiliser des gants 43

Dans l’ensemble , les résultats sont rassurants . En cas de problème , le téléphone , l’eau courante , les coordonnées d’un médecin sont accessibles à la plupart des ATL . Deux ombres au tableau toutefois : la difficulté de confier les enfants à un adulte en cas de besoin et l’impossibilité pour une majorité d’accéder à un local approprié . Des contraintes qui relèvent de la sphère institutionnelle , mais dont on peut se demander s’ils sont suffisamment pris en compte par les formateurs .

Tableau 4 – Pour quelles raisons, soigner un enfant peut-il s’avérer difficile?

Éléments de difficulté

% d’ATL considérant la raison citée comme source de difficulté (plusieurs réponses possibles)
Le manque de matériel adéquat 57
Le manque de connaissances 42
Le stress des autres enfants 42
Le stress de la victime 33
Le stress de l’intervenant 25
Le stress des autres adultes 18

La difficulté à gérer le stress ( le sien , celui des autres ) constitue sans doute une explication au non passage à l’acte évoqué par ailleurs . Rien de révolutionnaire dans ce constat . Mais une incitation à s’interroger sur l’efficacité des mises en situation proposées par les formateurs . Permettent elles réellement d’apprivoiser le stress , la panique , la nervosité inhérents à toute intervention ?

Tableau 5 – Que souhaitent apprendre les participants à la formation?

% d’ATL souhaitant apprendre à…
Intervenir en cas de problème grave 41
Soigner les petits bobos quotidiens 38
Les deux (intervenir / soigner) 16
Autre (mettre à jour mes connaissances, gérer le stress…) 05

Alors que la Croix Rouge annonce clairement la couleur des matières abordées , les attentes des participants portent tant sur les cas graves que sur les petits bobos . Ces réponses non tranchées voire contradictoires interpellent quant aux motivations des participants , mais aussi quant aux finalités de la formation , à leur communication et à leur appropriation par les ATL .

Tableau 6 – Quels sont les effets de la formation sur la perception des participants par leurs entourage professionnel?

% d’ATL estimant que la formation a amélioré leur image auprès des collègues et de la direction
Je ne sais pas 37
Non 36
Oui, un peu 18
Oui, beaucoup 09

Faible impact de la formation sur la façon dont les personnes formées sont perçues sur le terrain . Cause probable : le manque d’intérêt et de ( re ) connaissance des pouvoirs organisateurs pour la formation comme pour les ATL .

Tableau 7 – Faut-il suivre une procédure en cas de problème grave?

% d’ATL ayant répondu…
À ma connaissance, il n’y a pas de procédure à suivre 38
Je connais la procédure à suivre 38
J’ignore s’il existe une procédure à suivre 24

Une procédure existe t elle ? Varie t elle selon les écoles , les réseaux , les niveaux d’enseignement ? Y a t il des directives quant au transport de la victime ( souvent effectué par les directeurs d’école , alors que la Croix Rouge le déconseille ), quant à l’appel des secours ( quand ? qui …), quant à l’administration de médicaments aux enfants ( effectuée par la moitié des participants à l’enquête , tolérée par Question Santé ou l’ONE , mais pour laquelle la Croix Rouge se montre plus que circonspecte ) ? Autant de questions qui méritent concertation et clarification .

Tableau 8 – Qu’est-il important de faire après un accident auprès des enfants présents?

% des ATL estimant important de… (plusieurs réponses possibles)
Les rassurer 73
Leur donner des explications à propos du problème survenu 50
Leur permettre d’en parler 38
Leur expliquer comment prévenir ce genre de problème 25

Tableau 9 – Et la prévention des accidents?

% des ATL prêtes à participer à une formation «prévention des accidents»
Oui 53
Je ne sais pas 27
Non 20

Les participants marquent peu d’intérêt pour la prévention . Quand c’est le cas , ils évoquent la prévention du « sur accident » ou le besoin de pouvoir « faire face à tout ce qui peut arriver La prévention ( au sens « agir sur les facteurs provoquant l’accident ») n’est certes pas l’objet du BEPS . Mais on peut regretter qu’elle en soit à ce point distante .

Tableau 10 – Quelle est l’opinion des ATL sur la formation?

% d’ATL estimant que la formation s’est avérée utile
Oui, parfois 64
Non, jamais 27
Oui, souvent 09

Ces chiffres somme toute positifs laissent entrevoir la relative , mais réelle satisfaction des participants . Mais comment les interpréter quand ils semblent contredire ( en apparence du moins ) certains résultats ?

La PS au chevet des PS

Pour expliquer ces résultats contrastés et contrariants, nous avons, après analyse, considéré trois angles d’approche:
-l’angle «contenu»: nous verrons que la matière «Premiers soins» porte en elle de réels paradoxes (tensions? contradictions?), entre le médical et le non médical, le réel et le virtuel, l’amateur et le professionnel… qui rendent sa transmission et son apprentissage complexes et aléatoires;
-l’angle «méthode»: en relation avec le point précédent, on montrera que les techniques pédagogiques utilisées lors du BEPS expliquent, en partie du moins, le sentiment d’incapacité des participants à passer à l’acte; ainsi, la mise en situation peut s’avérer une arme à double tranchant entre familiarisation à une situation problématique et «mise en fiction» de la même situation;
-l’angle «participant»: l’identité, le statut, le cadre de travail de l’ATL comportent de nombreux obstacles à l’acquisition et l’application des connaissances transmises par le BEPS.
La question sera moins d’éliminer ces contraintes que d’envisager comment les anticiper et en tenir compte au cours du processus formatif.
Mais n’est-ce pas la stratégie «formation» elle-même qui montre ses limites?
Reconnaissons-le: avec ses airs de star hors de laquelle point de salut, la formation apparaît aujourd’hui comme une panacée universelle (nous assumons ce pléonasme parfaitement justifié dans ce cas). Loin de nous l’idée de contester les vertus de la démarche formative pour améliorer les pratiques, acquérir de nouvelles compétences, se sentir malin et rencontrer des gens sympas. Reconnaissons toutefois que la formation (enfin la «chose» que l’on nomme ainsi, plus proche, dans de nombreux cas, d’une séance d’initiation, d’information ou de sensibilisation) s’impose comme allant de soi sans toujours présenter des preuves de sa validité et de son efficience. La Croix-Rouge, comme d’autres, a entrepris un travail en profondeur dont les changements terminologiques constituent la partie visible, mais où les véritables enjeux concernent les finalités et les stratégies mises en œuvre.
Au seuil de telles (remises en) questions, le cadre conceptuel qui fonde la promotion de la santé et les repères méthodologiques qui l’animent nous sont apparus comme une grille de lecture et d’interprétation performante, dynamique et bienveillante pour structurer notre réflexion et proposer une rénovation substantielle du BEPS, s’appuyant tant sur ses qualités (nombreuses) que sur ses failles (réelles).
Ainsi, nous pourrons autant panser local que penser global, autant apporter de petits soins didactiques ou logistiques que redessiner les objectifs et les modes d’action de l’apprentissage des gestes qui sauvent.

Une conclusion provisoire sous forme de lieux pas si communs

«Poser le problème, c’est déjà le résoudre.» Un sacré cliché que l’on fredonne comme d’autres refrains, dès qu’il s’agit d’évaluation. Eh bien, c’est vrai et cela marche. Comme d’autres vérités que nous avons pu vérifier tout au long de cette enquête que nous vous invitons à méditer en attendant le retour du BEPS le mois prochain dans de nouvelles et palpitantes aventures.
Oui, l’évaluation ne fait souvent que confirmer ce que l’on savait déjà. Tant mieux car énoncer, objectiver, expliquer ce que l’on pressentait rassure et permet un travail de reconstruction, ou de deuil parfois.
Oui, un regard extérieur (double dans notre cas, grâce à l’APES) est nécessaire et bénéfique. Il mettra les pieds dans le plat autant que les yeux en face des trous.
Oui, la mise par écrit et en musique des évidences relevées par le regard extérieur constitue un outil de communication, de partage et d’appropriation essentiel pour tous, décideurs comme opérateurs.
Oui, l’implication des formateurs dès l’entame du processus est vital pour voir-entendre-sentir (4) les résultats et permettre un passage progressif de la précontemplation chère à Rogers au changement cher à initier.
Changement qui améliorera à coup sûr la qualité des formations proposées par la Croix-Rouge, mais qui s’inscrira surtout dans une perspective plus large sous la forme d’une (tentative de) réponse à la question posée en 2001 déjà par P. Doumont et P. Meremans: «La formation de personnes bénévoles aux premiers secours peut-elle s’inscrire dans une perspective d’éducation/promotion de la santé?» (5)
André Lufin , Conseiller pédagogique, Département Action sociale, Croix-Rouge de Belgique

(1) Le lecteur aura relevé le délicieux pléonasme de l’expression ‘péril grave’. En connaissez-vous de légers?
(2) Formation (12 heures) ayant pour objet d’apprendre «à pouvoir agir en cas d’accident, en présence d’une fracture, d’un traumatisme crânien, d’une plaie ou d’une intoxication.»
(3) Toute personne souhaitant obtenir la version intégrale du rapport peut s’adresser à André Lufin, Département Action sociale, Croix-Rouge de Belgique, par mail andre.lufin@redcross-fr.be ou par téléphone au 02 371 33 21.
(4) «Voir-Entendre-Sentir (VES)»: acte essentiel qu’accomplit le secouriste pour vérifier la respiration d’une personne inconsciente.
(5) La formation de personnes bénévoles aux premiers secours peut-elle s’inscrire dans une perspective d’éducation/promotion de la santé? P.Doumont, P.Meremans, novembre 2001, UCL-RESO.