Déjà très allégé dans sa version finale, le Plan Alcool 2014-2018 se proposait de clarifier, entre autres, l’actuelle législation relative à la vente d’alcool aux mineurs et sa publicité, jugée floue et incomplète. L’ensemble est finalement tombé à l’eau, rejeté par les libéraux flamands, sous la pression – sans jeu de mot – aussi du secteur des alcooliers et en particulier du puissant lobby brassicole belge.
C’est peu dire que le rejet du Plan Alcool 2014-2018 visant une politique intégrée de lutte contre l’abus d’alcool dans notre pays – et sur lequel travaillaient depuis des années 22 ministres fédéraux, communautaires et régionaux au sein de la Conférence ministérielle Drogues – a été ressenti comme une gifle.
La ministre fédérale de la Santé publique, Laurette Onkelinx, a aussitôt regretté qu’ «une petite minorité ait préféré suivre les appels enivrants des lobbies de l’alcool plutôt que de prendre ses responsabilités en adoptant ce Plan destiné à diminuer la consommation d’alcool chez les jeunes en particulier». Pointés en sourdine, les ministres libéraux flamands (Open VLD) qui ont refusé de suivre leurs collègues, proposant, comme alternative, d’étudier d’abord la compréhension et l’application du texte sur le terrain, avant d’aller plus loin. La vice-première PS s’est déclarée «choquée» par cette attitude au vu de la surconsommation d’alcool et des décès quotidiens liés à son abus (estimés à 11,8 % du nombre total des décès dans l’Union européenne).
«Le Plan Alcool proposait d’améliorer la prévention, les aides, les investissements dans la recherche et la collecte de données, mais aussi de réaliser plus de contrôles sur l’usage de l’alcool au volant, sur la vente d’alcool et de mener une politique plus proche du terrain» , rappelle-t-elle. Et de juger ces mesures essentielles sachant que l’usage problématique de l’alcool en Belgique est en augmentation de 7% en 2001 à 10% en 2008. Les jeunes de 15 à 24 ans et les garçons en particulier forment un groupe à risque important.
Déjà trois ‘Déclarations conjointes’…
L’échec de ce Plan ambitieux mérite qu’on s’y intéresse d’un peu plus près que s’il était passé comme une simple lettre à la Poste.
Petit retour en arrière dans le temps. Déjà, en mars 2008, le Plan d’Action National Alcool (PANA) avait été une première fois recalé car jugé, à l’époque, «peu concret et pas assez opérationnel». Les chefs de cabinet des sept ministres de la Santé dans notre pays décidèrent alors de travailler sur «des axes stratégiques et politiques précis» . Parallèlement, une Déclaration conjointe sur la politique future en matière d’alcool fut signée quelques jours plus tard mais elle engageait seulement les ministres compétents en matière de santé publique.
Le 25 mars 2010, une nouvelle Déclaration conjointe confirmait la nécessité d’une politique globale et intégrée qui tienne compte à la fois de la demande et de l’offre d’alcool.
Enfin, en 2013, constatant que des efforts politiques spécifiques et supplémentaires étaient nécessaires, «compte tenu de l’impact sur la santé et la société de l’usage nocif de l’alcool» , il était convenu de rédiger un nouveau Plan Alcool pour la période 2014-2018. Celui-ci devait être vu «comme un complément aux initiatives existantes et aux lignes politiques des différentes autorités dans le domaine de l’alcool».
Et ces politiques et actions futures devaient s’inscrire dans l’étroite lignée de celles avancées dans la Stratégie mondiale visant à réduire l’usage nocif de l’alcool (2010) ainsi que du Plan d’action européen 2012-2020 de l’Organisation Mondiale de la Santé. Priorité : diminuer considérablement la morbidité et la mortalité dues à l’usage nocif de l’alcool. Plus précisément, cela implique de diminuer, entre autres, d’ici la fin 2018 de 5% le taux de personnes avec une surconsommation (soit environ 35.000 personnes sur 700.000 individus ayant un usage problématique d’alcool) ou qui s’adonnent au ‘binge drinking’ (1) par rapport à 2013.
Les deux mesures qui ont posé problème
Poursuivant un triple objectif (lire notre encadré), malgré l’absence d’une politique globale concertée en la matière, le Plan Alcool finira par prendre l’eau de toutes parts, allégeant ses ambitions faute d’accord politique. Les travaux ont buté principalement sur deux mesures : la législation en matière de vente d’alcool aux mineurs et l’interdiction de vente d’alcool dans les distributeurs automatiques.
«L’idée de la Cellule Générale de Politique Drogues était de travailler sur la consommation d’alcool qui reste de très loin la principale drogue légale en Belgique» , résume Martin de Duve, directeur de l’asbl Univers santé qui a développé une réelle expertise en promotion de la santé auprès des étudiants et est devenue le centre de référence du projet ‘Jeunes et Alcool’ qu’elle pilote au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Consulté, à l’époque, comme l’ensemble des parties prenantes, il énumère trois explications à propos des nombreuses péripéties qui ont freiné la mise au point du plan et sont à l’origine de son échec. «D’abord, un manque de moyens humains et financiers sur les questions liées à la drogue ou à l’alcool en Belgique. Deuxièmement, une complexité excessive des structures politiques et décisionnelles, avec des tendances politiques différentes. En troisième lieu, un lobby, en particulier brassicole, très puissant qui fait son office en Belgique comme ailleurs. À plus forte raison chez nous, vu l’omniprésence des lobbyistes au niveau européen. N’oublions pas non plus que l’actuel patron de la fédération des brasseurs belges n’est autre que Sven Gatz , ancien député Open-VLD… ».
Reste que ce sont bien les libéraux flamands qui ont bloqué le processus en mettant des conditions qui édulcoraient beaucoup trop ce Plan Alcool au goût de leurs collègues. «Nous aurions été ridicules de faire passer ce Plan sans rien dedans» , considère Fadila Laanan , ministre responsable de la Santé pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui aurait voulu croire que la dimension de santé publique l’aurait emporté sur l’économique. Mais c’est oublier que l’industrie de l’alcool en Belgique est un secteur à fort impact économique. «Certains partis ne sont pas insensibles à cet aspect. Le lobby brassicole ou de l’alcool a gagné, c’est certain» , admet-on également au Service public fédéral Santé publique.
Appel à plus de précision et de clarté
Au fil du temps, ce Plan Alcool s’est donc fortement réduit malgré la volonté au départ de ‘clarifier’ la législation actuelle, y compris en allant jusqu’à interdire la vente d’alcool à tous les mineurs d’âge. «Il est pourtant temps de simplifier et de clarifier parce qu’une législation univoque permet un meilleur travail préventif, et surtout d’être mieux comprise par la population» , relève Martin de Duve.
Aujourd’hui, la vente de boissons alcoolisées est interdite aux jeunes de moins de 16 ans et celle des boissons spiritueuses en-dessous de 18 ans… Alors que ces derniers sont autorisés à boire de la bière ou du vin. Difficile de faire la distinction sur le terrain entre les différentes boissons à base d’alcool, d’autant que les alcopops (2) peuvent être consommés, selon leur contenant, en quantités et volumes d’alcool très variables. «L’industrie a intérêt à maintenir le flou car une loi floue, personne ne la respecte. Les distributeurs automatiques sont aussi une manière de vendre à tout un chacun, sans distinction d’âge» , ajoute le responsable d’Univers santé. Même si ces appareils sont équipés d’un dispositif censé vérifier l’âge des consommateurs, il est facile pour un mineur de se servir de la carte d’identité d’un adulte.
Martin de Duve observe que, dans leur discours officiel, les alcooliers renvoient systématiquement l’image d’un secteur ‘responsable’, soucieux de la santé des jeunes. «Mais, dans leurs pratiques commerciales réelles, c’est exactement l’inverse. Par exemple, peut-on dire de la campagne ‘Trois bacs de bière plus un gratuit’ qu’elle est une pratique commerciale raisonnable? Ce sont aussi des happy-hours, des contrats passés avec les cercles étudiants, offrant une certaine quantité d’alcool de manière gratuite à des soirées arrosées, etc. La liste est malheureusement fort longue».
Réduire l’usage nocif d’alcool, des objectifs louables édulcorés
Ambitieux dans ses objectifs et actions ciblées à mettre en œuvre pour les atteindre, le Plan Alcool 2014-2018 avait pour mission la diminution de l’usage nocif d’alcool en Belgique. Son échec laisse la porte ouverte à l’abus d’alcool et à une consommation problématique dans la population générale et en particulier chez les jeunes.
Poursuivant un triple objectif de santé publique (prévenir les dommages liés à l’alcool; combattre la consommation «inadaptée, excessive, problématique et risquée» ; élaborer une politique orientée vers les groupes cibles et les situations à risques), ce Plan aura capoté sur la question cruciale de la vente d’alcool aux mineurs et son interdiction dans les distributeurs automatiques, certains y voyant une entrave à la ‘liberté individuelle’. En réalité, cette mesure était la dernière d’une série d’autres déjà passées à la trappe, comme l’interdiction de la vente d’alcool dans les Night Shops et sur les autoroutes, les offres promotionnelles temporaires…
Univers santé qui travaille spécifiquement la question de l’alcool chez les jeunes a été consultée sur les mesures à prendre, comme d’autres acteurs de promotion de la santé. Pour Martin de Duve, son directeur, il est capital de mettre l’accent sur la sensibilisation, la prévention et l’éducation.
Une drogue culturellement admise
«Dans une société où l’alcool reste notre drogue culturelle par excellence, il faut éduquer à une consommation responsable, raisonnable, socialement acceptable et acceptée, et cela passe évidemment par l’éducation. Or, depuis longtemps, les efforts sont mis surtout sur la répression. Cette dernière est inefficace si elle n’est pas accompagnée de mesures préventives importantes, alors qu’on sait bien qu’à moyen ou à long terme le plus efficace c’est l’éducation ». Et de préciser, sur base d’une pondération calculée au départ d’une compilation de données entre les budgets de la prévention, ceux de l’industrie publicitaire dans les médias et les politiques répressives, que pour 1 euro investi en prévention, 120 sont consacrés à la répression et 790 à la publicité pour les boissons alcoolisées.
Ce combat inégal montre qu’il est temps de revoir les rapports de force, souligne-t-il.
Par ailleurs, des facteurs structurels ont un impact direct sur les représentations liées à ces comportements, notamment la publicité ciblant les jeunes et les femmes de manière parfois très agressive.
Martin de Duve appelle dès lors à combattre tout ce qui favorise les surconsommations, et donc les consommations problématiques qui modifient la liberté de choix. La publicité en fait évidemment partie. Il appelle à réguler l’ensemble des pratiques commerciales et publicitaires pour l’alcool. «Le débat devrait au moins exister sur l’opportunité d’une telle publicité. C’est le seul psychotrope pour lequel on peut faire de la publicité aujourd’hui: est-ce normal ?» interroge-t-il. Enfin, il serait intéressant aussi de disposer de données systématiques, plus fines et qualitatives, sur les motivations, les représentations, les difficultés sociales, autant de facteurs qui poussent parfois à la surconsommation d’alcool.
Le Plan définitivement enterré ?
Au SPF Santé publique, on se veut malgré tout confiant pour l’avenir. Et d’estimer que la plupart de ces mesures referont surface après les élections du 25 mai prochain. Dans beaucoup de pays où l’on a voulu installer une politique globale et intégrée avec des actions au niveau de l’offre et de la demande, cela a toujours pris un certain temps. «Les esprits doivent changer, la société évoluer. Dans notre pays, c’est la première fois qu’on a eu une discussion à une échelle globale ces derniers mois» , fait observer un haut fonctionnaire.
Interpellée par la députée néerlandophone Nathalie Muylle (CD&V), la ministre Onkelinx a indiqué qu’elle mettra tout en œuvre pour réaliser certaines actions relevant de ses compétences exclusives ou conjointes à ses ministres collègues au niveau santé. L’analyse des dépenses publiques quant à la politique d’alcool, la collecte des données et l’analyse des demandes de traitement se poursuivront. Il importe aussi d’avoir un aperçu de la taille et de la composition de la population de patients ayant un problème d’alcool en traitement chez les médecins généralistes. Des mesures seront encore prises pour sensibiliser et former les professionnels de santé dans le domaine de la consommation d’alcool pendant une courte période avant la grossesse, pendant la grossesse et la période d’allaitement. Par ailleurs, il s’agira de déterminer au mieux les outils nécessaires et les points d’attention à prendre en compte dans le futur.
Interdire toute forme de publicité pour l’alcool
Le point de vue d’un médecin alcoologue
Psychiatre à la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies bientôt retraité mais qui poursuit une activité d’alcoologue en cabinet privé, le Dr Raymond Gueibe voit aussi au travers de l’échec du Plan Alcool qu’il considère «peu audacieux» le puissant lobby des alcooliers.
«Ce plan n’est pas un véritable Plan Alcool. Tant que des mesures drastiques et claires ne seront pas prises au niveau politique, rappelant que l’alcool est effectivement une drogue qui tue nos jeunes, et qu’on ne peut pas faire de publicité pour une drogue, ce ne seront toujours que des mesurettes», tranche-t-il.
Pas question, cependant, d’interdire l’alcool. Toute culture, explique ce médecin, a besoin d’une drogue. Dans le cas de l’alcool, 90 % des Belges en consomment de façon raisonnable. «Mais il est difficile de concevoir que, pour l’alcool et ces drogues qui tuent nos jeunes, on accepte encore d’en faire la publicité ! Si le cannabis était autorisé, en accepterions-nous la publicité ? En France, les alcooliers sont très embêtés par la loi Évin qui réglemente fortement la publicité (3). Mais on continue à prendre son verre de vin et ce n’est pas un souci. Par contre, interdire la publicité pour l’alcool serait une bonne mesure d’éducation pour la santé».
Pouvoir dire à un enfant : «Oui, tu pourras consommer mais à 12 ans, tu es trop jeune, tu attendras encore un peu avant de goûter à l’alcool», lui paraît du simple bon sens. Ce serait d’autant plus facile à faire que l’enfant n’est pas sollicité par les publicités, ajoute ce psychiatre.
Le calice d’amertume
Témoignage d’un résident au Centre d’accueil et de traitement du Solbosch (CATS), lu par le directeur thérapeutique du CATS à l’occasion de l’inauguration des locaux de cette communauté thérapeutique bruxelloise le 17 décembre dernier.
«Je suis un homme inquiet. Un extraterrestre qui en tous lieux cherche sa place. Sans demeure, nomade par force et non par choix, je parcours le monde en quête de la terre promise.
Sur mon chemin, j’ai rencontré l’alcool. Pas celui des poètes, pas celui des fêtes et des festins. Mon alcool est d’abord un remède qui desserre les mâchoires de l’angoisse : elle s’apaise si bien, si vite après quelques verres.
C’est alors un poids qui me tombe des épaules, une croix qui bascule à terre. Quelques verres et me revoilà léger, à une place enfin, à demeure dans le monde. Oh ! Le soulagement, oh ! la délivrance. Rien au monde ne rassérène comme les premiers verres de vin. Et que celui qui me condamne prenne mon mal sur soi avant de me juger !
Après, c’est la douce euphorie, les idées tendres et le temps des amis, des amours. C’est le printemps. L’ivresse légère est une danse. Dans cette ronde, je croise des visages familiers qui m’aiment et que j’aime. La parole se délie: venez toutes et tous, c’est maintenant qu’on peut goûter aux fruits du monde.
Mais hélas bientôt, imperceptiblement mais sûrement, la gravité reprend peu à peu ses droits. Les verres qui suivent la danse sont ceux de la pesanteur. Elle est déjà loin la fantaisie, il est loin déjà le survol des cimes. La terre m’appelle, me rappelle. Je suis lourd comme je bois, lent comme je bois, vite rendu triste autant que je bois.
Dès lors, il n’y a plus de choix possible : il faut s’assommer ! Boire jusqu’à la lie le calice d’amertume. Je suis fait comme un rat saoul, bientôt crevé.
Le néant me convoque alors. Je veux oublier ma vie, mes remords et mes espoirs déçus. Éteindre la lumière de ma conscience. Vite ! Souffler la bougie dans l’espoir que demain ne vienne pas.
Mais l’aube vient à coup sûr et, avec elle, l’addition que le diable me demande de payer comptant. Et l’angoisse, cette sévère maîtresse, m’enserre dans des liens plus serrés que jamais.
L’appel du poison n’est jamais plus fort qu’à ce moment-là : reboire, mais oui, reboire ! Reboire trop et tout de suite pour calmer le furieux animal.
… Et c’est ainsi que se boucle la boucle de la ceinture d’airain que porte votre serviteur, seul au monde.»
(1) Phénomène d’hyper-alcoolisation qui consiste à ingurgiter une quantité énorme d’alcool très rapidement, souvent lors de soirées estudiantines ou de concours visant à établir celui qui sombrera le premier dans l’ivresse.
(2) Une boisson alcoolisée est produite par fermentation (bière, cidre, vin). Une boisson spiritueuse est obtenue par distillation, suivie éventuellement d’une macération ou infusion, et contient minimum 15 % de volume d’alcool. Un alcopops est un soft drink, gazéifié ou non, dans lequel on a ajouté de l’alcool.
(3) La loi Évin du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme en France ne prohibe pas la publicité en faveur des boissons alcooliques mais l’encadre strictement quant à son contenu et à son support, afin de protéger les jeunes des opérations de marketing. Les messages et images ne doivent porter que sur les qualités des produits tels que le degré d’alcool, l’origine, la composition, les moyens de production, les modes de consommation.