Dans un récent article (1) , le Professeur Jean-Paul Sculier , chef de la clinique de cancérologie pulmonaire à l’Institut Bordet écrivait: ‘Quiconque se donne un peu de recul pour examiner le comportement de notre société ne peut qu’être surpris par l’inégalité des mesures qu’elle prend contre les fléaux qui la frappent.’
Principe de précaution
Cancer des poumons, infarctus ou insuffisance respiratoire, le tabac tue chaque année environ 18.000 personnes en Belgique et est responsable de 10 % des années de vie perdues chez l’homme dans notre pays.
La crise de la vache folle, épidémie qui touche le bétail à la base d’une partie de notre alimentation, a touché plusieurs pays européens.
Evaluant le risque d’épidémie pour les populations humaines, les autorités ont décidé à différents niveaux de pouvoir:
– de pratiquer des milliers de tests de dépistage;
– d’abattre tout animal suspect;
– d’interdire la consommation des parties de bœuf à haut risque d’être contaminé;
– de prohiber l’utilisation des farines animales à des fins d’élevage.
Ces mesures ont été prises à titre essentiellement préventif au nom du principe de précaution, quelques personnes étant décédées en Europe de l’encéphalopathie spongiforme bovine.
L’Etat est donc intervenu de façon majeure et très rapide pour l’E.S.B.
Le contraste est frappant avec le tabagisme, les actions entreprises dans ce domaine pour protéger consommateurs et non-consommateurs étant nettement plus discrètes.
Une bonne loi est celle qui est applicable
Certes des lois ont été adoptées, qui vont pour la plupart dans le bon sens, le premier devoir d’un législateur responsable étant de chercher à augmenter la protection de la population.
Evidemment, les mesures répressives sont toujours les premières envisagées, étant les plus faciles à prendre sinon à appliquer et propices aussi à satisfaire les instincts moralisateurs des majorités silencieuses.
Le premier critère auquel on reconnaît une bonne mesure, après qu’elle ait été décidée, est qu’elle est appliquée, donc applicable!
Par exemple, il est logique d’interdire de fumer dans un ascenseur.
Mais qui fera appliquer la loi? Quelle sera la sanction réelle en cas de non-respect?
A défaut d’agents verbalisateurs, les redresseurs de torts s’opposeront aux provocateurs dans des micro-conflits sans intérêt. Sans doute eût-il été préférable de ne pas légiférer ainsi, et de se borner à un message éducatif intelligent à apposer dans les ascenseurs, qui sont des lieux mal ventilés, où certains peuvent se trouver très incommodés alors que la brièveté du trajet n’impose pas aux fumeurs une contrainte excessive.
La majorité des fumeurs(ses) supportent sans trop en souffrir un film d’une heure et demie dans une salle de cinéma. Trente secondes sans tabac dans un ascenseur ne devraient pas être insurmontables…
Il est bon lorsqu’on prend des mesures radicales de tenir compte des limites qu’impose au fumeur sa dépendance, qui sont peut-être liées à la courte demi-vie plasmatique (2 heures) de la nicotine. Si elles tiennent compte de ces contraintes, les interdictions (lieux publics, salles de spectacles, vols de courte durée, etc.) ont du bon.
Elles véhiculent le message que fumer n’est pas la norme et que les pouvoirs publics s’en occupent. Comme la grande majorité des fumeurs ont commencé à fumer pour se conformer à une norme, cela peut être important pour la prévention de valoriser une norme inverse.
Le second critère est qu’une bonne mesure doit atteindre son but sans effets pervers qui puissent en diminuer les bénéfices. Nul n’ignore l’effet incitatif de l’interdiction de la vente de tabac aux mineurs par exemple. A un âge où fumer est vu comme une première transgression initiatique, ajouter une interdiction supplémentaire ne peut que donner plus de prix et d’attrait à cette transgression. Ceci sans imaginer les petits bénéfices que les plus âgés pourraient tirer d’un commerce illicite à la porte des écoles!
L’intervention de l’Etat est-elle légitime?
En réalité la vraie question porte sur la légitimité des politiques préventives mises en œuvre par les pouvoirs publics.
Qu’en est-il de la légitimité des politiques qui fondent un nouveau droit du citoyen à ne pas subir les agressions d’autrui lorsqu’elles sont nocives pour la santé, que ce soit avec certitude ou probabilité? Qu’en est-il de la légitimité des politiques qui viseraient à protéger les citoyens contre eux-mêmes?
D’après Serge Karsenty (2), les trois sources de légitimité de l’Etat intervenant en matière de santé publique sont les suivantes:
– l’existence d’une externalité;
– l’invisibilité du risque;
– l’impossibilité technique d’une protection individuelle contre le risque.
Il y a externalité d’un comportement lorsqu’il y a création d’un avantage ou d’un inconvénient pour un tiers sans échange sur le marché, c’est-à-dire sans pénalisation financière pour celui qui crée une nuisance, ni récompense s’il s’agit d’un bienfait. L’archétype de l’externalité négative est la pollution. Le principe pollueur – payeur représente une internalisation de cet effet.
Le premier effet externe négatif tient au caractère transmissible de certaines maladies.
De même l’échange d’un bien toxique sur un marché ne comporte généralement que le prix du plaisir que le consommateur reconnaît tirer de son bien. La réparation du sinistre est à sa charge ou à celle de la société. Le producteur a créé un effet externe négatif.
L’ impossibilité pour l’immense majorité d’une population de repérer et d’estimer les risques dans l’environnement pour sa santé est contemporain d’un univers technique dans lequel s’accroissent les opacités à l’égard du profane. Prenons le cas des faibles radiations ou celui du tabagisme passif. Il faudra des expertises pointues et coûteuses pour mesurer l’exposition au risque qui, avec la radio-activité faible comme avec le monoxyde de carbone inhalé par les non-fumeurs, ne se sent ni ne se voit.
Il faudra des experts, pour pronostiquer leurs conséquences sur la santé. Leurs prédictions ne seront vérifiées pour un individu particulier , qu’avec un temps de latence mesuré en années ou dizaines d’années entre l’exposition au risque toxique et la détérioration qui lui est imputable.
La plus ancienne norme de légitimité du rôle de l’Etat en matière de santé concerne les conséquences en termes d’organisation sociale des caractéristiques physiques du risque. Il est des situations où seule l’organisation collective protège , indépendamment de la visibilité du risque et même de l’existence d’externalités. En cas d’épidémie, non seulement la réglementation sur les quarantaines ou la façon d’enterrer les morts ne peut venir que de la puissance publique, mais les moyens à mettre en œuvre dépassent techniquement les possibilités individuelles.
En conclusion, au delà de la réaffirmation du devoir de l’Etat d’assurer le droit à la santé de ceux qui sont menacés, soit par les risques invisibles à leurs yeux, soit par les comportements des autres, il semble qu’il soit toujours possible et facile de gagner en liberté ce que l’on perd en solidarité.
L’indifférence au sort d’autrui n’est-elle pas de plus en plus la toile de fond des formes simplistes de la morale de la responsabilité?
«A toi de voir, c’est ton problème» est devenu le leitmotiv des courants éducatifs postmodernes. Ici, le respect formel de la liberté du partenaire se confond souvent confortablement avec le dégagement de toute responsabilité quant aux conséquences de ses actes.
Bref, le débat est ouvert entre les décisions publiques et privées. A chacun d’apporter sa contribution ou son point de vue. Michel Pettiaux , FARES Adresse de l’auteur: rue de la Concorde 56, 1050 Bruxelles.
(1) Carte blanche du journal Le Soir du 12 février 2001
(2) Serge Karsenty, Centre de Recherche en Economie de la Santé , CNRS, 1993