Avec la journée de travail continue et la croissance rapide de leur ville, les Dakarois changent leurs habitudes alimentaires. Les repas en famille sont désormais réservés aux fins de semaine. Les jours ouvrables, matin et midi, on mange dans la rue et à proximité immédiate de son travail, dans des cafétérias populaires.
‘ Un café au lait et une demi – miche de pain beurré ‘, lance à la tenancière de la cafétéria un habitué des lieux. ‘ Avec le crédit d’hier , tu dois payer 400 Fcfa ( 0 , 60 €)!’, répond, souriante, Astou Faye, patronne de ce ‘café trottoir’ situé près du marché Sandaga, en plein centre de Dakar, la capitale sénégalaise. ‘ Un sachet de bissap frais (boisson à base de fleurs d’hibiscus)’, réclame à son tour cet ouvrier pressé.
Depuis les premières heures de la matinée, Astou, regard vif et gestes alertes, s’occupe inlassablement de ses nombreux clients. Celui-ci demande un bout de pain avec du café au lait. Celui-là veut du pain bourré de mayonnaise avec de la viande grillée… Sa cafétéria ne désemplit pas. Sur le trottoir, elle a installé une large table basse et quatre bancs. De vieux pagnes font office de clôture.
Chauffeurs de taxis, policiers, enseignants s’y rencontrent le matin avant de prendre leur service et à midi, au moment de la pause déjeuner. Ils avalent alors à la va-vite un sandwich à 300 Fcfa, qui consiste la plupart du temps en une demi-miche de pain avec des frites accompagnées de poisson ou de viande. ‘ Dans ce bouillonnement quotidien , pas question d’arrêter notre service ‘, souligne Mame Fatou qui tient elle aussi un café trottoir, comme il en existe des centaines à Dakar. Celui de Fatou est situé à deux rues du siège du gouvernement. ‘ À 13 heures , explique-t-elle, c’est la pause dans l’administration et on s’y prépare .’
Pas vraiment le choix
Malgré des conditions d’hygiène parfois douteuses, les cafés trottoir ont la cote chez les Dakarois. Question de moyens, peut-être… Dans les cafés chics classiques où il est de bon ton de manger léger, il faut en effet compter 1.000 Fcfa (1,5 €) pour un modeste café et 1.500 à 2.000 Fcfa pour un simple sandwich. Des tarifs réservés d’office à la jet-set locale qui vient y frimer avec nonchalance aux terrasses.
Les Dakarois n’ont en fait pas vraiment le choix. Depuis que les autorités ont instauré la journée continue, il y a une vingtaine d’années, bon nombre d’entre eux ne peuvent plus prendre leur petit déjeuner et leur déjeuner à la maison. La courte pause déjeuner d’une demi-heure leur donne en effet tout juste le temps de souffler et de se sustenter à proximité immédiate de leur travail qu’ils quitteront pour la plupart aux alentours de 16 heures.
Aujourd’hui, encore bien plus qu’hier, inutile de songer rentrer déjeuner chez soi. Dakar, qui compte autour de 2,5 millions d’habitants, soit le quart de la population du pays, a bien du mal à gérer sa croissance (près de 100.000 nouveaux habitants chaque année). Bâtie sur une presqu’île, la ville, qui ne possède qu’une seule voie vers l’intérieur du pays, est de plus en plus embouteillée. Ces dernières années, le transport urbain se modernise, mais les travaux routiers (échangeurs, nouvelles routes, etc.) avancent très lentement et la capitale ressemble à un perpétuel et vaste chantier.
Autre temps, autres moeurs
La mégapole s’étend. De nouveaux quartiers résidentiels sortent de terre à 15 ou 20 km de la capitale. Avec les embouteillages, ceux qui habitent dans ces banlieues mettent plus de deux heures pour rallier leur lieu de travail. C’est le cas de Fallou Diop, qui se lève chaque matin à six heures. ‘ Au réveil , dit-il, je n’ai pas le temps de prendre le petit déjeuner en famille . Ma principale préoccupation est d’arriver à l’heure au travail . Le petit déjeuner , je le prends sur place à 200 Fcfa .’ ‘Sur place’, cela signifie dans un des multiples cafés trottoir de Dakar. ‘ Aller manger à la maison à midi et revenir à 15 heures , je n’y pense même pas . C’est fini ça !’, lance encore Fallou.
Les cafés trottoir accompagnent les changements des habitudes alimentaires des Dakarois de plus en plus pressés, mais aussi de plus en plus nostalgiques d’une époque bel et bien révolue. Autrefois, la plupart des gens prenaient leurs repas en famille. Aujourd’hui, il faut attendre la fin de l’après-midi et le retour du travail pour déguster chez soi, parfois seul, le fameux thiéboudieune (riz au poisson).
‘ À midi , je rentrais chez moi . Je pouvais participer à l’éducation de mes enfants ‘, se souvient Amadou Seck. Ce commis d’administration proche de la retraite se désole de voir disparaître l’apprentissage des bonnes manières qui n’a dorénavant plus lieu que les samedis et les dimanches. Et encore, pour ceux qui y restent attachés…
Autre temps, autres mœurs. Dans la vénérable capitale qui a fêté cette année le 150è anniversaire de sa fondation, Amadou, Fallou et les autres retourneront demain au café trottoir d’à côté pour s’offrir un sandwich. Les plus nostalgiques tenteront peut-être d’avaler un thiéboudieune ‘sur place’. La famille en moins, celui-ci n’aura sans doute pas tout à fait la même saveur…
Madieng Seck et Moussa Gassama , InfoSud – Syfia