Par Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, mai 2019, initialement publié à cette adresse.
Pourquoi faire le lien entre alimentation durable et aide alimentaire ? Pour la Fédération des Services Sociaux (FDSS), le rapprochement de ces deux univers offre une nouvelle manière de penser le droit à l’alimentation. Et interroge les enjeux de la participation – des usagers, des chercheurs, des travailleurs sociaux – à la co-construction d’un accès à une alimentation de qualité pour tous.
Visiter le site Solidarité en primeur(s) : « vers de nouveaux rapprochements entre le secteur de l’aide alimentaire et les systèmes d’alimentation durable à Bruxelles ».
Focus sur les exclus du système alimentaire
Tout a débuté par un appel Innoviris, Institut bruxellois pour la recherche et l’innovation, sur le ‘développement d’un système d’alimentation durable à l’échelle de la Région bruxelloise‘. « Avec une telle question de départ, ce n’était pas du tout une évidence de s’embarquer dans l’aventure », se souvient Alexia Serré, sociologue à la cellule « recherch’action » de la FdSS : quel sens, pour une organisation qui s’intéresse aux problématiques d’aide alimentaire, de s’intéresser au développement de projets en alimentation durable ? … Au final, l’équipe décide de se lancer. Mais avec le souci d’inclure les publics plus éloignés du droit à l’alimentation dans la réflexion. « Dans l’appel, on nous demandait la plus-value de notre projet et nous avons stipulé qu’elle était avant tout sociale. Nous avons assumé la dimension ‘lutte contre la précarité’ comme priorité de notre recherche ! ».
De là, est né le projet de recherche-action participative Solenprim, abréviation de Solidarité en primeur(s) : « vers de nouveaux rapprochements entre le secteur de l’aide alimentaire et les systèmes d’alimentation durable à Bruxelles ». Mené suivant un principe de « co-création » [1], il rassemble différents partenaires dont la FdSS, le Centre Social Protestant (CSP), La Porte Verte/ Snijboontje, l’épicerie sociale du CPAS d’Ixelles, l’épicerie sociale du CPAS de Berchem Sainte-Agathe.
Le projet Solenprim s’est élaboré autour de divers objectifs : créer, développer et évaluer des dispositifs qui permettraient aux publics les plus précaires d’accéder durablement à une alimentation de qualité, saine, diversifiée. Eviter, de cette manière, que l’approvisionnement des colis d’aide alimentaire ne reste majoritairement dépendant du système agroindustriel dominant. [2] Etre connectés à des systèmes alimentaires alternatifs qui promeuvent de nouvelles formes de solidarités, de coopérations et d’échanges. Il s’agissait aussi d’élaborer des dispositifs qui permettent aux organismes d’aide alimentaire de s’associer davantage à cette transition vers des systèmes d’alimentation durable.
Concrètement, divers projets sont nés de cette recherche. Un exemple, au CPAS de Berchem Sainte-Agathe, l’idée de créer un Service d’Echange Local (SEL) s’est peu à peu transformée en projet de « prêterie » d’ustensiles de cuisine, de jardinage et de petit bricolage. Avec la possibilité de diversifier les activités organisées autour du local de prêt : séances d’informations, repas de type « auberge espagnole », formations, … « Avec ce projet, nous sommes à mille lieux de la mise en place de paniers de fruits et légumes avec un producteur local », fait remarquer la FdSS, « parce que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, disposer de fruits et légumes dans les colis alimentaires n’est pas toujours un enjeu prioritaire pour les personnes bénéficiaires de ce type d’aide. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’en mangent pas, mais elles arrivent à se les procurer par d’autres canaux ».
Si, de l’extérieur, ce type de résultat pourrait paraître peu ambitieux, pour Catherine Rousseau, chargée de projets à la Concertation Aide Alimentaire, « mieux vaut des projets plus modestes, mais que les participants portent réellement ». Au final, l’ensemble des participants regroupés autour de cette recherche-action font des pas de côté par rapport à cet horizon de l’alimentation durable, la méthode de recherche, et en particulier l’approche participative privilégiée, impose « une réappropriation de la réflexion de départ ».
Les enjeux de la co-construction
Tout au long du processus, de 2016 à 2018, les lignes ont effectivement bougé, les exigences aussi, tant du côté des participants à la recherche, qu’ils soient usagers, chercheurs, travailleurs sociaux que du côté du pourvoyeur financier et commanditaire de la recherche, Innoviris.
A l’entame du projet, il y a d’abord eu un temps de compréhension mutuelle. Il a été question de rencontres, de partages et d’écoute pour ajuster les différentes visions du monde réunies autour de la table. « Nous avons par exemple pris le temps d’interroger les diverses représentations qui peuvent exister derrière les termes ‘alimentation de qualité’, ‘alimentation durable’ ou encore ‘alimentation saine’ en posant ce type de questions : ‘pour vous, bien se nourrir, qu’est-ce que cela signifie ?’, ‘quelles sont les difficultés que vous rencontrez pour y arriver ?’… », raconte Alexia Serré. Les diverses réponses ont permis de construire une définition, au plus près du vécu des personnes les plus éloignées du droit à l’alimentation. Une manière d’éviter de « plaquer » sur eux des préoccupations qui ne seraient finalement pas les leurs ! Malgré tout, ces craintes restent présentes : « à lier directement l’accès à une alimentation de qualité pour tous et alimentation durable, ne risque-t-on pas de perdre d’autres luttes ? : pourquoi ces gens sont dans la précarité ? Pourquoi ne peuvent-ils pas se nourrir correctement ? Pourquoi n’en ont-ils pas les moyens financiers ? », s’interroge notamment Brigitte Grisar, chargée de projet et formatrice à la Concertation Aide Alimentaire. Quand elle propose des animations auprès de publics très précarisés dont les préoccupations sont tellement éloignées de toutes ces questions d’alimentation durable, elle en vient à s’interroger sur le bien-fondé de la démarche : « n’induit-on pas une seconde violence en venant avec cette question de l’alimentation durable plutôt que d’être simplement à l’écoute de leurs réelles problématiques sociales, psychosociales, financières ? Ces personnes ont-elles vraiment l’esprit libre pour participer à un changement de société ? » …
Eviter de reproduire l’exclusion
Catherine Rousseau, sa collègue, ne doute pas une seule seconde des pistes que peut offrir la transition vers un système alimentaire juste et durable pour sortir de l’aide alimentaire. Mais elle n’aime pourtant pas parler d’alimentation durable « parce qu’automatiquement les gens voient le bout de la chaîne du système et en arrivent à de l’injonctif : ‘il faut manger local, durable, bio’. Pour elle, l’alimentation durable est un système alimentaire dans lequel l’ensemble de ses acteurs et de ses dynamiques se modifient dans une grande transparence, et surtout, dans une grande solidarité. L’accès pour tous à une alimentation de qualité en constituerait un principe fondateur, au moins autant que la préservation de l’environnement. Et le système alimentaire tel qu’il est aujourd’hui serait le reflet du système sociétal dominant qui produit des exclusions. « Pour moi, c’est un voeu pieu que de se dire qu’on va assurer un accès équitable pour tous avec le système tel qu’il existe. Parce que c’est celui-là même qui produit gaspillage et exclusion. On constate que ceux qui n’ont pas les moyens financiers s’orientent vers le ‘low cost’ industriel, achètent des produits nuisibles surtout pour eux-mêmes et participent au système qui les exclut ». Les personnes les plus touchées par ce système agroalimentaire en place devraient pouvoir bénéficier d’un accès à un autre système d’alimentation tout en prenant part à cette transition vers un système alimentaire durable. « S’ils en sont absents, c’est un système qui produira aussi de l’exclusion », affirme-t-elle.
A partir de ces constats, il était indispensable, pour les chercheuses, de se poser cette question : « s’inscrit-on dans un projet qui se permet de demander plus à des personnes en situation de précarité [ndlr. qu’aux autres catégories socio-économique] ? Dans quelle mesure a-t-on les mêmes exigences envers d’autres types de population ? ». C’est un peu le concept de « super-citoyen », comme le nomme Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté. Ou, en d’autres mots, la société attendrait davantage des personnes qui disposeraient de moins de ressources.« Il est également bon de se rappeler », ajoute Lotte Damhuis, « que tout dispositif qui vise à participer, aussi noble qu’il soit dans les intentions, impose des règles du jeu, avec des écueils possibles ». (cf. Julien Charles, Matthieu Berger, ou Marion Carrel). Croire que participer va de soi est tout simplement dangereux : la participation est une interaction, avec des codes, etc. Les acteurs de l’alimentation durable sont autant susceptibles que d’autres de tomber dans le piège de la « participation déguisée » : « On demande l’avis, mais on sait exactement où l’on veut aller ! ».Pour tenter d’éviter ces nombreux écueils de la participation et des espaces de prises de parole, la FdSS a privilégié des moments de non mixité des publics, au fil du processus de la recherche : des séances de diagnostic rassemblent uniquement des personnes bénéficiant des colis alimentaires, émargeant du CPAS, … Pour ensuite réunir uniquement les professionnels du social entre eux. « Ce qui permet d’avoir des espaces de construction d’un point de vue. Que les personnes se sentent légitimes, avec un accompagnement dans la mise en forme de leurs idées. Toutes ces manières de procéder ont été réajustées au fil du projet », témoignent les chercheuses.
Travail social : changeons de posture !
Au-delà de tous ces enjeux liés à la participation, une autre inquiétude se dessine : « travaille-t-on à la bonne échelle pour transformer le système agro-alimentaire dominant ? L’aide alimentaire et ses différents dispositifs – colis alimentaires, restaurants sociaux, épiceries sociales, ne participent-ils pas à consolider une super jambe de bois qui ne remet pas le système en question ? », ‘Est-ce vraiment à partir des individus qu’il faut commencer à faire bouger les choses ?’… s’interroge la FdSS.Paradoxalement, la Concertation Aide Alimentaire travaille à la fois sur cet horizon de sortie du système de l’aide alimentaire tout en collaborant, sur le terrain, avec les acteurs du secteur pour améliorer l’offre.
Le point de départ de la Concertation étant les inquiétudes nées du succès même de l’aide alimentaire, l’ambivalence est inscrite au coeur même de son travail. Mais en attendant le grand soir – la révolution ! – la FdSS se réjouit du changement de posture qu’une recherche participative comme ‘Solenprim’ peut induire auprès des partenaires associatifs : « « comme dans beaucoup de services sociaux, les personnes qui bénéficient de l’aide ont très peu d’opportunités de s’exprimer sur les services offerts, sur le fonctionnement des services ou encore sur les projets qui sont mis en place pour elles. Si on peut faire réfléchir à des méthodes de co-création, participation, consultation du public concerné à travers ce processus de recherche, c’est déjà ça de gagné ! ».
Lire plus sur le même sujet :
‘Participer/faire participer – quelle place pour les personnes bénéficiaires de l’aide alimentaire ?’ Visiter le site Solenprim pour découvrir tous les articles et outils autour des questions d’aide alimentaire et d’alimentation durable. une mine d’informations sur le sujet !
Notes[1] ‘Cocreate’ représente une réelle volonté d’avoir une légitimité d’expression de la part de l’ensemble des acteurs du projet, se baser sur des savoirs pluriels, expérientiels et scientifiques. Lire plus ici.[2] Les produits dits « secs » fournis par le Fonds Européen d’Aide aux Démunis (FEAD) constituent la source principale d’approvisionnement d’une majorité d’organismes d’aide alimentaire.