Mars 2018 Par Juliette VANDERVEKEN Education Santé Initiatives

Rencontre avec Vinciane Saliez, directrice d’I.Care

ES : Comment est né le projet Care.Connexion ?

V.S : L’idée est née en même temps que l’asbl I.Care en 2015 et part des constats de terrain de ses trois fondateursNote bas de page. Nous avions tous les trois l’expérience du travail en prison et nous voulions entre autre mettre en place des projets de promotion de la santé de longue haleine. C’est dans le cadre d’une conférence interministérielle « prison » que la ministre Madame Jodogne, en charge de la santé à la Cocof, a pris la décision de donner une première subvention à l’asbl.

Peu de projets de promotion de la santé en prison existent, et sont sous financés. C’était toujours une articulation difficile avec des financements compliqués. Avant la 6ème réforme de l’Etat, il y avait un jeu de ping-pong entre les communautés et le SPF Justice, chacun se renvoyant la balle. Désormais, les Régions ont la compétence de la promotion à la santé. Ceci dit nous sommes toujours face à un sous financement puisqu’on ne peut pas dire que l’ensemble des établissements bénéficient de projets de promotion de la santé à Bruxelles et en Wallonie. Ensuite, la plupart des projets existants sont des projets « court terme ». Il s’agit par exemple de travailler une thématique pendant six semaines avec les détenus. Ces projets sont très pertinents mais nous voulons travailler sur le long terme. Pour notre asbl, il est essentiel pour nous de travailler la promotion de la santé à trois niveaux, allant de questions environnementales aux questions individuelles :

  • Le plaidoyer du côté des pouvoirs publics parce qu’il faut d’abord que l’environnement et le système changent si on veut avoir une amélioration des conditions de santé des détenus. Ce public est touché de plein fouet par les inégalités sociales en santé.
  • Le renforcement des connaissances et des compétences des professionnels de la santé. On constate que les prisons sont des environnements très isolés par rapport à l’extérieur et qu’il est nécessaire de transmettre l’information au-delà des murs des prisons. On édite à ce propos la revue « MursMurs », destinée aux professionnels de la santé et du social en contact avec des détenues et ex détenus.
  • Et enfin, le projet Care.Connexion avec les détenus. Pour l’instant, il est développé depuis 18 mois auprès des femmes à la prison de Berkendael.

ES : Qu’est-ce que « faire de la promotion de la santé » en prison auprès des détenus ?

V.S : Agir pour la santé, c’est renforcer les compétences psychosociales du public concerné. Cela commence par une écoute, en mettant la personne au centre de ses préoccupations en lui offrant autant que possible des espaces dans lesquels elle peut agir, être actrice des choses. Cela se prolonge par la mise à disposition d’information et de la réorientation vers les acteurs compétents. Mais cela peut également toucher ce qui peut paraître des petits détails… nous traquons en effet tout ce qui fait violence.

J’ai en tête l’exemple d’une dame qui était dans une cellule sans rideaux. Au départ pour de bonnes raisons car c’était une cellule de surveillance importante dans les cas où il y a un risque de suicide. Mais la détenue allait mieux et était toujours dans cette cellule plusieurs semaines plus tard. Or cette personne avait toujours vécu recluse chez elle, dans la pénombre. Toute cette lumière en plein été était vécue par elle comme une violence extrême. Nous sommes allés demander à la direction s’il était encore nécessaire que cette dame soit placée dans cette cellule… et elle a été installée ailleurs dans les 48h.

Une autre fois, il s’agira de faire placer un rideau près du lavabo dans une cellule de six détenues. On pourrait se dire que ce n’est pas notre rôle, et pourtant, on estime que l’intimité a un impact sur le bien-être et la santé au quotidien. De plus, étant donné les défaillances de soins entre l’intérieur et l’extérieur des prisons, nous devons régulièrement nous assurer que certaines détenues aient bien accès aux soins dont elles ont besoin. Cela reste très compliqué à l’heure actuelle, d’où l’indispensable transfert de compétences .

Nous, on va chercher parfois le détail… et agir sur ce qui semble être anecdotique peut faire toute la différence pour une personne. On s’intéresse au quotidien dans la prison, et on joue un rôle qui n’était joué par personne.

On essaye au maximum de ne pas « faire à la place de » mais d’expliquer à la détenue à qui elle doit adresser la demande et on va la soutenir dans sa démarche. C’est primordial dans une perspective de promotion de la santé d’aider la personne à trouver sa place dans la prison, dans ce temps d’incarcération et l’aider à trouver des moyens pour obtenir des réponses à ses questions. Ce n’est pas toujours possible car on est dans un milieu fermé au sein duquel la personne n’a qu’une très petite marge de manœuvre. Donc dans certains cas, c’est plus efficace si nous allons nous-même formuler la demande.

Le temps est aussi un enjeu pour nous. Dans le cadre de notre approche, nous faisons le choix de prendre le temps d’accompagner ces personnes. Le service médical, quant à lui, est obligé de voir tout le monde et est débordé face aux urgences. Nous sommes dans ce contraste où nous allons arriver chez eux avec une demande qui peut leur sembler être un détail, mais que nous estimons être fondamental pour la personne.

ES : Care.Connexion, c’est donc faire des connections entre les demandes, les besoins, les acteurs… ?

V.S : Nous ne sommes pas là pour faire ce que d’autres font, pour se substituer à leur travail. Nous avons un rôle de « facilitateur » pour permettre par exemple à une personne détenue et une association de se rencontrer. Au sein de la prison elle-même, certains acteurs qui font du travail psycho-social ne voient pas les détenus jusque dans leur cellule, soit ils n’ont pas l’occasion d’y aller, soit le détenu n’est pas informé de leur travail, soit il n’y a pas de demande consciente ou formulée, etc.

On va chercher les compétences ailleurs et essayer d’amener ces acteurs en prison ; ou inversément, faire lien vers l’extérieur pour une personne qui a des demandes ou des besoins au moment de sa sortie. La prison est un milieu très souvent oublié en promotion de la santé… et les freins pour y entrer sont multiples. De manière générale, les professionnels de santé et autres acteurs de la promotion de la santé sont très peu informés des actions de promotion de la santé en prisons. De plus, tout prend énormément de temps pour obtenir les autorisations, etc. Nous pouvons aider, faciliter et accompagner le travail, grâce à notre bonne collaboration avec la direction, très soutenante étant donné sa préoccupation pour ces femmes incarcérées.

Avis à tous nos lecteurs!

V.S : Avec I.Care, on cherche à travailler dans une logique d’équivalence de soins. Dès lors, nous souhaitons vraiment travailler en collaboration et en partenariat avec des acteurs et des services qui travaillent avec la société libre en matière de promotion de la santé et de santé en général.Faire de la prison un milieu de vie à prendre en compte, au même titre que les autres, est primordial pour nous à chaque fois qu’un nouvel outil ou de nouvelles pratiques sont pensés. Le public des détenus est presque systématiquement oublié par les acteurs externes. Les acteurs « en prison » se retrouvent entre eux, on fait des colloques spécifiques « prisons » alors que beaucoup de sujets autour de l’amélioration des soins, des TRODs, etc. concernent également le public des détenus, au même titre que d’autres publics prioritaires. Dès lors nous sommes très attentifs à travailler en réseau.

Tant que la prison reste un univers « à part », on n’arrivera pas à l’équivalence des soins.

La logique qui est au départ de la création d’I.Care, c’est de « diminuer la hauteur des murs » en quelques sortes. Cela passe par des réformes comme celle en cours sur les soins de santé en prison, mais aussi par le fait d’inclure les prisons quand on travaille l’état de santé d’un territoire, de la population en général…et de ne pas en faire « un monde à part ».

ES : Comment abordez-vous les détenues ?

VS: Avec nos « semeuses de promotion de la santé », nous avons mis en place le premier volet du projet qui s’appelle Cellul’Air. Il s’agit d’une approche individuelle qu’on pourrait comparer aux soins à domicile, en quelque sorte. Quand l’agent ouvre la porte d’une cellule, il demande à la détenue : « peut-on entrer ? ». On n’entrera jamais sans autorisation. Entrer dans une cellule, c’est entrer dans le « chez elle » de la personne, on se met dans la position d’une personne invitée. Si elles en ont, les personnes nous offrent une chaise pour nous asseoir nous proposent un café ou un biscuit… qu’il est d’ailleurs très difficile de refuser car, pour une fois, la personne peut offrir. Il faut savoir que les détenues ne sont pas autorisées à offrir des choses aux autres détenues. Leur donner la possibilité de nous accueillir dans la cellule, c’est fondamental pour nous.

En prison, on est face à des personnes qui sont niées dans leur singularité, et ce dès l’entrée en prison où beaucoup d’effets personnels ne peuvent entrer dans la cellule. Toute demande, quelle qu’elle soit, doit être formulée via un billet de rapport, tout se fait sous demande d’autorisation.

Une fois avec la personne, on écoute ce qu’elle a à nous dire, quels sont ses besoins et ses demandes. Il y a beaucoup de besoins, mais ceux-ci ne s’accompagnent pas forcément d’une demande. Parfois, nous essayons d’aller vers les personnes avant même que la demande soit formulée. Certaines refusent notre visite en cellule et on les approche tout doucement. Ça commence par un « bonjour » quand on les croise. Il arrive aussi que ce soient d’autres personnes, comme la bibliothécaire ou des agents pénitentiaires qui nous suggèrent d’aller rencontrer une détenue. Avec le temps, on arrive aussi à détecter quand une personne ne va pas bien juste en la croisant dans le couloir. Alors on va les voir spontanément et ça, ça les touche beaucoup. Dans un environnement comme la prison, cette attention à la personne a toute son importance.

ES : Est-ce que vous travaillez d’emblée des thématiques particulières ?

VS: On ne travaille pas sur des thématiques en particulier, mais sur celles qui émergent du terrain. Cela peut prendre du temps avant d’arriver à aborder des sujets qui nous paraissent prioritaires et relever du champ de la santé. Il y a d’abord des besoins plus urgents qui émergent. En effet, quand on rencontre une personne qui est dans une prison depuis 24h, qui n’a jamais été incarcérée auparavant et qui vit le choc de l’incarcération, la première préoccupation va parfois être de contacter sa famille, de trouver quelqu’un pour aller s’occuper du chien qui est resté seul, etc. Parfois, notre rôle est de vérifier que ces demandes ou besoins urgents ont été pris en compte.

ES : C’est paradoxal de faire de la promotion de la santé dans un environnement qui y est peu favorable. Plus qu’en dehors de la prison, la marge de manœuvre sur certains déterminants de la santé est quasi nulle. Je pense aux questions d’alimentation par exemple.

VS: Pour nous, ce n’est pas prioritaire de toucher aux problématiques de l’alimentation et du tabac. On considère que l’environnement est tel et que les personnes n’ont presque pas de prise. Si on prend l’exemple de l’alimentation, le budget par personne est très limité, l’équilibre alimentaire est plutôt défaillant. Pour le tabac, il y a un travail énorme à faire en termes de prévention, mais en même temps, il faut tenir le coup en prison. C’est un choix de notre asbl. On ne nie pas l’importance de traiter des sujets tels que l’alimentation et le tabac mais on ne peut pas exiger un effort individuel là où le système et l’institutionnel a cette forme de violence. On ne va pas dire « en prison, mangeons bio et faisons du vélo » ! On ne définit pas les thèmes d’actions au préalable mais s’il y a une demande, on ne va pas refuser de travailler la question avec la personne.

Par contre, la question de la transmission de maladies virales dont la prévalence est importante en prison ou encore de l’usage de drogues font partie de notre quotidien. On est face à une population qui cumule des facteurs de vulnérabilité, que ce soit par son origine sociale, son parcours scolaire, son état de santé, son recours à l’aide psycho-sociale en général… et qui se retrouve dans un milieu qu’on peut qualifier d’« hostile à la santé ». C’est très particulier de faire de la promotion de la santé dans un milieu hostile à la santé et au bien-être en général, on doit agir à l’encontre de tout cela, en quelques sortes. Des actions en promotion de la santé, c’est des gouttes d’eau au milieu d’un océan…

ES : Quels sont les autres volets de Care.Connexion ? quels sont vos projets pour l’avenir ?

VS: Au-delà de l’approche individuelle par le projet Cellul’Air, qu’on pourrait comparer à une approche « soins à domicile », on aimerait développer aussi des approches communautaires et collectives. Un projet communautaire où on travaille des questions avec un groupe de détenues afin de voir comment on peut faire changer les choses ou comment elles peuvent s’appuyer les unes sur les autres. C’est fondamental de leur donner l’occasion de se rencontrer pour aborder des problèmes pratiques ou des questions de ressenti et faire émerger ensemble des solutions. C’est leur permettre de devenir actrices de leur santé. Ce projet n’a pas encore de nom d’ailleurs car ce sont les détenues elles-mêmes qui décideront de l’appellation. Un espace Pow-Wow sous le préau, au moment où les détenues peuvent sortir prendre l’air. Cette approche serait plus comparable à un travail de rue. Lors de ces moments, on peut avoir des discussions informelles individuelles ou en petits groupes. On peut marcher, circuler… ça facilite certaines discussions sur des sujets plus délicats car on ne se retrouve pas en face-à-face. Ce travail demande beaucoup de délicatesse et de ne pas s’y rendre tous les jours car c’est le seul endroit où les détenues sont juste entre elles.

Les trois volets (Cellul’Air, Projet communautaire et le Pow-Wow) nous semblent complémentaires. En effet, il y aura toujours des femmes qui ne viendront pas autour de la table dans le projet communautaire car elles n’ont pas l’habitude de ça, elles ont des freins ou des inquiétudes, etc. Et d’autres qu’on ne rencontrera jamais au préau car elles ne sortent pas. D’autres encore qui ne veulent pas nous voir en cellule car la démarche parait plus intime. Nous sommes actuellement en réflexion et en négociation pour que les trois projets puissent être développés ensembles.

Enfin, notre projet compte aussi un quatrième volet qui va se développer prochainement : BiblioTakeCare. On s’est rendu compte, par hasard, que les informations en santé qu’on trouve dans les bibliothèques en prison sont parfois très périmées. Une détenue nous avait fait une demande sur un sujet en particulier et on lui avait suggéré d’aller voir s’il y avait un ouvrage à ce propos à la bibliothèque. Elle est revenue avec un livre dont l’édition datait de 1972 ! Autant dire que les informations santé n’y étaient plus du tout au goût du jour. Par exemple, pour le SIDA, les bouquins datent encore des années ‘80. Avec BiblioTakeCare, notre idée est de revoir le contenu « santé » des bibliothèques, en participation avec les détenues afin de déterminer leurs besoins tant au niveau des contenus qu’au niveau des langues.

A l’avenir, on aimerait dupliquer le projet Care.Connexion au sein d’autres établissements pénitentiaires pour alimenter et renforcer notre plaidoyer. Cela demande à chaque fois d’adapter le projet car les réalités peuvent être très différentes d’un établissement à un autre. Si on travaille au sein de plusieurs prisons, on peut développer des constats de terrain plus élaborés et faire remonter des revendications tant au niveau local qu’au niveau des politiques. A ce jour, I.Care va démarrer un nouveau projet à la prison de Saint-Gilles.

Vinciane SALIEZ (infirmière licenciée en travail social, chargée de missions et de projets en santé / précarité. Directrice de I.Care), Gaetan de DORLODOT (médecin chef du Centre Médico Chirurgical de la prison de Saint Gilles), Kris MEURANT (coordinateur social et responsable du volet prison à l’asbl Transit. Président de I.Care)