Un outil au service d’un dessein solidaire
Christian De Bock (1) préside à la destinée du mensuel Education Santé depuis plus de vingt ans. La revue est devenue le support incontournable de l’éducation pour la santé en Communauté française.
Véronique Janzyk: Quel est votre état d’esprit présent, vingt-cinq ans après le premier numéro de la revue Education Santé, qui est aujourd’hui la référence en Communauté française?
Christian De Bock: Education Santé a démarré en décembre 1978, et a été reconnue comme un élément intéressant de la politique préventive de la Communauté française 10 ans plus tard.
Au départ, c’était une initiative de la seule Mutualité chrétienne, produite sur fonds propres, dont la pertinence à l’échelle de la Communauté est probablement apparue suite à une des nombreuses réformes institutionnelles belges dans le domaine de la santé.
Cela illustre aussi la capacité de certaines organisations d’anticiper sur des mouvements qui s’inscriront dans la durée. C’était le cas avec la Mutualité chrétienne dans les années 70, qui avait consacré son congrès décennal à l’éducation pour la santé, et avait concrétisé cette démarche en créant un service spécifique au niveau de son secrétariat national, service d’appui aux projets développés par les mutualités régionales membres de l’ANMC.
On l’a un peu oublié, c’était une démarche pionnière; à l’époque, l’ONE et la Croix-Rouge étaient à peu près seules à occuper ce terrain, la plupart des associations et structures actives aujourd’hui sont nées plus tard, dans les années 80.
Donc mon état d’esprit est plutôt sympathique: on ne s’est pas trompé en investissant dans ce parent pauvre de notre système de santé qu’est la prévention prise au sens large.
V.J.: C’était un défi une collaboration entre mutualités chrétienne et socialiste?
C.D.B.: Au départ, il n’en était pas question, la revue étant un outil à usage interne. Par contre, lorsque les deux organismes assureurs ont été reconnus comme ‘services aux éducateurs’ par la Communauté française, le périmètre de diffusion d’ Education Santé a tout à fait changé grâce au financement de la Communauté. Dans la mesure où les deux mutualités ont en commun des valeurs très fortes en matière de solidarité et de cohésion sociale, largement à contre-courant des évolutions que connaissent actuellement les sociétés post-industrielles, cela allait de soi.
Nous étions aussi un peu poussés par le législateur, je l’avoue, qui prévoyait explicitement la mise en place d’une Cellule de coordination intermutualiste pour garantir le caractère pluraliste des interventions financées par les pouvoirs publics francophones. Mais on n’a vraiment pas dû se faire violence. D’ailleurs, le décret organisant la promotion de la santé en vigueur de nos jours ne prévoit plus rien de tel, et pourtant le partenariat n’a pas changé, je dirais même qu’il s’est renforcé au fil des ans et des amitiés qui se sont nouées.
V.J.: Comment la politique rédactionnelle de la revue a-t-elle évolué?
C.D.B. Depuis que la publication est financée par la Communauté française, mon attention se porte sur toutes les initiatives prises dans le secteur: les projets des mutualités y sont toujours présentés, mais au même titre que les autres. J’estime qu’un outil financé par la collectivité se doit d’échapper aux particularismes et aux intérêts partisans.
J’ajoute que la revue, qui se veut un reflet de ce qui se passe dans notre Communauté, développe ses sujets et ses dossiers de façon tout à fait autonome, sans pression aucune des politiques, ce qui est agréable à souligner.
V.J.: Le secteur de l’éducation pour la santé a vécu des transformations. Lesquelles pointeriez-vous?
C.D.B.: J’en retiens une, évidente pour un vieux de la vieille comme moi: une professionnalisation des travailleurs engagés dans les projets. Je ne sais pas si on peut parler de la promotion de la santé comme d’une discipline à part entière, au croisement du social et de la santé, mais il est clair en tout cas que la grande qualité de notre enseignement universitaire a permis de former au fil des ans un nombre important de travailleurs déjà engagés dans la vie active (médecins, infirmières, autres paramédicaux). Cela explique que les ‘petits Belges’ sont si appréciés dans l’espace francophone international, phénomène que j’observe aussi avec plaisir pour Education Santé . Il n’y a donc pas que les frères Dardenne qui font un tabac en dehors de nos frontières!
V.J.: Quels sont les succès selon vous de l’éducation à la santé, les thèmes pour lesquels elle a pu être efficace?
C.D.B.: Je ne parlerais pas en termes de thèmes particuliers. D’une manière plus générale, l’éducation pour la santé, et encore plus depuis qu’elle a pris le chemin de la promotion de la santé, nous aide à mieux comprendre que les problèmes de santé sont le fruit d’une multitude de déterminants, parmi lesquels les conduites individuelles, sur lesquelles on met de plus en plus l’accent aujourd’hui, sont parfois un élément marginal.
V.J.: Sur quoi l’éducation pour la santé butait-elle hier, sur quoi bute-t-elle aujourd’hui?
C.D.B.: La grande difficulté à mesurer l’impact au long cours des interventions peut être vécue comme frustrante.
V.J.: Jamais démoralisé de travailler dans un secteur qui a finalement peu d’éléments d’évaluation de son travail? Publier une revue, à cet égard, doit être équilibrant. On produit, on est lu.
C.D.B.: C’est vrai, je me dis souvent que la production concrète d’un outil mensuel a quelque chose de rassurant, cela illustre de façon tangible des choses auxquelles on croit mais dont il est difficile de convaincre un public de politiques ou de gestionnaires de la santé.
V.J.: Qui sont vos lecteurs?
C.D.B.: La revue a 2600 abonnés, soit environ 8000 lecteurs, dont la moitié est issue du secteur de la santé. 20% proviennent du secteur social et 20% de l’enseignement (enseignants et étudiants).
V.J.: Pensez-vous que les médecins généralistes se perçoivent bien comme des éducateurs à la santé?
C.D.B.: Difficile pour moi de répondre à cette question. Il me semble toutefois qu’il y a une évolution favorable depuis quelques années, un souci de beaucoup d’acteurs de la première ligne de ne pas limiter leur travail à la réparation individuelle des accidents de l’existence. Mais ce n’est qu’une impression.
Les généralistes que je fréquente dans le cadre de la Communauté française, et qui sont extrêmement motivés par la dimension collective et culturelle de leur travail, ne sont sans doute pas représentatifs de la profession. Il est clair qu’eux sont convaincus du bien-fondé de cette dimension de leur action.
V.J.: Jamais tenté de troquer les mots éducation et santé pour ceux de ‘promotion de la santé’?
C.D.B.: J’y ai déjà songé, mais j’avoue ne pas être très chaud pour un changement de titre: les rédacteurs en chefs sont souvent conservateurs sur ce terrain.
De façon plus ‘philosophique’, l’extension du champ d’action qu’implique la promotion santé peut s’accompagner d’une dilution excessive des responsabilités des intervenants: si tout fait sens en matière de santé, le logement, l’emploi, l’environnement, le système scolaire, les soins de santé, etc. plus rien ne fait sens, parfois. Et rappeler les valeurs de la pédagogie, que ce soit à l’école, mais aussi au sein des familles, des autres lieux de vie, des lieux d’engagement citoyen, ce n’est peut-être pas plus mal…
V.J.: Le secteur de la promotion de la santé ne vous paraît-il pas particulièrement critique à son propre égard? Nombreux sont ceux qui craignent de verser dans le travers du totalitarisme sanitaire. Voilà un secteur où l’on réfléchit en tout cas beaucoup. Est-ce la conséquence de dérives passées? Une fatigue de l’action? Une minimisation des ressources des individus, qui ne sont pas perçus comme capables de se défendre face à des imposeurs de normes?
C.D.B.: Je ne crois pas que le secteur de la promotion de la santé soit spécialement autocritique ou défaitiste. Je crois au contraire qu’il lutte de façon justifiée contre un terrorisme sanitaire de plus en plus puissant. La méthode qui consiste à punir l’individu de ses ‘comportements déviants’, qu’on espérait enterrée depuis belle lurette, refait surface avec une rare énergie. Dans un système de santé de plus en plus cher, la tentation de sanctionner les ‘irresponsables’ qui gaspillent l’argent de la collectivité est grande. Et pour quel bénéfice?
V.J.: La participation de la population est un leitmotiv en promotion de la santé. L’idéal serait qu’elle définisse ses objectifs, mette en oeuvre les actions. Or, il semble qu’en terme d’action sur les problèmes de santé, c’est le point de vue défendu par Antoine Lazarus, l’approche présente des limites. Elle permet de construire ou reconstruire l’estime de soi, mais…
C.D.B.: La définition de la promotion de la santé reprise par la Communauté française dans son décret est superbe: processus qui vise à permettre à l’individu et à la collectivité d’agir sur les facteurs déterminants de la santé et, ce faisant, d’améliorer celle-ci, en privilégiant l’engagement de la population dans une prise en charge collective et solidaire de la vie quotidienne, alliant choix personnel et responsabilité sociale. Elle a probablement un caractère utopique, mais je trouve que c’est aussi un formidable levier pour nous ‘tirer vers le haut’.
V.J.: Vous êtes aussi président de la Commission d’avis sur les campagnes radiodiffusées. Quelles sont les campagnes médiatiques en rapport avec la santé qui vous semblent des réussites?
C.D.B.: La Communauté française a effectivement la possibilité d’offrir à des campagnes de promotion de la santé des espaces gratuits en radio et en télévision, dans le secteur public et le secteur privé. C’est une particularité francophone belge que pas mal de monde nous envie.
Je ne vais pas citer ici l’une ou l’autre campagne récente plus réussie que d’autres selon moi, mais partager avec vous une légère réticence: la consommation ‘responsable’, voire la lutte contre la ‘rage consommatoire’ sont des dimensions importantes de la promotion de la santé.
Le fait d’intercaler ces messages d’intérêt général dans des écrans publicitaires, entre des annonces du secteur marchand souvent en porte-à-faux par rapport aux valeurs que nous entendons défendre me dérange souvent. Je sais que cela ne se fait pas cracher dans la soupe, mais quand on voit un spot non-commercial vantant les mérites des modes de cuisson sains écrasé par l’artillerie lourde des pubs de l’agro-alimentaire, ou, pire, quand on voit l’agro-alimentaire brouiller les pistes en présentant ses produits quasiment comme des élixirs de longue vie, on n’est pas trop à l’aise!
V.J.: Un mot sur les politiques mises en oeuvre par les différents ministres ayant eu la santé dans leurs attributions en Communauté française?
C.D.B.: La place intéressante qu’occupe la revue dans le dispositif d’ensemble a toujours favorisé de bons contacts avec nos excellences, surtout quand il s’agit de mettre en évidence leurs initiatives!
Si je dois retenir une réalisation ministérielle ces vingt dernières années, c’est sans aucun doute le vote du décret de 1997 sous l’impulsion de la Ministre-présidente de l’époque, Laurette Onkelinx , qui a organisé la promotion de la santé telle que nous la connaissons encore aujourd’hui (avec un complément décrétal en 2003 permettant à la Communauté de mettre en place des programmes de médecine préventive et de protection de la santé en bonne entente avec le niveau fédéral et les autres entités fédérées, ce qui est une preuve positive de plus du pragmatisme politique belge).
V.J.: On vous donne l’enveloppe que vous désirez. Que commencez-vous par faire pour promouvoir la santé des Belges?
C.D.B.: Joker. Ici nous sommes en pleine science-fiction! Nos systèmes de santé de pays nantis sont de formidables machines économiques branchées quasi-exclusivement sur la réparation. Les budgets disponibles pour la prévention sont ridicules (le rapport est inférieur à 1 pour 1000 entre l’enveloppe promotion de la santé de la Communauté et les dépenses fédérales au niveau curatif). Mes rêves sont plutôt cinématographiques et en technicolor que sanitaires!
V.J.: Vous avez été président du Conseil supérieur de promotion de la santé, un mot sur le Conseil et sur cette expérience?
C.D.B.: Cette instance conseille le Gouvernement de la Communauté française dans sa politique de santé. On y trouve bon nombre d’experts représentatifs du secteur de la santé pris au sens large: médecins généralistes, mutualités, écoles de santé publique, promotion de la santé à l’école, maladies infectieuses, assuétudes, centres locaux de promotion de la santé… Diriger ses travaux entre 1997 et 2002 a été pour moi une expérience très enrichissante: j’ai la faiblesse de croire que je suis parfois arrivé à faire en sorte que nos avis soient motivés par un souci partagé du bien commun plutôt que par une collection de défenses d’intérêts particuliers.
Et cette présidence, comme d’ailleurs la réalisation d’ Education Santé , a été l’occasion d’animer un réseau de gens vraiment passionnés par une conception solidaire de la santé, et ça c’est génial!
Propos recueillis par Véronique Janzyk
Ce texte est paru initialement dans l’hebdomadaire Le Généraliste n° 745, 28/07/2005.
(1) Il est par ailleurs responsable d’Infor Santé, le service promotion santé francophone des Mutualités chrétiennes, et président de la Commission d’avis sur les campagnes radiodiffusées de promotion de la santé du Conseil supérieur de promotion de la santé.