Octobre 2014 Par Martin BIERNAUX Réflexions

Les comportements alimentaires sains : juste une question de moyens et d’éducation?

L’adoption de comportements alimentaires sains est encore souvent perçue comme dépendant uniquement du choix des personnes. Selon cette vision, la malbouffe relèverait donc de la seule responsabilité individuelle. Or d’autres facteurs explicatifs sont communément avancés, comme les moyens financiers dont disposent les personnes et leur niveau d’éducation.Si ces deux aspects sont déterminants, ils sont loin d’être les seuls. Outre le fait que les acteurs de la filière alimentaire (industrie, distributeurs etc.) déterminent l’enveloppe des choix possibles, les décisions d’achats des consommateurs ne sont pas seulement guidées par leurs moyens financiers et leur perception des informations se rapportant aux produits. Elles sont aussi largement déterminées par le goût, qui reste le critère d’achat numéro un. Or, le goût est socialement construit, il est influencé entre autres par la culture familiale, les identités et les appartenances sociales.L’existence d’inégalités sociales en matière d’alimentation est avérée, comme en témoigne la plus grande prévalence de l’obésité chez les populations défavorisées. Ces inégalités sont également mises en évidence par l’analyse des dépenses pour certains types de produits. Ainsi, la consommation de poissons, de fruits et de légumes frais augmente avec le statut social.Toutefois, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les différences de revenus n’entraînent pas de grands écarts de la part relative de l’alimentaire dans le budget total. La différence en valeur des budgets accordés à l’alimentation serait due «au changement qualitatif de nourriture qu’entraîne une hausse de revenus»Note bas de page.Même si la part des dépenses liées à l’alimentation a fortement diminué depuis plusieurs décennies, elle reste l’un des premiers postes pesant sur des ménages (surtout les plus défavorisés) qui doivent effectuer un arbitrage au niveau de leurs engagements. Or, le contexte économique actuel, caractérisé par l’augmentation des dépenses contraintes comme le logement, l’augmentation du désir de consommation de produits de nouvelles technologies ou encore la perception d’une baisse du pouvoir d’achat, conduit les ménages à arbitrer leurs dépenses en défaveur de l’alimentationNote bas de page.Étant donné que l’alimentation est un déterminant de la santé majeur, ces inégalités de pouvoir d’achat se muent en inégalités sociales de santé. C’est clair, le revenu disponible est un facteur déterminant de la consommation alimentaire mais il n’explique pas tout.Il a été mis en évidence que l’alimentation et l’activité physique sont fortement liés au statut socio-économique dans l’enfance, même si celui-ci a changé au cours de la vie. Cela suggère que d’autres facteurs que le seul aspect financier jouent un rôle dans les comportements alimentaires. En effet, les goûts et comportements des individus sont modelés notamment par les traditions familiales, les conditions sociales d’existence et de travail, la culture locale ou encore le système de valeurs.

Complexité des niveaux d’influence

C’est ce qu’exprime la hiérarchie de Veblen (voir schéma) qui répertorie différents niveaux d’influences sur les comportement de consommation avec dans l’ordre: la culture (qui définit des styles de vies), la sous-culture (générations, groupes nationalités, groupes religieux, groupes ethniques et groupes régionaux), la classe sociale (qui définit un système de valeurs, des intérêts, des modes de vie et des comportements), les groupes de référence (groupes auxquels on n’appartient pas mais qui exercent une attirance ou une répulsion), les groupes de contact (amis, voisins, collègues, pairs etc.) et enfin la famille, qui est le groupe d’influence le plus direct et le plus durableNote bas de page.

Hiérarchie de Veblen

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Source: M. Padilla, S. Jazi, M. Seltene, 2001

Freins socio-culturels

Il apparaît donc qu’il existe des déterminants socio-culturels des comportements alimentaires qui constituent autant de freins à l’adoption d’une alimentation saine qu’il convient de déconstruire. Quels sont-ils? Pourquoi les normes d’alimentation ne sont-elles pas adoptées par tous? Une étude de Masullo et Régnier (2009), s’est penchée sur ces questions et a apporté des éléments de réponse très intéressants.Les freins sont nombreux et ne se réduisent pas aux seules contraintes économiques. Les goûts, les styles de vie et les représentations collectives jouent également un rôle. En effet, la consommation alimentaire constitue «un espace où se forgent et se lisent goûts et identité de classe, auxquels peuvent venir se heurter les normes actuelles de santé publique en matière d’alimentation». En conséquence, «la capacité à produire et à intégrer les normes relève des appartenances sociales»Note bas de page.L’étude met ainsi en évidence une nette opposition entre les catégories aisées, qui diffusent et s’approprient plus aisément les normes actuelles, et les catégories défavorisées. Plusieurs éléments d’explication sont mis en avant. Chez ces dernières, les goûts alimentaires sont guidés par un souci d’intégration sociale. En effet, consommer ne signifie pas seulement acquérir des biens matériels mais est une forme de participation à la vie sociale. Le fait que le choix des ménages défavorisés se porte plus volontiers sur des produits industriels est justement une manière de participer à la société de consommation dont ils sont exclus sous bien des aspects.Le rapport à l’alimentation que l’on transmet à ses enfants diffère également selon les milieux. En milieu aisé, l’accent sera plus mis sur l’inculcation de principes tandis qu’il sera mis, en milieu modeste, sur l’abondance et l’exercice d’une forme de choix. De même, les représentations du lien entre alimentation et santé et la signification de l’acte de prendre soin de son corps s’opposent.Les catégories aisées adopteront une approche plus préventive du régime alimentaire et s’attacheront à contrôler le poids, tandis que les catégories plus modestes feront plutôt régime si elles y sont contraintes pour des raisons de santé (approche curative). Ces dernières peuvent voir dans la perte de poids une fragilisation du corps, que l’on aura tendance à consolider non par l’activité physique mais par le renforcement de l’intérieur.Enfin, les repères normatifs en matière de corpulence ne sont pas les mêmes, l’intérêt pour la minceur augmentant avec le statut socialNote bas de page. En conséquence, les personnes en surpoids ou obèses qui sont issues de milieux modestes sont «conscientes de ce fait mais se trouvent également dans une situation de normalité de fait dans leur groupe»Note bas de page.Autre apport intéressant de l’étude de Masullo et Régnier: la classe intermédiaire ne s’approprie pas les normes actuelles d’alimentation et de corpulence de manière homogène. Les catégories intermédiaires intégrées et modestes en ascension manifestent hyper adhésion et bonne volonté tandis que les catégories modestes et populaires adoptent une posture critique.Ceci peut s’expliquer par l’importance de l’intégration sociale, qui favorise l’attention aux normes et qui modère donc l’effet de pauvreté. La trajectoire sociale est également une explication. La volonté de conformité aux normes d’alimentation et de corpulence chez les individus en trajectoire d’ascension sociale, ou chez ceux qui redoutent une forme de déclassement est plus grande car, à travers la corpulence est lue la position sociale. Enfin, la structure familiale joue également un rôle. L’arrivée d’un enfant, par exemple, va déclencher l’attention aux normes tandis que les accidents de la vie (rupture, deuil) peuvent au contraire l’abaisser.Ainsi, aux côté des groupes favorisés, qui diffusent et s’approprient facilement les normes d’alimentation et de corpulence, figurent ceux qui manifestent une forme de réaction populaire, qui expriment une forme de ‘liberté’ du point de vue des contraintes morale, économique et sociale, un refus à l’égard d’un surcroît de contraintes, à la différence de ceux qui cèdent à la pression normative.Pour conclure, le revenu ou encore le niveau d’éducation ne suffisent donc pas à expliquer les comportements alimentaires. La réception et la diversité de la mise en pratique des normes nutritionnelles s’expliquent donc aussi par les représentations de l’alimentation, celles du corps, la symbolique de la maladie, le lien établi ou non entre santé et alimentation. Et ces représentations collectives et identités sont propres à chaque classe. Il ne suffit pas d’augmenter les revenus ou de baisser les prix, ou encore ‘d’éduquer’ pour modifier les choix alimentaires. Des recommandations de santé qui ne tiendraient pas compte des systèmes de valeurs, des goûts et des styles de vie se révèleraient donc inefficaces. Au contraire, elles risqueraient d’augmenter les inégalités de santé en étant plus efficaces dans les milieux aisés que dans les milieux défavorisés.©Stéphanie Jassogne

DUQUESNE, B., ‘Hypermoderne, le mangeur belge?’, ULg Gembloux Agro-Bio Tech, Unité d’Économie et Développement rural. p. 5.

HÉBEL, P., (2008), ‘Alimentation. Se nourrir d’abord, se faire du bien ensuite’, Crédoc -Consommation et modes de vie, n° 209 – février 2008.

M. PADILLA, S. JAZI, M. SELTENE, (2001), ‘Les comportements alimentaires. Concepts et méthodes’, Options méditerranéennes, Sér. B/n°32, 2001- Les filières du lait et dérivés en Méditerranée.

MASULLO, A. et RÉGNIER, F. (2009), ‘Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale’, Revue française de sociologie, 2009/4 Vol. 50, p.751.

MASULLO, A. et RÉGNIER, F. (2009), op.cit., p.760.

MASULLO, A. et RÉGNIER, F. (2009), op.cit., p. 757 et 758.