La diversité culturelle, dans le contexte migratoire canadien actuel, est de plus en plus difficile à contourner pour la résolution de problèmes relatifs à l’état de santé de la population et pour la réalisation de projets du domaine de la santé publique.
Cette hétérogénéité pourrait même entraîner une remise en question des certitudes qui jusque-là guidaient les décideurs en matière de promotion de la santé (1,2). Ainsi, nous souhaitons établir un état de la situation quant aux conceptions que les immigrants ont de la santé. Selon l’OMS (3), « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette définition bien connue fait ainsi état d’une vision intégrée et globale de la santé qui implique une série de facteurs qui ont une influence sur le bien-être, dont l’environnement physique et social. La santé découlerait donc des interactions et d’un équilibre entre les diverses dimensions de la personne: physique, sociale et émotionnelle, mentale et spirituelle. Il est indéniable que chacune de ces dimensions interagit avec les autres.
Plusieurs études ont aussi été réalisées quant aux dimensions inhérentes à la santé et à ses représentations, certaines d’ordre général (4,5,6,7), d’autres plus spécifiques en fonction de l’âge (8,9,10,11,12), mais très peu de constats ont été effectués sur la population immigrante.
Cette étude exploratoire a pour objectif d’établir des constats qui pourront servir à émettre des suggestions quant aux pratiques de promotion de la santé chez la population immigrante à partir des conceptions qui en seront dégagées.
Nous pouvons présumer que les conceptions de la santé ont des incidences au niveau de l’adoption des saines habitudes de vie (13,14,15). Notons à cet effet qu’à leur arrivée au Canada, les immigrants jugent leur état de santé bon, très bon ou excellent dans des proportions plus élevées que ne le font la moyenne des autres Canadiens.
Cependant, cette appréciation tend à se transformer négativement au cours du temps: selon les données longitudinales provenant de cycles de 1994 à 2003 (16), les immigrants récents sont les Canadiens les plus susceptibles de déclarer un changement de leur état de santé de très bon ou excellent à passable ou mauvais. Afin d’amorcer un processus de changement potentiel, il est donc primordial d’identifier et de tenir compte de leurs conceptions de la santé (17,18,19).
Méthodologie
Notre étude est exploratoire et descriptive. L’échantillon est composé de 130 immigrants en situation d’intégration linguistique au sein de Centres de francisation de Montréal. Cet échantillon est composé d’hommes (38%) et femmes (62%) âgés de 19 à 55 ans. Ces personnes provenaient de l’Amérique du Sud (31%), l’Europe de l’Est (15%), l’Asie du Sud-est (16%), du sous-continent indien (8%), de la Chine (5%) et de l’Afrique du Nord (3%). Plusieurs détenaient 15 ans ou plus de scolarité (52%), 16% avaient 13 à 14 ans de scolarité et 32% n’avaient que 12 ans ou moins de scolarité. La plupart résidaient au Québec depuis peu : 28% depuis 1 an et moins, 26% depuis 2 à 4 ans, 19% depuis 5 à 9 ans et 27% résidaient depuis plus de 10 ans. Aussi, 79% des répondants vivaient en couple et 66% avaient des enfants. Quant au type d’emploi, 34% étaient professionnels, 25% étaient manuels non qualifiés, 16% étaient manuels qualifiés, 19% dans la vente ou services et 6% étaient aux études ou n’avaient jamais travaillé.
Les sujets ont été rassemblés par groupes de 6 afin de participer à des entrevues semi-dirigées où les questions relatives à la santé ont été posées devant tout le groupe. Il est possible dans un «focus group» qu’un répondant influence la réponse d’un autre. Cependant, chaque personne fut invitée à s’exprimer librement sur chaque question et à formuler ses propres réponses. Il est reconnu que les «focus groups» sont de bonnes méthodes pour recueillir les données servant à l’observation et à la compréhension d’un phénomène et pour recueillir des perceptions, des croyances, des attitudes etc. (20,21)
Nous avons analysé les deux questions suivantes :
Ça veut dire quoi pour vous la santé ou être en santé ?
Vous considérez-vous comme des personnes en santé ? Pourquoi ? Que faites-vous pour être en santé ?
Par une analyse des contenus de discours rigoureuse, nous avons dégagé le sens des réponses dans une perspective d’objectivité des données informationnelles. Cette activité prospective lors du traitement de l’information donne lieu à un codage qui consiste a reconnaître dans telle donnée informationnelle la catégorie dont elle fait partie (22).
Nous avons déterminé 9 catégories pertinentes en lien avec la recension des études portant sur la conception de la santé: santé affective et sociale; santé fonctionnelle; santé mentale et bien-être; santé physique; santé curative et système de santé; complet état de santé et de bien-être (définition de l’OMS); santé environnementale; santé spirituelle; santé écologique et santé habitudes de vie.
Nous avons ensuite effectué le décompte fréquentiel des catégories en nous servant du logiciel Nvivo, qui permet l’analyse de données qualitatives et dont il existe une version en français. Plusieurs réponses contenaient des éléments différents et faisaient l’objet d’une classification dans plus d’une catégorie.
Analyse des résultats
Nous avons relevé 301 occurrences qui nous permettent de cerner les tendances.
Quelles conceptions de la santé (occurrences et pourcentage par catégorie) ?
Catégories – Occurrences – Pourcentage
Habitudes de vie – 88 – 29 %
Santé affective et sociale – 18 – 6 %
Santé fonctionnelle – 34 – 11 %
Santé mentale et bien-être – 62 – 20,6 %
Santé physique – 68 – 23 %
Santé curative et système de santé – 9 – 3 %
Santé environnementale – 8 – 2,7 %
Santé spirituelle – 4 – 1,3 %
Santé vision écologique – 2 – 0,7 %
Complet état de santé et de bien-être (OMS) – 8 – 2,7 %
D’après ces résultats, la catégorie «habitudes de vie» revient le plus souvent. À peu près ex-aequo viennent ensuite les catégories «santé physique» et «santé mentale et bien-être». Suivent les catégories «santé fonctionnelle» et «santé affective et sociale». Les catégories ayant obtenu le moins d’occurrences sont : «santé curative et système de santé», «santé environnementale», la définition s’apparentant à celle de l’OMS (équilibre entre divers aspects), la «santé spirituelle» et la «vision écologique de la santé».
Il est intéressant de constater qu’une grande majorité des personnes lie intimement les habitudes de vie aux autres considérations sur la santé : physique, sociale, émotionnelle, mentale et spirituelle.
Nous remarquons aussi que ces participants démontrent qu’ils se donnent un certain pouvoir quant à leur santé et à son maintien. Nous pouvons présumer qu’un certain degré de scolarité relevé pour une bonne majorité des répondants est certainement relié à ce sentiment d’ «empowerment» quant à leur santé (23,24).
De plus, une autre dimension à considérer et qui pourrait expliquer ce fait est que dans certains pays il y a un manque quant aux services de santé accessibles à tous. Certains sujets ont mentionné que plusieurs services de santé existent dans leur pays mais dans plusieurs cas, ils sont très coûteux et réservés à ceux qui en ont les moyens. Quant à la situation au Québec, quelques personnes ont mentionné les longs délais pour consulter un médecin et la difficulté à trouver un médecin de famille comparativement à ce qui se passait dans leur pays. De plus, l’analyse des discours ne montre pas que la mention santé curative intimement liée aux soins de santé soit prédominante quant aux conceptions de la santé. Ces participants s’attribuent donc un grand pouvoir quant au maintien de leur santé. Il faut aussi ajouter qu’une très grande majorité des répondants se considérait comme étant en bonne santé. La majorité des répondants savait donc faire le lien entre le fait d’avoir de saines habitudes de vie et la santé.
Fait intéressant, les personnes interrogées mentionnaient la santé mentale et le bien-être comme étant presqu’aussi importante que la santé physique dans leurs conceptions de la santé. À ce sujet, les problèmes de stress dus aux difficultés d’adaptation, à l’inquiétude de ne pouvoir se trouver un travail au Québec, aux divers rôles et responsabilités à assumer sont souvent mentionnés. Il y a même certains professionnels qui ont parlé de leurs profondes frustrations de n’être pas reconnus au Québec dans leur domaine professionnel. Une fois que la période d’intégration sociale, durant quelques années, est dépassée, certains répondants (particulièrement ceux d’Amérique du Sud et Centrale) disent vivre moins de stress ici à cause d’un climat moins empreint de violence.
La santé environnementale et la vision écologique sont des dimensions qui sont peu mentionnées. Depuis un certain nombre d’années, les professionnels de la santé préconisent une vision élargie et incluent le concept de santé et environnement dans leur programme de promotion de la santé. L’environnement au sens large comprend le milieu physique mais aussi les conditions économiques, les structures sociales, etc. (25) Il est maintenant reconnu que la qualité de l’eau, de l’air et des sols a une grande influence sur la santé des gens. Les participants qui ont relevé ce fait et qui ont mentionné la santé environnementale dans leurs conceptions de la santé ont indiqué qu’il y avait moins de problèmes à ces niveaux que dans leur pays et disaient que leur santé s’était améliorée ici notamment parce qu’il y avait moins de pollution de l’air que dans leur pays (Mexique, Colombie, Chine…). Plusieurs personnes ont aussi mentionné qu’ils appréciaient les espaces verts au Québec, les parcs, les pistes cyclables et les possibilités de loisirs. Il existe aussi des facilités de transport qui n’existaient pas toujours dans leur pays. Le manque de temps dû à la nécessité d’aller à l’école pour apprendre le français et se qualifier ici, la recherche d’emploi et les responsabilités familiales et de travail sont par contre des obstacles pour bénéficier de tout cela et par exemple, de pratiquer des loisirs et de l’activité physique (certains mentionnent une certaine détérioration à ce niveau d’où une baisse de la forme physique et la prise de poids).
Conclusion et prospectives
Cette étude nous a permis de recueillir des informations pertinentes quant aux conceptions de la santé chez les immigrants. Nous croyons que ces constats peuvent servir à influencer les pratiques tant au niveau des interventions en matière de santé que dans l’élaboration de programmes d’éducation et de promotion de la santé.
Il est intéressant de constater que les immigrants interrogés ont mentionné que les habitudes de vie sont intimement liées à leurs conceptions de la santé. Nous pouvons présumer que leurs représentations culturelles leur donnent un certain pouvoir quant à leur santé et à son maintien. De plus, même s’ils ne sont pas exclusifs à ces populations, le stress, les diverses obligations familiales et le manque de temps sont des éléments à considérer dans l’analyse de la situation.
Ce qui est particulier chez ces immigrants, c’est que de forts défis d’adaptation à la nouvelle société sont à considérer. Ainsi, des formules de soutien sociocommunautaire peuvent être envisagées en tenant compte de leurs réalités. Une mise en place de moyens adaptés à ces populations qui visent aussi à l’établissement de réseaux avec la société d’accueil est également à envisager. Dans une perspective d’éducation pour la santé, nous recommandons de cerner ces conceptions initiales des immigrants si l’on veut qu’un changement puisse survenir dans une perception, une habitude de vie et un comportement (26,27,28).
Cela s’avère d’autant plus vrai en mode de prévention de la santé lorsqu’une personne ne voit pas tout à fait la nécessité de changer (29). Bien entendu, cela demande plus de temps de la part des divers intervenants qui ne peuvent répondre à cette dimension par manque de temps et de ressources. C’est alors qu’il faut penser à divers moyens pour aller rejoindre les gens si possible dans leur milieu en créant des alliances avec les écoles, les bibliothèques, les milieux de travail, les cliniques, les lieux communautaires etc. Il s’agit de permettre aux gens de développer leur autonomie pour faire des choix éclairés tenant compte de leurs valeurs et de leur milieu de vie. Une éducation à la santé renouvelée donnerait une place importante à l’individu et à la collectivité comme agents agissant sur leur santé. De plus, puisque ces dimensions n’étaient pas souvent mentionnées par les participants lors de notre étude, une éducation envers la santé environnementale et une perspective et vision écologique serait aussi souhaitable et serait à développer. Enfin, toutes ces dimensions pourraient tendre vers la notion d’équilibre, relationnelle, plus holistique et systémique visée par l’OMS.
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