La non-mixité consiste à créer des espaces de travail et/ou de parole entre personnes appartenant à un même groupe social. On retrouve cette non-mixité, par exemple, dans des corporations, dans des mouvements de minorités ethnique, de génération, de genre…
Cette pratique est utilisée par certains militants ou autoreprésentants, notamment dans les mouvements féministes, LBTG, antiracistes ou encore de personnes vivant en situation de handicap. La non-mixité fait l’objet de critiques, y compris au sein même de ces mouvements, car elle est parfois jugée comme excluante ou contre-productive et apparait de nos jours comme une option marginale.
Mixité/non mixité, une recherche d’égalité ?
Pour comprendre l’évolution de notre société en matière de mixité/non-mixité, il est intéressant de faire un détour par le monde scolaire. En effet, le temps de l’école des filles séparée de l’école des garçons nous semble révolu et la mixité s’impose aujourd’hui à nous comme une norme. C’est une réalité qui tend à se propager à l’ensemble des lieux de socialisation. La majorité des institutions, des lieux d’accueil, de formation et autres mouvements de jeunesse fonctionnent désormais en mixité de genre. Cette mixité de genre et, plus largement, la mixité sociale sont encouragées et en sont même élevées au rang de valeur.
Pourtant, la mixité dans les écoles, par exemple, est une construction récente qui s’est imposée pour répondre à des contingences matérielles avant tout. Selon Michel Fize[i], sociologue de la famille et auteur d’un ouvrage sur la mixité scolaire (2003), la mixité dans les écoles françaises est née dans les années 1960 sans réelle réflexion pédagogique préalable et dans le but de faire face à l’augmentation de la population scolaire et au manque d’infrastructures. Par la suite, dans les années 1980, des idées égalitaires sont venues renforcer l’option prise par l’enseignement public. En Belgique comme en France, la mixité a émergé dans les années 1960 pour se généraliser dans les années 1970, mais il a fallu attendre le décret « Missions » de 1997 pour voir la Communauté française en faire une obligation légale dans les écoles de son réseau.
Pour Michel Fize[ii] (2003, p274), « la mixité scolaire a échoué, puisque l’égalité des sexes n’est toujours pas assurée ». Il argumente par le fait que la mixité a une part de responsabilité dans la moindre réussite des garçons, en plus de n’avoir pas permis de réduire les stéréotypes et les discriminations sexuelles. Il faudrait, écrit-il, repenser la mixité. Pour repenser la notion de mixité, il est intéressant de l’articuler avec la notion d’égalité.
Christine Delphy[iii], sociologue et féministe (2016), dénonce que la mixité ne suffit pas toujours à rétablir l’équilibre et à assurer l’égalité. Elle considère que la mixité, si elle n’est pas accompagnée d’un réel travail de recherche d’égalité, conduit à « l’hyper sexualisation des conduites des deux sexes» et favorise les inégalités. Elle propose une alternative : instaurer une « non-mixité choisie » dans certains lieux afin de favoriser l’auto-émancipation. «La pratique de la non-mixité est tout simplement la conséquence de la théorie de l’auto-émancipation. L’auto-émancipation, c’est la lutte par les opprimés pour les opprimés. »
Les mouvements américains de lutte pour les droits civiques en sont une illustration. Dans les années 1960, après deux ans de travail mixte, le mouvement s’est ouvert uniquement aux Noirs « (…) estimant que c’était la condition pour que leur expérience de discrimination et d’humiliation puisse se dire …» (Delphy[iv] 2016).
Pour comprendre le choix de la non-mixité, il est important de se souvenir que la mixité n’est pas synonyme d’égalité, mais plus modestement un moyen d’obtenir de l’égalité. Un moyen qui, s’il n’est pas accompagné d’un réel travail de recherche d’égalité, peut se montrer contre-productif. L’introduction de la notion de « recherche d’égalité » permet de sortir d’une lecture binaire : mixité/non-mixité. Elle nous offre une grille d’analyse plus complexe avec quatre possibilités au sein d’un groupe :
- une mixité sans égalité, au sein de laquelle on n’a pas instauré une politique d’égalité dans laquelle se développe un renforcement des rapports de force entre les sexes ;
- une mixité émancipatrice accompagnée d’une réelle recherche d’égalité ;
- une ségrégation, dans laquelle le groupe des dominés est mis à part ;
- une non-mixité choisie comme outil d’auto-émancipation.
Mixité/non mixité, une adaptation en fonction des objectifs
Nous avons interrogé des professionnels du secteur social à ce sujet et il est apparu comme essentiel que la question de la mixité ou de la non-mixité à l’intérieur des actions sociales est à mettre en lien avec les objectifs à atteindre.
Par exemple, s’il s’agit de sensibiliser le public à la problématique des violences faites aux femmes, il est sans doute intéressant de travailler en mixité. Mais s’il s’agit d’outiller ces femmes pour se défendre, il est intéressant d’envisager la non-mixité comme une option valide.
Irène Zeilinger[v] de l’asbl Garance témoigne : « on se sent très mal compris quand on travaille en non-mixité parce que les gens ne comprennent pas toujours l’objectif principal qui est d’outiller les femmes. Dans les groupes mixtes, les rapports de pouvoir se reproduisent malgré la meilleure volonté des hommes et des femmes. On passe alors beaucoup de temps à déconstruire les rapports de violence. Nous avons observé aussi que la prise de parole n’est pas la même ; ce sont les hommes qui parlent le plus même lorsqu’ils sont minoritaires. Enfin, c’est aussi une question de sécurité et de confiance. La majorité des femmes qui ont été victimes de violence, l’ont été par des hommes. Elles ont du mal à refaire confiance aux hommes et nous devons constater qu’il est plus facile de parler de ces sujets entre femmes. »
Audrey de Briey[vi], coordinatrice des asbl Mode d’Emploi (2016), argumente le choix de la non-mixité des formations Vie Féminine de la manière suivante : « la non-mixité permet aux femmes (…) d’acquérir plus de confiance en elles, en leurs capacités, leur potentiel, de les rendre plus sûres d’elles.»
A l’asbl Garance, lorsqu’ils organisent des groupes de self défense, Irène Zeilinger[vii] a observé « que certains hommes tentent d’impressionner les femmes laissant à celles-ci moins l’occasion de développer leur potentiel. Pour certains, il est inconcevable que les femmes assurent elles-mêmes leur sécurité.
D’autre part, on remarque qu’ils ont du mal à laisser une provocation sans réponse. Ce qui les amène à se mettre en danger plus que les femmes. »
Pour toutes ces raisons, il est intéressant de travailler en groupes non mixtes afin d’outiller chacun en fonction de sa différence.
Dans le champ du handicap, les concepts d’autodétermination tels que le « peer counseling » et l’ « empowerment » se sont répandus depuis les années 1990 ; ils regroupent des actions de formation par les pairs (appelés « pairs aidants ») et d’ « auto-représentation » dont le leitmotiv est : « Rien pour nous sans nous ! » (déclaration de Madrid[1]). Il s’agit d’accompagnements de personnes vivant avec un handicap désireuses d’augmenter leur autonomie, par des personnes vivant en situation de handicap qui ont atteint un niveau d’autonomie plus grand.
Le professeur Michel Mercier[viii] mène, depuis plus de 20 ans, avec son équipe, des recherches et des actions en faveur des personnes en situation de handicap, notamment dans le domaine de l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS). Il connait bien les notions de « peer counseling » et d’ « empowerment » et nous en parle : « des personnes concernées par le handicap, leurs accompagnants et des chercheurs ont développé des procédures visant à orienter les champs de recherche. C’est là l’esprit du programme international d’éducation à la citoyenneté démocratique où les personnes bénéficiaires deviennent des experts et les experts, des bénéficiaires.»
Dans ses formations d’autodéfense, l’asbl Garance recourt à des formatrices en situation de handicap mental accompagnées simplement par une assistante non porteuse de handicap qui n’intervient pas dans les débats.
« En raison de son handicap, l’animatrice peut davantage communiquer pour être comprise. Le fait que l’animatrice est une femme en situation de déficience intellectuelle permet aux participantes de s’identifier à elle. Elles en sortent grandies. Le fait que le savoir soit transmis par une femme qui leur ressemble leur permet d’entrevoir de nouveaux possibles. » (H Zeilinger[ix])
L’EVRAS demande, selon nous, à être questionnée en terme de mixité et de non-mixité. A ce sujet, le Professeur Mercier met en évidence la pertinence de différentes approches : « dans le domaine de l’EVRAS, il est intéressant de travailler, d’une part, avec des groupes mixtes, puisque dans de nombreux cas, la vie relationnelle, affective et sexuelle se joue en mixité, et d’autre part, avec des groupes non-mixtes, notamment lorsqu’il s’agit d’homosexualité, afin que les personnes du même sexe puissent s’exprimer entre elles à propos de leur orientation sexuelle. En outre, même dans l’hétérosexualité, les sensibilités et les représentations sociales des hommes et des femmes sont différentes. Il est donc intéressant, dans les animations, d’alterner les moments de mixité et de non-mixité. Lorsqu’il s’agit de personnes en situation de handicap et de personnes valides, la mixité combinée à la non-mixité est également riche. La mixité répond à la nécessité d’apprendre à s’adapter l’un à l’autre dans l’hétérogénéité. Il est aussi important d’avoir des groupes non-mixtes à d’autres moments pour permettre aux participants d’exprimer leur différence avec l’autre groupe. »
En guise de conclusion
En conclusion, la mixité est largement répandue dans notre société et nous avons tenté de démontrer que dans le champ du handicap comme en matière de genre, elle n’est pas fatalement porteuse d’égalité et de possibilité d’expression pour les groupes dominés. La mixité est un moyen nécessaire, mais non suffisant pour atteindre l’égalité. Elle est un facteur essentiel d’inclusion. Elle est idéale pour reconnaitre la différence et pour permettre le « vivre ensemble » des hommes et des femmes d’une part, et des personnes vivant ou non en situation de handicap d’autre part.
Cependant, tout au long de cet article, nous avons tenté de montrer l’intérêt que peuvent avoir des moments de non-mixité au sein des actions sociales. La non-mixité est intéressante dans le champ du handicap, comme dans le travail sur le genre, parce qu’elle permet l’expression des individualités, la transposition des stratégies et le partage du vécu, dans une démarche d’autodétermination.
Pour que la mixité et la non-mixité soient émancipatrices, elles doivent être choisies en fonction des objectifs à atteindre et accompagnées d’une recherche d’égalité.Enfin, l’idéal, selon nous, dans une visée d’universalisme proportionné, est de rester ouvert et souple dans nos pratiques.