En février dernier, les Rencontres Images Mentales tenaient leur 16e édition. Cette année, un film de portrait parlait de la souffrance des soignants.
Point de départ de son film La tristesse un peu, la passion toujours (78’, France, 2022), le documentariste Olivier Hems s’intéresse à la souffrance au travail, un thème mis en avant dès les années 1980-90, notamment par le psychologue Christophe Dejours. Le réalisateur se demande : « comment soigner les soignants ? ».
Son projet initial capote quand surgit l’épidémie de Covid, mais les contacts qu’il a pris le dirigent vers un médecin généraliste, Alain, victime d’un burn out alors que va sonner l’âge de la retraite. Il se rend compte qu’Alain a envie et même besoin de parler. C’est l’origine du portrait émouvant et nuancé d’un homme dont on serait heureux de serrer la main, un soignant profondément humaniste (versus techniciste).
Lors de la dernière consultation d’une longue journée, une patiente, voyant la mine et l’attitude de son médecin, s’exclame : « Docteur, vous êtes plus malade que moi ! » De fait, il va à la fenêtre, l’ouvre, vomit. Il va alors faire l’expérience de l’étrangeté : « J’entendais les gens autour de moi, et j’étais en dehors de la vie de tous les jours, complètement à côté de la plaque, perdu… J’ai vu un psychiatre, il a compris ». Après une hospitalisation, il retrouve ses patients. Olivier Hems le filme à leurs côtés, mais aussi auprès de sa mère (qu’il soigne) et de sa compagne, sa psy, et enfin seul face caméra.
De multiples questions sont ainsi évoquées, et souvent dans un effet miroir : le soignant souffre lui aussi, le patient se fait un peu médecin (comme cette femme qui dresse la liste des médicaments à lui prescrire, ou cet homme plus âgé qui prodigue des conseils sur la retraite). Les effets du confinement : « Je trouve les patients tristes. Il est temps que la période se termine. » (Lui aussi a l’air triste, ou du moins préoccupé – ce qui ne l’empêche pas de manier l’humour en consultation). Il y a l’imbrication des problèmes physiologiques, psychologiques, familiaux, professionnels chez les patients. Les heures de paperasse, les revenus modestes : « Ce sont les gardes qui me faisaient vivre ». Le vieillissement. La retraite : que faire ensuite, quand on a tout donné pour son métier ? Et tout ce que l’on a sacrifié pour cette passion : « Je voulais faire ce qu’il faut pour mon métier, et le reste du temps serait pour ma famille, mes proches. Mais du temps, il n’en restait plus ». S’ensuit un divorce, l’éloignement des enfants, puis des petits-enfants… Question : « Vous regrettez ce choix ? » Réponse, après réflexion : « Non… »
Le travail à cœur
Le débat qui a suivi la projection, animé par Christel Depierreux de l’Asbl Psymages, réunissait Olivier Hems, Thomas Périlleux (sociologue, auteur de Le Travail à vif, Érès, 2023) et Marco Schetgen (médecin généraliste, doyen de la Faculté de Médecine de l’ULB). Il a porté sur le burn out mais s’est élargi à ce qu’il faut bien appeler le marasme des soins médicaux de première ligne. En voici quelques échos notés à la volée.
Marco Schetgen raconte. « Personnellement, je n’ai pas été victime d’épuisement professionnel, mais j’ai vu beaucoup de cas autour de moi. On estime d’ailleurs que 30% des généralistes font un burn out. En Grande-Bretagne, il existe des médecins formés pour soigner les généralistes mais, en Belgique, il n’y a pas de prise en charge spécifique : le plus souvent, on sollicite un confrère qui vous rend service, en quelque sorte, entre deux portes… »
Quels sont les signes qui annoncent la souffrance professionnelle ? Quand faut-il s’inquiéter ? « Quand on n’a plus de temps de recul pour souffler, pour élaborer ce que l’on va faire dans son travail. Quand il n’y a plus de réunions d’équipe. Et quand une désensibilisation s’installe : le problème, c’est que c’est très progressif… En fait, c’est quand on n’a plus de plaisir à faire ce métier », ajoute le généraliste.
“Les jeunes généralistes se protègent”
Le facteur déclencheur est souvent un événement tel qu’un divorce, la mort d’un proche. Ou alors l’échec : un gros échec ou une accumulation de petits. Un facteur aggravant est certainement l’informatique envahissante (avec sa cohorte d’heures volées à la pratique médicale). Le film montre bien que le médecin pianote souvent sur le clavier. Cependant, souligne le réalisateur, « Alain est dans le temps présent, il oublie tout le reste et se branche sur le patient. Il a aussi des temps de silence, qui déclenchent la parole ». Et il ne fait pas l’impasse sur son propre burn out, ce qui signifie implicitement au patient : moi aussi j’ai été malade.
Les facteurs protecteurs sont connus : le travail en équipe, et un équilibre avec la vie familiale et affective. Les jeunes médecins y sont attentifs : ils limitent souvent a priori leur temps de travail. L’ennui, c’est qu’une médecine holistique – telle que la pratique le médecin du film – cela prend du temps ! Il faudrait donc davantage de médecins de première ligne, alors qu’on en manque… ce qui était prévisible depuis longtemps avec le numerus clausus.
« Les jeunes généralistes se protègent, eux ne seront pas en difficulté, c’est le système de soins qui sera impacté, redoute Marco Schetgen. Et les patients vont payer le prix. Les services d’urgence seront engorgés ». Cela fait plusieurs années que l’on parle en France de la débâcle de l’hôpital public. Olivier Hems ajoute : « En France, on n’arrive plus à soigner les gens correctement. » Anecdote personnelle : accueilli récemment dans un hôpital bruxellois pour un examen, j’entends un médecin, venu pour la même raison, parler avec un confrère du service. Il fait de temps en temps des remplacements en France et il est encore plus dur : « Dans tel hôpital public, on délaisse tellement les patients que ça finit par les tuer ». Sic.
Qu’est-ce que la situation française présage pour la Belgique ?… D’autant que les infirmières, elles aussi – elles que l’on applaudissait naguère dans le vide – disent « ça suffit » de la manière la plus claire, c’est-à-dire en quittant le métier. Et voyons plus loin que les soins de santé : ce n’est pas d’hier que nombre d’enseignants remettent leur tablier dans les cinq ans qui suivent leur arrivée sur le « marché du travail ». Je m’arrête là, mais on pourrait probablement aller voir du côté d’autres métiers fondamentaux (au sens propre) de la vie sociale.
La tristesse un peu, la passion toujours (78’, France, 2022), un film d’Olivier Hemshttps://www.mille-et-une-films.fr/la-tristesse-un-peu-la-passion-toujours
Les Rencontres Images Mentales, organisées chaque année par l’Asbl Psymages, promeuvent la réflexion sur l’audiovisuel en santé mentale et l’accès à l’information et à la documentation audiovisuelle dans le secteur de la santé mentale. Retrouvez le programme de la 16ème édition des RIM 2024 : https://www.psymages.be
Soutien psychologique aux médecins généralistes : un numéro d’appel
Si vous traversez une période de stress intense, faites face à une situation de toxicomanie ou si vous êtes aux prises à des pensées suicidaires, vous pouvez contacter Médecins en difficulté via le numéro gratuit 0800 23 460 (entre 9h00 et 17h00 les jours ouvrables), ou remplir le formulaire de contact sur le site médecins en difficultés.be.
Médecins en difficulté est une organisation du Conseil National de l’Ordre des Médecins qui travaille de manière autonome et complètement séparée de la partie disciplinaire de l’Ordre des Médecins. La discrétion et la confidentialité sont garanties. En plus de son fonctionnement en tant que plateforme d’aide, Médecins en difficulté se concentre également sur la sensibilisation et la prévention des problèmes psychologiques auprès des médecins. C’est également un centre de connaissance et un point de contact central pour toutes les personnes intéressées.