Il faut bien l’admettre entre nous, la santé n’existe pas comme «le parfait état de bien-être physique, mental et social» comme on a tenté de nous le faire croire. Il faudrait faire preuve de beaucoup de forfanterie ou d’inconscience pour s’appliquer à soi-même cette définition. Ça donnerait le dialogue cocasse suivant:
-Comment va la santé?
-Ca va! Je suis en parfait état… de bien-être physique, mental et social!
Personne n’y croirait. C’est impossible de s’inscrire dans une telle perfection, pas même d’y aspirer. La santé n’est pas un état de perfection, mais plutôt un processus incertain. La santé reste une question pour chacun tout au long de la vie.
Hans-Georg Gadamer (1) évoque très justement le «lieu caché de la santé», son «caractère latent». Il n’est pas aisé de définir la santé. Il n’existe pas de normes absolues permettant de la décrire, pas de traitement opposable permettant de la produire. La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant à la fois possesseur et porteur de qualités héritées, mais aussi, selon Georges Canguilhem , «créateur de valeurs, instaurateur de normes vitales (2)». À cet égard, le sujet vit sa santé au jour le jour, la crée et l’éprouve dans une lutte face aux «infidélités du milieu» (3).
Conçue ainsi, la santé est en premier chef la question d’un sujet et de sa présence au monde, tandis que la santé publique apparaît comme démarche politique, s’attachant à débrouiller dans une population, l’écheveau des conditions nécessaires à la production de santé, pour les transformer.
Ainsi, la santé concerne chacun pris singulièrement, tandis que la santé publique se présente comme réponse politique au service de la population. Force d’observation , elle met au point et développe ses instruments de mesure qui relient divers éléments à leurs effets dommageables. Force d’intervention , elle va contrôler les éléments nocifs en élaborant les mesures techniques et réglementaires adaptées. Force de proposition , elle promeut une culture, des attitudes, des comportements, dans l’espoir offert aux populations qu’une adhésion aux messages entraînerait une vie plus longue et sans incapacité.
La santé concerne chacun individuellement, tandis que les conditions qui permettent à la santé de se déployer relèvent au premier chef de la responsabilité politique.
Parler de promotion de la santé c’est tenter le croisement de démarches qui interrogent les politiques publiques dans leur capacité de créer les conditions de la santé, mais aussi interrogent chaque sujet singulier sur la façon dont il conduit sa propre vie et son rapport au monde. On voit bien alors qu’il y aura rencontre et confrontation de deux intérêts qui peuvent être conflictuels.
Au nom de l’intérêt général, les pouvoirs publics s’efforcent de pacifier l’espace public, tandis que le sujet se préoccupe de préserver la liberté de son espace privé. La santé publique peut se développer sous la forme d’un ensemble de dogmes, de croyances «scientifiquement validées», de normes qui appellent en retour la soumission des sujets. Tandis que le sujet singulier, mi être de raison, mi être de l’inconscient fait entendre sa petite musique et met en œuvre sa résistance. Acceptons-le, sa conduite jugée défavorable selon les normes édictées par les acteurs de santé, ne relève pas tant de l’irrationalité, même si elle en donne l’apparence, mais témoigne davantage de la force du désir à l’œuvre dans l’agir humain et le désir c’est l’autre de la raison.
La santé c’est de la complication …
(4)
On peut appliquer à la compréhension de la santé les deux notions que Jacques Ardoino propose pour lire le monde: celle de la complication et celle du complexe .
Le monde de la complication , c’est celui de la technique, celui de la mécanique, où tout élément peut être décomposé en ses éléments fondamentaux. On peut comprendre le fonctionnement général de l’objet par l’analyse de chaque élément pris en lui-même, et des relations qu’il établit avec les autres. Ce qui est compliqué peut être ramené à des éléments simples et connus devenant de ce fait simplifiable .
Le discours de santé publique s’entend pour partie sur ce mode de la complication qui fonde une épistémologie de la transparence , où chaque élément s’inscrit de façon linéaire par rapport à l’autre dans un lien univoque de causalité. La croyance largement partagée, selon laquelle une présentation rationnelle et bien menée des liens de causalité entre telle conduite et telle pathologie permettrait de prévenir la survenue de celle-ci ou d’en enrayer le développement, sert le plus souvent de postulat de base à l’éducateur. Les discours sur la prévention du sida, mais aussi sur les risques liés à l’usage de tabac et autres toxiques, aux abus d’alcool, etc., témoignent sous la diversité des thèmes de cette conception du «message» (5). Tous ces comportements de prise de risque devraient donc, en raison, céder devant les propositions philanthropiques et savantes des éducateurs. (6)
Lorsque les injonctions morales puisées dans ce monde de la transparence, de la rationalité, ne produisent pas sur les populations concernées les effets escomptés, c’est le mode de transmission du message qui est mis en cause.
Les acteurs de santé publique réclament alors des outils, des méthodes de communication enfin performantes pour persuader, confondre l’entêté qui ne peut se résoudre à accepter les façons de vivre que lui présentent les professionnels qui, par postulat, lui veulent du bien.
La santé publique aspire à la maîtrise, celle des conditions physiques de la santé, mais aussi celle des conduites humaines. C’est la visée de l’Utopie décrite par Thomas More , où au prix d’un autocontrôle, chaque individu serait en santé: «Le sage qui aime mieux prévenir la maladie que recourir aux remèdes, fuir la douleur plutôt que la soulager par des calmants, préférera également se priver de ces sortes de plaisir ( les jouissances du boire et du manger ) dont il aurait à réparer les inconvénients.» (7)Thomas More voulait ainsi une société sans conflit sécrétant une sorte d’ataraxie individuelle et collective, sans place pour les désordres de l’intime et de la vie personnelle. L’Utopie, c’est la prétention de cerner la totalité pour que rien n’échappe au contrôle. Gérer la complication en la décomposant en éléments simples et contrôlables est l’ambition de toute politique qui se veut efficace.
Dans le registre de la complication, l’acteur en santé publique a besoin de catégories (8), dans le double sens étymologique, de rendre visible , révéler , déclarer hautement , mais aussi de dénoncer , d’accuser . Les catégories sont indispensables pour rendre possible le travail social par exemple, mais dans le même mouvement, la dénomination catégorielle enferme, réduit le sens, empêchant de construire une vision du monde ouverte sur la singularité. La variété des catégories autour des risques, populations à risque, comportements à risque est une suffisante illustration de l’impasse et de la course en avant de découpages catégoriels sans cesse remodelés et affinés pour tenter de rendre compte de la diversité des fonctionnements humains.
Sur ce registre de la complication , l’épidémiologie crée les catégories qui permettent de mettre en évidence les liens entre les facteurs, proposer une compréhension de l’enchaînement des événements pour faciliter de ce fait la définition et la mise en place d’une politique de santé.
Devant la nouveauté de l’épidémie de l’infection à VIH, par exemple, il a fallu construire des catégories pour rendre compte des modes de transmission du virus. La première catégorisation proposée, gay cancer , n’a pas résisté à l’extension de l’épidémie. La suivante se voulait plus élaborée, les 4 H : homosexuels , héroïnomanes , Haïtiens , hémophiles . Ce découpage s’est trouvé à son tour abandonné au profit d’une description de modes de transmission qui se voulait plus acceptable: homosexuels , bisexuels , toxicomanes (usagers de drogues intraveineuses) (9), hétérosexuels , etc . De nouveaux découpages catégoriels ont été proposés pour tenter de suivre l’évolution de la pandémie, entre autres une redéfinition des critères de la catégorie contamination hétérosexuelle (10).
Mais le regroupement de vies singulières sous une catégorie ne risque-t-il pas de renforcer l’illusion d’une communauté de vie et de destin? On nomme ainsi la communauté homosexuelle , comme si le fait d’exprimer sa sexualité sur le mode de l’homophilie décrivait une manière et une seule de vivre sa sexualité, et de surcroît, immédiatement contaminante. Qui peut-on regrouper alors sous la bannière de l’hétérosexuel?
En santé publique, les catégories épidémiologiques permettent de grouper des individus et ainsi de faire nombre et de désigner au politique les populations à risque ou les populations cible (11). La catégorisation produit une simplification qui permet d’orchestrer la propagande: le virus VIH existe, il peut se transmettre, le préservatif est une barrière au virus, tout est simple! Le monde de la complication est celui de la simplicité et de l’exigence morale de soumission au «message», dont la bénévolence ne fait pas de doute à l’émetteur.
Et pourtant!
Les catégorisations sont d’une utilité plus limitée pour une démarche éducative. Bien sûr, ces catégorisations permettent de mettre en évidence du point de vue des grandes masses, les déterminants de telle ou telle action, ou de tel ou tel état de santé. Pour autant, face à ces déterminants, on ne peut oublier la question du sujet singulier. Or, selon le néologisme d’Ardoino, le sujet garde une capacité de «négatricité», c’est-à-dire une capacité de réagir en s’opposant aux tentatives d’objectivation que l’on fait sur lui.
La santé humaine c’est surtout du complexe …
Nous dirons que l’essence même de l’humain est complexe et irrémédiablement complexe. Nous ne sommes pas dans l’attente du progrès des sciences qui nous permettraient enfin, par le cumul de leurs apports de rendre compte de l’ensemble des éléments en jeu dans les conduites humaines et d’en assurer la maîtrise. L’humain ne nous est pas accessible dans sa totalité. Le sujet humain ne peut se réduire à cet individu rationnel, linéaire, transparent qui attendrait la vérité de la science pour transformer ses comportements et atteindre le Nirvâna de la santé.
La philosophie grecque nous présentait déjà l’homme dans sa prétention et sa faillite relatives à la recherche du Vrai et du Bien. Aristote évoque ainsi «l’irrationnel appétitif» (12), à l’œuvre en l’homme, reconnaissant qu’une part de nous-mêmes est soumise au désir contre lequel nous ne pouvons pas grand chose. L’homme, être désirant, est pris dans cette aporie du sujet, à la fois assujetti à son histoire et se voulant, dans le même mouvement, acteur responsable de cette même histoire. Le registre de l’humain nous renvoie à une épistémologie de l’opacité . Nous ne savons pas bien d’où nous venons ni où nous allons et quelque chose de nous-mêmes nous échappe pour toujours.
La psychanalyse nous introduit à cette part obscure du sujet. Elle conçoit la vie psychique comme une vie incarnée. Pour autant, le corps dont parle la psychanalyse n’est pas le corps-objet de la génétique, de la biologie, il s’agit d’un corps-sujet quelles que soient ses aptitudes. Le corps-sujet est à la fois système biochimique comme organisme — à ce titre soumis au risque de toute chair— et activité de conscience créatrice de valeurs — à ce titre mû par le désir. La réalité humaine est une. Le sujet humain est à la fois désir et raison. Cependant, ce que nous dit Lacan , c’est que «l’énergie qui pousse les diverses pulsions au travers de leurs vicissitudes n’est pas accessible au calcul , elle ne se laisse interpréter qu’après coup dans ses effets» (13). La promesse de la psychanalyse n’est pas celle d’une «vie équilibrée» dans je ne sais quelle transparence des causalités enfin dévoilées et maîtrisées, mais plutôt une sorte de «savoir vivre» avec les effets non connus d’avance de cette énergie incalculable qui se donne à voir dans les complexités, les inadaptations, les erreurs, les souffrances qui signent le rapport du sujet au monde.
La médecine n’explique pas pourquoi la maladie touche cet homme et pas l’autre: «C’est que ces conclusions sont du côté des modélisations à partir des grands nombres et de la statistique, abstraction inerte, alors que l’homme est du côté du vivant, du désir, du plaisir et de la conscience. Il échappe.» (14)
Dans le monde de la complication , l’homme n’a pas de choix. Il est dans l’irresponsabilité, puisque la science lui impose sa conduite. Dans le monde de la complication , l’homme ne peut exercer sa liberté. Il ne peut que se soumettre à l’ordre moral, à ses devoirs, aux valeurs sociales à l’œuvre dans son environnement. Le monde de la complication est hors du champ de l’éthique.
Le monde de la complexité , au contraire, ouvre le champ des possibles. Dans le monde de la complexité, les choix de l’homme ne lui sont imposés, selon Agamben , par aucune «…essence, aucune vocation historique ou spirituelle, aucun destin biologique que l’homme devrait conquérir ou réaliser.» (15)Le monde de la complexité renvoie l’homme à l’éthique, c’est-à-dire à l’exercice de sa responsabilité.
Promouvoir la santé c’est-à-dire promouvoir «la raison de vivre»!
Dans sa réflexion sur la fabrique de l’homme occidental , Pierre Legendre (16) énonce les conditions «pour que s’élève la voix humaine»: il faut «des mots, des images et un corps», mais aussi une quatrième dimension, «il faut la raison de vivre». Nous sommes d’emblée instruits de ce qui caractérise l’homme confronté à «l’Abîme du naître et du mourir», et au mystère de «l’être là» comme un vivant, en quête de sens.
La santé, comme notion, n’a pas de sens en soi qui serait univoque, identique pour tous et généralisable. La santé se révèle comme une production de notre histoire qui a commencé, un peu sans nous, un peu avec nous, comme le dit le poète: «Nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas».(17) C’est l’histoire d’un petit d’homme qui naît du désir de l’autre et prend corps portant «au front la marque de ceux qui l’ont fait naître» (18) ajoute encore Pierre Legendre.
La santé c’est l’histoire d’un corps, mais d’un corps parlé, livré dès la naissance à l’Autre, du fait de sa prématurité. Aussi doit-il pour survivre être enveloppé de langes, mais aussi et surtout des «paroles de ceux qui l’aident à naître» et qui peu à peu vont l’introduire dans les questions du sens pour lui permettre d’habiter «l’Abîme». On devient ce qu’on devient parce qu’on nous a parlé.
Tributaire de caractéristiques biologiques héritées dans un contexte socio-historique spécifique qui va déterminer pour partie ses capacités de développement, le sujet humain est appelé à se réaliser. La santé est la capacité d’un sujet humain singulier de vivre une vie possible pour lui . Il n’est donc pas possible de définir de l’extérieur ce que doit être la santé pour un individu singulier, il s’agit d’un processus, d’une adaptation, d’un engagement, dans ce qui fait sens pour lui.
La santé est ainsi pour chacun, tout au long de la vie et entièrement coextensive à la vie, une présence au monde: joie et performance tout autant que confrontation à la douleur et à la souffrance. La santé est à la fois exercice dynamique de l’expression de soi et dans le même mouvement, expérience de la limite, du vieillissement, du handicap parfois, de la maladie et glissement vers la mort.
Il existe une part d’ombre d’être un corps traversé à la fois de plaisir et de douleur. La santé n’est pas un «état», mais plutôt une dynamique, un processus qui se développe dans une adaptation permanente aux tensions externes et internes. La santé est en perpétuel déséquilibre comme expression concrète de la réponse au jour le jour à la question du pourquoi de l’existence. L’homme est un être en devenir, un être inscrit dans un processus de changement dont il peut, pour partie, déterminer l’orientation et la direction. L’homme ne peut être réduit à un être qui aurait simplement des devoirs à accomplir et en ce sens soumis à la morale; l’homme au contraire est appelé à la démarche éthique du choix. La quatrième dimension dont parle Pierre Legendre, «la raison de vivre» est donc fondamentale, et la question de la santé pour un «sujet» ne peut véritablement prendre sens que dans cette perspective.
Cette présence au monde qui le transforme perpétuellement fait du corps-sujet un être en devenir permanent. Les manières de vivre et de mourir, de boire et de manger, les façons d’aimer, de travailler, de vieillir se fondent sur sa capacité au changement. Chaque être humain est ainsi appelé à se distancier de son inscription naturelle et à tracer le sillon de sa vie singulière dans le champ de son histoire familiale et sociale .
L’aptitude à la santé s’inscrit dans l’ensemble de ces enjeux. Soulignons-le, l’interpénétrabilité de l’homme et du monde place ce dernier dans une situation inconfortable, qui l’oblige à renouveler sans cesse, pour lui-même, la réponse au sens de son exister. Ainsi, la question du suicide des jeunes est troublante. Il se pourrait que les adolescents se donnent la mort parce qu’ils ne trouvent pas de sens à leur vie, que notre société est incapable de répondre à l’idée exigeante de leur raison d’être, que l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ne peut plus se soutenir.
Les pouvoirs publics ont une difficulté à arbitrer, y compris sur les questions de santé, entre la liberté du sujet et la nécessaire protection des populations dont ils ont la charge. Ce n’est pas sans danger lorsque les prises de risque des populations font l’objet de politiques, c’est-à-dire font l’objet de décisions des pouvoirs publics qui les imposent au nom de principes qui seraient supérieurs aux choix personnels des individus.
Nous avons en mémoire les débats renouvelés chaque hiver autour de positions antagonistes d’élus, présentées comme déontologiques-. Les uns refusent aux sans domicile fixe (SDF) le droit de rester accrochés à leurs abris de fortune livrés aux intempéries, car ils ne doivent pas mourir de froid! Les autres respectent leur choix! Est-ce qu’au nom de leur survie biologique présentée comme un bien absolu, on peut tenir pour nul et irresponsable le refus qui est le leur, tout aussi absolu, de se plier à nos usages, à nos modèles, aux modes d’hospitalité précaires et provisoires que nous avons conçus pour eux? De plus dans des temporalités qui respectent plus notre sensibilité au froid que notre générosité, puisque les risques de mortalité pour les SDF sont plus grands l’été, au moment où les ONG caritatives prennent de justes repos? Est-ce qu’il nous est pensable d’attacher de la valeur à ce qu’ils nous disent du sens de leur vie, si ce sens pour eux , les bonnes raisons qu’ils présentent pour justifier le refus de nos avances ne sont reçues par nous que comme signe d’une irrationalité provocante?
La santé humaine c’est jouer avec les risques…
Dans la préparation de cette rencontre, je me suis replongé dans un petit livre d’anthropologie de David Le Breton , intitulé Passions du risque . Dans cet ouvrage qui date d’une quinzaine d’années pour la première édition et régulièrement mis à jour depuis, l’auteur tente d’analyser les paradoxes de notre société qui réclame et valorise la sécurité à tout prix, la recherche du risque zéro, tout en magnifiant les exploits les plus fous, prenant pour courage les expositions majeures au risque. Le jeu avec la vitesse, la pratique des sports extrêmes, les risques de l’aventure, sont les figures de l’excellence. L’aventure sert de moyen de formation et d’intégration sociale.
Les récits de nos grandes traditions montrent bien notre ambivalence face au risque. Chacun peut se souvenir du retour de l’enfant prodigue (19). Ce récit biblique décrit la confrontation de deux modes de vie: un frère modèle, travailleur, fidèle et l’autre qui a tout balancé cul par-dessus tête, dilapidé ses biens, courtisé les femmes, couru toutes sortes de risques, et pourtant c’est lui que le père reconnaît et honore. C’est la prise de risque qui est récompensée.
David Le Breton nous présente le jeu avec le risque comme un jeu avec la vie: ça passe ou ça casse, mais quand ça passe, le joueur est rassuré sur le fait d’être vivant, d’exister pleinement. «Jouer un instant sa sécurité ou sa vie, au risque de la perdre, pour gagner enfin la légitimité de sa présence au monde ou simplement arracher dans la force de cet instant le sentiment d’exister enfin, de se sentir physiquement contenu, assuré dans son identité.»(20) L’auteur nous prend à témoin: «Franchir un stop les yeux fermés, ne pas s’arrêter à un feu rouge, conduire à contresens sur une autoroute, voler dans un grand magasin ou «casser» une voiture, saccager un magasin, consommer de l’héroïne ou renifler de la colle, avaler des médicaments, ne plus se nourrir, conduire sa moto à grande vitesse sur une route de campagne ou quitter sur un coup de colère la maison de ses parents pendant plusieurs jours, se lancer dans une escalade difficile, présumer de ses forces au cours d’une activité physique intense, etc., ce sont là des actions éparses, loin d’être exhaustives, en apparence éloignées les unes des autres, aux conséquences bien inégales sur l’existence; elles dévoilent cependant une structure commune, celle du risque délibérément choisi, bien sûr, mais aussi pure ou atténuée, celle de l’ordalie. Une recherche par effraction, en contrebande, de signification.» (21) L’ordalie est un rite qui se prononce sur la légitimité de l’existence de celui qui la tente.
Je voudrais vous proposer, juste pour rappel, quelques conduites dans lesquelles certains reconnaîtront peut-être des bribes de leur histoire.
Pour prendre un détour et esquiver les coups, nous dirons que nous avons vu autour de nous – pas nous bien sûr – d’aucuns boire plus que de raison et conduire des véhicules qui par bonheur, à l’instar des vieux chevaux d’antan, connaissaient le chemin et ramenaient l’homme sans conscience à la maison.
D’aucuns – pas nous bien sûr – se sont surpris bien des fois au volant de leur moto ou de leur voiture, à rouler «à tombeau ouvert» comme la langue française, dans son imagerie ironique, nous permet d’énoncer.
D’aucuns – pas nous bien sûr – sont partis en montagne ou en mer, dans la plus grande insouciance, sans aucun des impedimenta nécessaires à ces expéditions.
D’aucuns – pas nous bien sûr – ont vécu des amours d’enfer, sans la moindre protection contre les fruits de vie ou de mort, que ces corps à corps si doux et impétueux pouvaient potentiellement produire. D’autres encore ont fumé des kilomètres de cigarettes et de bien d’autres choses plus exotiques qui apaisent et étouffent à la fois. D’autres ont testé des produits qui devaient leur ouvrir les portes de la création, de l’extase, entre autres promesses!
On pourrait parler des sportifs de haut niveau, de leurs courses folles qui déchirent les muscles et brisent les tendons, des combats de boxe et de leurs conséquences sur les cellules cérébrales, des conditions du cyclisme de compétition et des potions magiques que l’on dit nécessaires pour tenir. Ajoutons, pour faire bonne mesure, à cette liste incomplète les plaisirs partagés de repas pantagruéliques. Ainsi nous ne pouvons parler de risque sans aborder la question du sens de la vie. Seul le sujet est habilité à donner sens à sa vie.
C’est dans le retour sur soi, la conscience de soi, de son histoire singulière, de ses propres contradictions qu’un responsable de santé publique peut trouver la force du refus d’imposer à autrui la vision de santé traduite dans les objectifs issus du croisement du déterminisme des risques et de la fine détection sociale des cibles .
Au seuil de sa propre maturité, David Le Breton nous confie: «Il me reste aujourd’hui le sentiment d’être un «survivant», une certaine culpabilité d’être encore là et d’avoir échappé, sans toujours le vouloir, aux pièges qui se tenaient sur ma route.» (22) Et voilà que tous ici, peu ou prou, nous pouvons nous considérer comme des «survivants»! C’est à ce titre que nous savons le prix de l’existence présente. C’est à ce titre que nous revendiquons la nécessité de la prévention. C’est à ce titre que nous nous interrogeons sur une pratique éthique de l’intervention en prévention, dans le dépassement d’un vouloir biopolitique sur les humains, pour la construction d’une société plus solidaire et plus juste.
Une conception éthique en promotion de la santé
La santé publique appuyée sur l’expertise scientifique énonce les règles du «vivre» s’imposant comme guide moral. En revanche, la promotion de la santé rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de «vivre», mais plutôt «d’exister», c’est-à-dire de trouver une manière propre d’être au monde. Il s’agit d’une rencontre intersubjective qui ouvre le sujet au souci de soi et à prendre soin, à travers soi et l’autre, de l’humain. (23) La promotion de la santé, ainsi, convoque l’engagement éthique du sujet pour assumer comme il peut le tragique de sa condition.
On le voit, une politique de prévention peut tenter d’asseoir son contrôle, au moyen de multiples relais, sur l’ensemble de l’activité humaine, des conduites collectives aux comportements les plus intimes. L’épidémiologie, en établissant des corrélations entre des particularités de poids, de taille, de consommation (tabac, alcool, drogues, mais aussi de type de nourriture ou de conduite sexuelle, etc.) et l’observation probabiliste des conséquences exprimées en années d’espérance de vie ou en risque de survenue de pathologies importantes, peut légitimer politiquement, une contrainte imposée à chacun. Par le biais de la statistique, la santé publique est capable de prévision et l’idéal de prévention va souder les sociétés autour du risque. Mais alors, «l’espace de l’anxiété est ouvert»(24): recours aux tests, aux dépistages, consommation de vitamines, consultations, check-up; nous assistons alors à la naissance de ce que Ivan Illitch dénonçait comme «iatrogenèse structurelle» dans une société de libre marché.
Le professeur de santé publique Petr Skrabanek , dans un ouvrage très critique, riche de documentation épidémiologique, La fin de la médecine à visage humain , explicite les contenus d’un style de vie favorable à la santé: «l’obsession diététique, la pratique de certains exercices, le renoncement aux comportements malsains, la réduction, voire l’élimination, des facteurs de risque, le recours régulier aux contrôles médicaux et au dépistage.» (25) Cependant, s’en prendre au style de vie, n’est-ce pas s’attaquer à la liberté des sujets? Le Pr. Claude Got , (26) célèbre défenseur de la santé publique, a perdu confiance dans la possibilité de modifier les conduites humaines: «Les comportements humains, dit-il, sont trop aléatoires pour qu’on puisse les changer.» Il préfère militer en faveur de l’instauration de «protections structurelles» mises en place d’autorité par la puissance publique, pour protéger la vie des vivants, même malgré eux s’il le faut! Ainsi la prévention des accidents de la route est devenue efficace lorsqu’ont été adoptées avec fermeté les protections structurelles: limitation de vitesse, contrôle de l’alcoolémie des conducteurs, contrôle des véhicules, etc. Sur la lancée de cette réussite, Claude Got propose d’appliquer ce concept de «protections structurelles» à d’autres champs de la santé publique. Selon lui, la prévention du suicide, par exemple, deviendra efficace lorsqu’on aura interdit les armes à feu, équipé les ponts de filets de protection, etc. L’obésité ne résistera pas à l’interdiction de publicités à la télévision sur les produits alimentaires, les barres chocolatées, etc!
Or, s’il est vrai que la loi et la réglementation peuvent sur certains segments de risques et de dangers protéger les citoyens des effets délétères de leur propre conduite ou de celle des autres, il est difficile d’envisager avec sérieux une société ainsi organisée qui contrôlerait la vie dans la totalité de ses modes d’expression. Dans cette logique, pour faire disparaître tout risque de suicide ne faudrait-il pas alors supprimer les cordes, sceller les puits, empêcher l’accès aux médicaments et aux drogues, etc? Comment vivre dans une société qui aurait évacué ainsi — de l’extérieur — tous les risques, déresponsabilisant de ce fait l’ensemble de ses sujets?
Les politiques de santé publique, en définissant le sujet comme raisonnable et rationnel, en viennent nécessairement à le tenir pour responsable de ses actes. Or, une rapide réflexion sur cette notion de responsabilité conduit à distinguer deux ordres, deux niveaux où celle-ci s’exerce, celui de la morale et celui de l’éthique.
L’exercice de la responsabilité morale produit la paix sociale dans le groupe concerné et procure la paix intérieure à l’individu qui s’y soumet. En effet, les valeurs communautaires lui sont transmises, voire imposées de l’extérieur. Dans ce cas, le Bien ne relève pas d’une décision personnelle qu’il aurait eu à construire, mais lui est signifié par le groupe. S’il se conforme à ce Bien, le sujet peut reposer en paix, satisfait du devoir accompli. En témoigne le bonheur du fumeur devenu abstinent, participant de ce fait aux valeurs morales de la modernité sanitaire.
À l’inverse, la responsabilité éthique relevant du caractère singulier et personnel est, de ce fait, d’un autre ordre. Nous avons montré que le sujet humain était complexe. Dans cette perspective de la complexité, le sujet a toujours cette possibilité de déjouer les stratégies qui tentent de le réduire à un objet et de le normaliser.
Vais-je fumer, combien, quand? Vais-je boire, combien, quand? Vais-je rouler comme un bolide? Vais-je vivre l’absolu de mes désirs sans contrainte ou accepter les limites pour tenir compte de l’autre proche et de tous les autres?
Entre ces deux niveaux d’exercice de la responsabilité s’observent des tensions. Il va de soi que la santé publique s’inscrit dans une logique d’ordre social sinon d’ordre moral. Les experts ont produit les normes qui permettent d’atteindre le souverain bien de la santé et attendent de la population en retour, la soumission la plus totale.
Les années d’espérance de vie s’acquièrent chèrement par la soumission à des comportements définis pour prévenir toute atteinte de l’organisme. Cependant, si la maladie s’installe malgré tout, la compliance aux traitements prescrits ouvre le chapitre suivant à la contrainte morale. La santé publique se présente comme appel à la conformité, légitimée par les savoirs des épidémiologistes, raisonnée à partir de prévisions économiques, éditée comme norme de droit. Il est ainsi admis que chaque automobiliste doit attacher sa ceinture pour diminuer le nombre de morts et l’importance des blessures en cas d’accident. Il est clair qu’il faut cesser de fumer à la fois pour s’éviter à soi-même les risques accrus de cancers des voies respiratoires, mais aussi par l’effet d’externalité de diminuer les risques des proches, fumeurs passifs.
La consommation d’alcool est également mesurée. Il faut bien reconnaître dans cette liste d’injonctions pour notre bien, cette aporie entre la morale et l’éthique. Le sujet de l’éthique n’est pas contenu dans ce bien qu’on lui propose. Le sujet résiste. Il suffit pour s’en convaincre de constater que l’ensemble des injonctions morales ne suffit pas pour juguler cette espèce d’appétence au malheur que traduisent les hécatombes du samedi soir sur nos routes. Les fumeurs continuent à fumer, les jeunes s’y initient de plus en plus jeunes et cette conduite se féminise. Le produit procure au toxicomane une sensation tellement forte que son absence après une cure de sevrage fait naître une souffrance similaire à celle du «membre fantôme» (27). Autant d’exemples pour signifier cette difficulté pour la santé publique de prendre en compte le sujet dans sa radicalité.
La responsabilité éthique engage donc l’individu vis-à-vis de lui-même, de l’autre proche et de tous autres. Elle renvoie aux valeurs qui lui sont propres — même si ses valeurs sont faites d’histoire collective et personnelle. Mais elle renvoie aussi à cette part obscure de l’homme, à son entrée dans la vie, en un mot à son être désirant, fait d’enjeux contradictoires, de paradoxes, de forces contraires, de pulsions de vie et de mort. Le sujet est confronté à son manque à être qui — répétons-le — le situe dans une non-transparence à l’égard de lui-même et d’autrui.
À ce niveau, confondre les deux ordres de responsabilité — morale et éthique — relève d’une illusion ou d’une malhonnêteté. La responsabilité éthique est sans cesse mouvante, contradictoire, déchirée, profondément insatisfaite parce que le sujet est en proie aux tourments de son manque à être qui le place dans cette quête éperdue d’une jouissance fusionnelle — quête jamais achevée de complétude et d’harmonie — alors qu’il est travaillé en son être par la finitude et par la mort.
S’engager dans la promotion de la santé, c’est croire qu’il y a des souffrances et des morts évitables et organiser son action dans deux directions: une démarche politique visant à créer les conditions d’un vivre ensemble plus juste; une démarche d’accompagnement des sujets singuliers, comme aide à l’élaboration d’un vivre au monde possible.
Cette double démarche nécessite des acteurs de proximité, des acteurs à qui se fier capables d’écoute et de mobilisation pour agir. Kipling, dans Kim , fait dire au lama: «Tu as déclenché une Action dans le monde et, telle une pierre lancée dans un étang, ainsi se propagent les conséquences, plus loin que tu ne saurais dire.» (28) C’est une métaphore osée pour signifier les effets imprévisibles de la parole prononcée, entendue, échangée et traduite dans l’action en promotion de la santé.
Philippe Lecorps , Ecole nationale de santé publique, France (1) Hans-Georg GADAMER, Philosophie de la santé , Grasset-Mollat, 1998, p. 117.
(2) G.CANGUILHEM, Le Normal et le pathologique , Quadrige, PUF, (1966), 3e édition 1991 p. 131.
(3) G.CANGUILHEM, ibid ,p.132
(4) Ces deux notions de complication et de complexe ont été introduites par Jacques Ardoino dans une conférence, le 21 mai 1996, à Montpellier. Jean-Bernard PATURET les a reprises à son compte et en a développé l’usage dans sa Préface à: Jean-Marie MIRAMON, Manager le changement dans l’action sociale , éditions ENSP, 1996.
(5) Jacques BURY, Education pour la santé, concepts, enjeux, planification . Savoir et Santé, 1988, p. 235. L’auteur constate qu’en éducation pour la santé, les méthodes informatives ont des effets extrêmement limités. Les comportements humains ne sont pas le fruit d’une argumentation rationnelle et consciente. Les gens informés (sciemment) ne changent pas nécessairement leur comportement face à la santé.
(6) Ph. LECORPS et J-B. PATURET, Santé publique, du biopouvoir à la démocratie , ENSP éd. 1999
(7) André PRÉVOST, L’Utopie de Thomas More , présentation texte original, apparat critique, exégèse, traduction et notes. MAME, 1978, p. 533
(8) Jacqueline PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français , Le Robert, 1993
(9) Remarquons au passage l’euphémisation de l’appellation «usager»!
(10) BEH 24/196 Élargissement des critères de la catégorie « contamination hétérosexuelle » dans le cadre de la surveillance du sida en France.
(11) Il suffit de s’imaginer un instant être une cible pour ressentir tout le caractère violent de cette notion, sans parler de la distance entre le tireur et la cible qui symbolise l’idée que le tireur et la cible n’appartiendraient pas au même monde. Pas étonnant qu’il puisse s’agir pour reprendre l’introduction étymologique de populations à rixe !
(12) ARISTOTE, Éthique à Nicomaque , Librairie philosophique, J. Vrin, 1994, I, 13, 1102b, 30.
(13) John RAJCHMAN Érotique de la vérité, Foucault, Lacan et la question de l’éthique . PUF.1994, p. 47
(14) François PRÉVOTEAU du CLARY, « Prévention » Dictionnaire de la pensée médicale PUF, 2004
(15) Giorgio AGAMBEN, La communauté qui vient , Le Seuil, p.47. C’est ce que disait Lacan en commentant: «[Freud] est parti, ou reparti, du pas antique de la philosophie: à savoir que l’éthique ne saurait relever de l’obligation pure. L’homme en son acte tend vers un bien. L’analyse remet en faveur le désir au principe de l’éthique. La censure même, seule d’abord à y figurer la morale, y puise toute son énergie. Il n’y aurait pas d’autre racine de l’éthique», Jacques Lacan, «Compte rendu avec interpolations du Séminaire de l’éthique», Ornicar , vol 28, printemps 1984, p.8.
(16) Pierre LEGENDRE, La fabrique de l’homme occidental Arte éditions, texte intégral, Mille et une nuits, 1996, p.13
(17) P. GUIGNARD, Le sexe et l’effroi , Gallimard folio 1994, p.10
(18) Pierre. LEGENDRE, ibid . p.12
(19) Luc, XV,11-32
(20) David LE BRETON, Passions du risque , Métaillé. (1991), 2000, p.9
(21) David LE BRETON, ibid , p.106-107
(22) David LE BRETON, ibid , p.9
(23) Roland GORI, Marie-José DEL VOLGO, La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence , Denoël, 2005, p.255
(24) François PRÉVOTEAU DU CLARY, ibid .
(25) Petr SKRABANEK La fin de la médecine à visage humain , Odile Jacob, 1995, p. 62
(26) Entendu lors d’un symposium sur la prévention du suicide, Paris, 4 février 2005
(27) R. INGOLD «L’état de dépendance», in Calude Olivenstein, La drogue ou la vie, Laffont, 1983
(28) A. MANGUEL, Journal d’un lecteur , Actes Sud, 2004, p.73