Solitude ou maison de repos ? Et si au-delà de ce dilemme peu engageant, il était possible d’imaginer d’autres lieux de vie pour les seniors ? Face au vieillissement de la population et dans des sociétés toujours plus atomisées, l’habitat groupé est une alternative qui fait sens. Même si aujourd’hui, les freins psychologiques, culturels et politiques demeurent nombreux.

En Belgique, en 2050, près de 26 % des Belges auront plus de 65 ans tandis que les plus de 85 ans représenteront 6 % de la population. Quoique bien connue, cette évolution démographique peine à renouveler les imaginaires autour du vieillissement, une étape de la vie qui est souvent très peu anticipée.
Un rapport de la Fondation Roi Baudouin montre ainsi que parmi les plus de 60 ans, seuls 18% ont entrepris des actions par rapport à leur avenir. Le rapport montre aussi que la propension à s’en préoccuper est liée au fait de connaître une personne elle-même en situation de dépendance, à celui de connaître soi-même des problèmes de santé, mais qu’elle est aussi plus marquée chez ceux qui bénéficient d’un large soutien social et chez les personnes les plus qualifiées. La précarité, on le sait, est aussi une privation de la capacité à se projeter : une vie au jour le jour, même dans la dernière partie de vie.
Alors que le vieillissement s’accompagne souvent d’un isolement social et de problèmes de santé, l’habitat communautaire semble aujourd’hui une piste intéressante. Ainsi, certaines études ont démontré le bénéfice du cohabitat sur le bien-être physique et mental (sur ce lien). Une autre étude réalisée par Abbeyfiled Belgium et la VUB a aussi montré que 30 % des habitants des maisons Abbeyfiled – des habitats groupés et cogérés ouverts au plus de 55 ans – avaient constaté une amélioration de leur bien-être mental depuis leur emménagement tandis que 47 % déclaraient que leur bien-être mental était resté stable. En réduisant l’isolement social, l’habitat communautaire accroît aussi la sécurité et le sentiment de pouvoir compter les uns sur les autres, ce qui diminue significativement le stress (retrouvez l’étude ici). Par ailleurs, la mutualisation des espaces, des biens et des équipements fait plus que jamais sens au regard des enjeux écologiques.
Des freins multiples
Néanmoins, actuellement, les habitats groupés sont denrée rare en Belgique. « Il y a beaucoup de personnes demandeuses mais peu de projets qui aboutissent », commente Laurence Braet, coordinatrice et chargée de mission pour Habitat et Participation. Plusieurs freins expliquent cette situation. « Il y a d’abord un frein psychologique : la personne peut rêver de ce mode d’habitat mais tant qu’elle a tous ses moyens et qu’elle est en capacité de gérer son lieu d’habitat actuel, elle aura souvent du mal à se déraciner. » Le rêve demeure souvent alors à l’état … de rêve justement.
À cette « résistance au changement », il faut ajouter certains freins culturels : aujourd’hui, l’habitat communautaire est perçu comme un habitat « alternatif », « atypique », contrevenant à la conception de l’habitat comme structure unifamiliale. Ce frein existe aussi bien du côté du citoyen que des pouvoirs publics. « Le cadre actuel n’est pas du tout ‘facilitant’, explique la chargée de mission. Aujourd’hui, la concrétisation de ce type d’initiatives dépend en réalité beaucoup de la bonne volonté de certains bourgmestres, échevins ou CPAS, sans qu’il y ait pour autant une impulsion politique claire de la part de la Région qui a dans ses compétences les différentes dimensions en jeu : le logement, l’urbanisme et l’action sociale. »
Malheureusement, de nombreux projets sur le point d’aboutir sont abandonnés en raison d’obstacles juridiques et urbanistiques, une situation que Laurence Braet juge « dramatique » au regard de l’énergie et des espoirs engagés par les porteurs de projet.
Il faut encore mentionner le frein financier : aujourd’hui, de nombreux projets d’habitats groupés sont des projets d’achat de biens immobiliers. Sans partenariat avec les pouvoirs publics – qui peuvent par exemple acheter une partie des studios ou appartements pour les mettre en location –, le risque est de voir ces habitats se développer sans aucune mixité sociale.
« Aujourd’hui il faut encore mettre pas mal d’argent de sa poche pour vivre en habitat groupé, constate Laurence Braet. Ces projets sont souvent portés par une partie de la population qui a les moyens financiers et culturels, et pour qui ça représente un idéal de vie. Mais nous sommes aussi contactés par des personnes qui, sans en avoir les moyens financiers, ont un imaginaire positif autour de l’habitat groupé… ce qui n’est évidemment pas le cas de tout le monde. Quand on a eu une expérience obligatoire du collectif, à travers les institutions ou la prison par exemple, vivre en collectif n’est pas toujours associé à quelque chose de positif… »
Car dans l’habitat groupé, c’est aussi le groupe qui peut constituer un frein – et ce même si la plupart des projets tentent de garantir un équilibre entre vie privée et projet collectif. « On peut souffrir de sa solitude et pour autant avoir du mal à être en lien, commente-t-elle. Vivre en collectif est exigeant : ça demande des capacités de communication, de prises de décision en collectif, de se mettre soi-même en ouverture. » L’habitat groupé n’est donc pas la panacée : seulement une possibilité qui mériterait d’être rendue accessible à ceux qui le souhaitent, y compris aux personnes en situation de vulnérabilité financière, psychique ou sociale.
Bien vieillir et bien mourir
Inaugurée fin 2024, la Maison Suzanne Generet, une maison de maître située à Woluwe-Saint-Lambert, est un bel exemple de ce qui peut aujourd’hui être réalisé en termes d’habitat groupé accessible. Sa rénovation a été financée par le Fonds Generet, géré par la Fondation Baudouin, qui finance la transformation de bâtiments en logements pour personnes âgées. « Comme nous travaillons depuis des années autour des maisons de repos et aussi de la première ligne d’aide et de soin, on était très content de pouvoir accompagner des projets d’habitat (semi-)collectif car on se disait qu’il y avait, entre les deux, quelque chose à explorer, » explique Bénédicte Gombault, coordinatrice de projets santé à la Fondation.
Aujourd’hui, la Maison Suzanne Generet accueille six studios répartis sur trois étages (avec ascenseur) loués à des seniors disposant de petites pensions, pour un loyer moyen de 520 euros par mois. Des espaces communautaires – salle de réunion avec cuisine, local administratif, buanderie, local à vélos – favorisent des moments de rencontre et d’échanges. Les candidates et candidats ont été sélectionnés par l’Agence Immobilière Sociale (AIS) Logement pour tous, sur la base de quatre critères : l’âge (+ de 65 ans), les revenus, l’autonomie et l’envie de participer à une vie communautaire.
Neuf autres projets sont actuellement soutenus par le Fonds. « Entre vivre où l’on a toujours vécu et la maison de repos, il y a tout un espace de possibles. À la Fondation, nous plaidons beaucoup pour le choix du lieu de vie et pour sortir des silos. Et bien vieillir dans un beau bâtiment, c’est beau », commente Bénédicte Gombault.
Autre exemple de projet particulièrement innovant : celui porté par l’asbl Pass-ages qui, depuis 2021, réunit à Forest un habitat groupé intergénérationnel, contigu à une maison de naissance et une maison de mourance, qui comme leurs noms l’indiquent accueillent les individus aux deux extrémités de la vie. « La mourance, c’est le moment où l’on a conscience de ce qui nous arrive, avec la possibilité de progresser jusqu’à la mort en réglant ce qui reste en suspens », explique Alain Verschueren, jeune retraité et habitant de la maison Pass-ages.
Actuellement, 9 enfants et 12 adultes occupent l’habitat groupé ; les plus âgés ont 84 et 85 ans. Les habitants tissent souvent des liens très forts avec les jeunes parents de la maison de naissance et avec les personnes en fin de vie de la maison de mourance. « Je compare ça à un kot à projet, rapporte Alain Verschueren. Comme les étudiants s’engagent à être actifs dans le projet du kot, nous nous engageons à être actifs dans le projet Pass-ages. » Car bien vieillir, c’est aussi continuer à poursuivre des objectifs et parfois des idéaux – y compris celui de « bien mourir ».
L’intergénérationnel : choisi ou subi
Vivre entre générations différentes n’est pas toujours un choix : c’est aussi parfois une situation liée à des impératifs économiques et aux « obligations » familiales. De nombreuses difficultés peuvent alors émerger. « La situation typique, c’est : ‘je veux aider mon parent qui a perdu son conjoint’ et je lui propose de venir vivre à la maison. Le moteur est donc souvent positif et plein d’amour mais on n’a pas envisagé le fait que maman n’allait pas avoir envie de regarder la même émission télé, de manger comme nous… Revivre ensemble quand chacun a fait sa vie de son côté n’est pas forcément facile », commente Pascale Broché, psychologue au sein de Respect Senior, l’Agence wallonne de lutte contre la maltraitance des aînés.
L’autre situation typique concerne les adultes qui, suite à une séparation, retournent vivre chez leurs parents. « Ce qui devait être provisoire ne le reste pas toujours. On peut alors voir des cas vraiment problématiques, notamment de dépendance mutuelle, mais aussi d’enfants ou de petits-enfants qui finissent par vivre aux crochets des aînés. Or ce sont des situations où les forces ne sont plus égales. À cause de l’isolement, de la solitude, la personne a souvent peur de perdre le lien si elle dit non… »
L’intergénérationnel n’est donc pas seulement porteur de solidarité et de soutien : il peut aussi être le terreau de certaines maltraitances, en particulier quand il se déploie dans un contexte privé et familial. « La maltraitance est toujours liée à une relation de confiance et à une difficulté à se positionner : or c’est plus facile de se positionner vis-à-vis d’un inconnu », commente encore Pascale Broché.