Les 24, 25 et 26 février derniers, huitième festival Images mentales au Delvaux, à Watermael-Boitsfort. Nos fidèles lecteurs auront sans doute (en français de Belgique, «sans doute» signifie «peut-être»…) suivi les précédentes chroniques consacrées dans ces pages à ce passionnant festival organisé par des passionnés autour des questions de santé mentale. Cette année, la réforme de la psychiatrie s’est invitée en toile de fond.
Quelques mots sur la programmation. Trois matinées, trois soirées, deux après-midis. Trente films… D’accord, ceux-ci vont de quelques minutes à 1h40. D’accord, la sélection doit être difficile à opérer. Mais les organisateurs pensent-ils au chroniqueur de plus de 50 ans ? Car celui-ci, face à un programme qui enfle au fil des ans, se trouve face à des choix cornéliens. Il y aura donc, dans ce papier, plein de trous (le trou-plein, quoi).
Le mercredi après-midi est consacré à une réflexion sur les pratiques en psychiatrie, leur évolution, l’histoire, la transmission. Cela commence par un documentaire consacré à Jean Vermeylen, fondateur de L’Équipe dans les années 1960. De l’asile à la ville (Martine Lombaers, Psymages, 2014, 35′) est concis, intense sans lourdeur et fait revivre non seulement une personnalité mais une époque pas si lointaine et un idéal que l’on espère toujours vivant.
On enchaîne avec Conversations obliques (Valérie Lebrun, La Bastide, 2015, 75′) consacré à un lieu de vie qui accueille des personnes handicapées sur le site bruxellois de l’UCL. Très intéressant quant au contenu mais décevant quant à la forme: trop long, statique, décousu malgré le regroupement des séquences en chapitres (annoncés avec une certaine drôlerie) et techniquement laborieux à certains moments.
Après la projection, les échanges – au cours desquels il est peut-être assez révélateur que ne soient pas intervenus beaucoup de jeunes – évoquent des questions qui feront écho au-delà du champ de la santé mentale, dans tout le non-marchand.
La structuration du secteur par les pouvoirs publics entraîne moins de souplesse, moins de marge de manoeuvre. Paradoxalement, il est plus difficile d’être créatif aujourd’hui que lorsqu’on tirait le diable par la queue. Que les institutions soient dirigées davantage par une logique financière, administrative, managériale (voire syndicale) n’est plus un risque mais une réalité : on vient d’installer une pointeuse pour le personnel dans un service de santé mentale! «Les pressions sont de plus en plus grandes pour nous réduire à des travailleurs sans désir», dira Jan Weber (La Bastide).
Face aux exigences croissantes et parfois insidieuses (la «démarche d’évaluation qualitative») des pouvoirs subsidiants, quelle place reste-t-il pour la parole, pour la qualité des liens interpersonnels, pour l’éthique de la clinique ? Quelle place pour ce qui n’est pas diagnosticable, évaluable, mesurable ? Pierre Jadot, 28 ans d’expérience comme vidéaste dans le champ de la santé mentale, est à la veille de la retraite : «Mon poste ne sera pas reconduit. Tout ce qui est artistique, tout ce qui n’entre pas dans des critères prédéfinis est négligé.»
Éric Messens (Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale) rappelle que ces institutions qui se sont créées dans les années 1960-70 l’ont fait en marge et en opposition : est-ce encore possible aujourd’hui ? L’image du balancier est évoquée par Florie Villocel, suite à l’entretien qu’elle a eu avec Xavier Renders (La Bastide). Mais dans quel mouvement du balancier sommes-nous aujourd’hui ? Sommes-nous dans le creux de la vague ou, au contraire, ce qui se jouait il y a quarante ans est-il en train de se rejouer d’une autre façon et dans un autre contexte ?
Jeudi la marelle
Cécile Philippin nous avait déjà offert, lors d’un précédent festival, son très beau Les voix de ma soeur (2012, 49′, vous le trouverez chez PointCulture sous la cote TN8861). Elle récidive avec Vivre en ville (France, 2015, 25′), qui montre les mêmes qualités de sensibilité, de délicatesse et d’intelligence.
Cette fois, elle s’attache à l’insertion sociale des personnes en souffrance psychique. Le regard des autres dans l’espace public : en rue, dans le métro… L’incompréhension et le rejet de la famille – qui souffre aussi. Le chez-soi : «c’est comme une deuxième peau, ma chambre» (Yvette); «rester esseulé face à soi-même, entre quatre murs, comme dans une prison… j’ai préféré revenir à l’hôpital» (Gianni). Vivre seul, «c’est pas que ça me fait peur, ça m’angoisse» (Abdel Karim). Le soutien des soignants : «J’ai mis tous les médicaments en tas et j’ai appelé mon docteur. Si vous ne faites pas quelque chose, j’avale tout. Elle est restée deux heures à parler avec moi» (Nicole). Un film qui vibre et fait vibrer.
Gros contraste avec Ilé fait son cinéma (Jean-François Castell, 2014, 53′) qui, lui, a créé un certain malaise. Sylvain, le père d’Ilé Ménard, a déménagé et cessé de travailler – il doit avoir un revenu confortable, mais ce n’est pas abordé dans le film… – pour s’occuper de son fils autiste avec une demi-douzaine de soignants et d’aidants qu’il a choisis. Ilé, enfant aussi insupportable qu’attachant, est passionné de films d’animation depuis sa petite enfance et se rêve réalisateur. Les adultes s’appuient sur ce désir pour le faire bouger sur tous les plans.
Le malaise : Ilé est «un enfant-roi qui peut tout se permettre et n’accepte aucune frustration» (Mathieu Pinède); les adultes semblent former une cour autour de lui, tolérant son agressivité verbale et parfois physique. Un psy dans la salle exprimera son désaccord sur un autre plan : pour lui, ce n’est pas un film qui «explore le sujet de l’autisme» contrairement à ce qui figure dans le programme. L’autisme, il est vrai, est un sujet hautement controversé.
S’ensuit un débat sur le rôle thérapeutique d’une pratique artistique. Jean Florence, auteur de Art et thérapie : liaison dangereuse ? (FUSL, 1997), était sur le plateau. Joute à fleurets mouchetés avec Mathieu Pinède, graffeur et vidéaste marseillais, qui n’a pas sa langue en poche.
Quel est le boulot de l’animateur d’un atelier créatif avec un tel public ? Pour Jean Florence, une expérience réelle est possible pour l’apprenant si l’animateur est exigeant dans l’apprentissage d’une technique artistique et s’il est lui-même passé par l’expérience de ce que coûte cet apprentissage (en termes d’échecs, notamment). Pour Mathieu Pinède, on peut aussi dire : fais ce que tu veux, vas-y, prends un crayon et un carnet de croquis !
Les deux tomberont d’accord sur l’importance d’un cadre posé par l’animateur. Mais, au-delà, on voit bien que la question n’est pas tranchée. Ce qui n’est pas plus mal.
Court toujours, tu m’intéresses
Dans ce festival, une grande place (pas loin de sept heures au total cette année) est toujours accordée aux courts voire très courts métrages.
Ce sont des films que l’on n’a aucune chance de voir ailleurs. J’épingle quelques-uns de ceux que j’ai vus.
Dans Sur ma peau (Arts Convergences, France, 2014, 3′), Ambre G. Klein offre de très belles images en noir et blanc sur fond de musique piano-batterie, sans voix off. Mais ce n’est pas un film muet : les mots sont écrits sur le corps, qui est aussi peint, recouvert d’une sorte d’écorce. Il se fait végétal voire animal: à un moment on croit voir l’oeil d’un oiseau entouré de plumes.
Et maintenant comment on fait ? (Atelier Cinéma Sans Souci, Bruxelles, 22′) est tourné par/avec des patients et des soignants d’un hôpital psychiatrique. Les histoires de plusieurs personnages s’entrecroisent, évoquant la maladie, la maltraitance des enfants, le divorce, la solidarité, l’homosexualité, le statut des étrangers… À la fin, tous ces personnages se retrouvent dans une petite salle pour assister à un spectacle donné par des enfants. On découvre alors que la conclusion est dans le titre : et maintenant, comment on fait avec tout ça ?
«Ça suffit» et «J’en ai marre» sont les phrases le plus souvent prononcées dans Maintenant ça suffit ! (La Petite Maison, Chastre, 12′). Ça commence dans une famille de sorcières et sorciers : Amalinda en a marre d’être différente des autres ados, elle plaque tout et va se heurter successivement à l’univers de l’école, à celui de l’Olympe puis à celui du Moyen Âge, avant de revenir, «pleine d’usage et raison», dans son petit monde bizarre. C’est un peu foutraque mais drôle, et la méthode de travail est intéressante : on est parti des idées de tous les participants puis on s’est demandé comment mettre tout ça ensemble !
Vingt-huit minutes… C’est un court ou un moyen métrage ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Folie ordinaire (Coup2pouce, Bruxelles) constituerait une excellente base pour une discussion en groupe sur la santé mentale. Le documentaire démarre sur le parcours de deux jeunes adultes – l’un a été victime d’un accident de la route, l’autre a perdu son emploi – qui ont fait un séjour à la Clinique Fond’Roy. Ce ne sont pas des «patients à diagnostic», chacun a vécu quelque chose qui pourrait arriver à n’importe qui. Mais il a fait une tentative de suicide, elle a agressé physiquement quelqu’un et saccagé une bagnole.
Ce film ouvre aussi, en douce, des pistes de réflexion sur les médicaments, la norme et la normalité, la psychiatrie et les psys, l’accueil des personnes en souffrance…
En plus, il me donne une bonne chute. Car il nous rappelle qu’il n’y a pas «les malades mentaux» d’un côté et «les sains d’esprit» de l’autre et que, si on déraille, c’est qu’on est un être humain tout simplement.
Sans aucun doute, ce festival est bon pour la santé mentale: chaque année, il me fait un bien fou !