Jean-Pierre Deschamps est un homme âgé. Pédiatre et médecin de santé publique français, il a dirigé l’École de santé publique de Nancy. Il revient pour nous sur une série d’événements grands et petits qui, l’air de rien, ont contribué à tracer le sillon de la promotion de la santé dans les vingt années qui ont précédé la signature de la Charte d’Ottawa.
De la Seconde Guerre mondiale à Woodstock
Nous sommes en 1964. En France, l’Institut National d’Hygiène (INH) créé 23 ans plus tôt en pleine Seconde Guerre mondiale, vit ses derniers jours. Le pays a besoin d’une institution capable de créer des laboratoires et de mobiliser des fonds et des personnels pour la recherche publique. Ce sera l’Inserm, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, dotée dès sa création de différentes divisions.
Une de ces divisions est baptisée ‘division de la recherche médico-sociale’ et découle d’une volonté inédite: développer une recherche autre que biomédicale. Sa principale mission consiste à assurer l’information et la recherche en santé publique.
«À cette occasion, le terme de promotion de la santé était cité pour la première fois”, rapporte Jean-Pierre Deschamps. Jusqu’alors, l’hygiène occupait tout le champ de la santé publique. “À la même époque, la santé communautaire se développait dans d’autres pays, notamment en Amérique du Sud puis au Québec. L’idée que c’est aux gens de choisir leurs modes de vie et aux professionnels de les y aider et non de dicter leurs consignes se répandait. Sans oublier le climat social et politique de ces années-là fortement marqué par l’aspiration à la liberté et à l’autonomie des peuples, qui s’est traduit, entre autres, par les mouvements de décolonisation.’T
rois idées force animent les esprits des quelques pionniers français, issus pour beaucoup du monde médical et en particulier de la pédiatrie. «Ils voulaient aller au-delà de l’hygiène mais aussi considérer les politiques de santé comme des politiques sociales qui s’exercent sur le terrain, dans les départements et dans les quartiers et enfin s’inspirer des expériences de santé communautaires dont ils commençaient à avoir vent, où les personnes ont leur mot à dire et où le travail se fait avec des groupes plus ou moins formels.»
En 1969, tandis que le festival de Woodstock bat son plein, les décideurs réunis à Genève au sein de l’Organisation mondiale de la santé jettent les bases de l’éducation pour la santé et en définissent les objectifs. Parmi ceux-là, on peut lire: «développer chez les individus le sens des responsabilités pour ce qui est de leur propre santé et celle de la collectivité, et leur aptitude à participer de manière constructive à la vie de la collectivité».
Participer à la vie de la collectivité, voilà qui donne la bonne direction aux yeux du Pr Deschamps et de ses collègues en faveur d’un nouvel exercice de la santé publique ancré sur le terrain.
«Lorsque l’Assemblée mondiale de la Santé, sous l’égide de l’OMS là encore, se réunit en 1973, un large mécontentement est exprimé à l’égard des services de santé accusés de faire le lit des inégalités de santé», poursuit le pédiatre. «En 1973!»
Est-ce cette année-là ou la suivante que le terme ‘promotion de la santé’, traduction littérale de l’expression anglaise ‘health promotion’ forgée par l’OMS, a fait son apparition? Jean-Pierre Deschamps n’en est plus tout à fait certain. «En tout cas, se désole-t-il, c’était difficilement traduisible en français et ce terme, promotion de la santé, n’est ni attirant, ni facile à comprendre. Mais nous n’avons hélas jamais été fichus de trouver un mot capable de rassembler et de traduire tout ce qu’il y a dans cette notion. Cela a contribué au mouvement de retrait d’un certain nombre d’institutions à l’égard de cette approche.»
Réchauffement diplomatique et balises théoriques
Fin de l’été 1978. Des dignitaires soviétiques et américains, entre autres, sont réunis au Kazakhstan pour la conférence internationale sur les soins de santé primaires d’Alma Ata. “En pleine Guerre froide, le simple fait de cette rencontre est déjà incroyable’, souligne Jean-Pierre Deschamps, qui s’empresse d’ajouter: ‘On a surtout retenu les engagements pris en faveur des soins primaires mais ce n’était pas le seul enjeu. La déclaration pose également deux principes clés, à savoir la participation des différents secteurs socio-économiques à la santé et le droit individuel à prendre part à sa santé.’
En 1980 est publié l’ouvrage collectif ‘Santé publique, santé de la communauté’.‘
Le premier ouvrage moderne de santé publique’, estime Jean-Pierre Deschamps, qui en est l’un des auteurs avec Jacques Monnier, Jacques Fabry, Michel Manciaux et d’autres.
Puis un premier colloque international sur la promotion de la santé s’est tenu à Nancy en 1985. Le Professeur Bernard Pissaro y était. Un an plus tard, il participait à la rédaction de la Charte d’Ottawa. ‘Quand ce texte est arrivé, j’ai fait partie de ceux qui se sont enthousiasmés car c’était le texte que nous attendions, qui couchait enfin sur le papier ce à quoi nous pensions depuis des années sans réussir à le formuler de manière claire. Des pays comme la Belgique, le Québec ou l’Espagne ont fait de réels efforts pour appliquer ses principes. Mais en France, les responsables des institutions de santé de l’époque n’ont rien voulu comprendre. Certains y voyaient même un concept ‘subversif’. Personne n’avait vraiment envie de bouger… sauf les acteurs de terrain.’
La suite est sans doute mieux connue…