Juin 2023 Par Charlotte DE BECKER Outils

Émilie Gleason et Arthur Croque se sont donné pour mission de révéler une problématique appelée « addiction à la malbouffe ». L’idée est que la nourriture peut être une drogue pour certaines personnes. Dans cette BD-enquête, didactique et militante, aux personnages grotesques et flashy, les auteurs nous emmènent à la rencontre des victimes de cette « addiction », des hommes et des femmes dévorés par leur relation à l’alimentation.

three different donuts, on a plate on yellow background

Tout est parti pour Émilie Gleason d’un choc lorsque le mari de sa cousine, mexicain, ajoute deux cuillères de sucre dans son Coca. Il nait chez la dessinatrice une envie insatiable d’en apprendre davantage sur les effets addictifs de cette substance et de révéler ceux-ci au grand public. Elle est rejointe dans son projet par Arthur Croque, journaliste, pour mener l’enquête. Au fil de leurs recherches et de leurs rencontres, le projet s’oriente autour d’une organisation encore peu connue en Europe les « Food addicts ». 

Un recueil coloré de témoignages acidulés 

L’histoire commence avec Zazou, une jeune femme de 19 ans à l’allure rebelle, sur le point de participer à sa première réunion des « Food Addicts ». 

Après avoir vu le récit d’expériences menées par Paul Kenny, expert en drogues irlandais, sur l’addiction des rats pour la junk food (et particulièrement le cheese-cake et sa combinaison de sucre et de gras), Zazou remplit le questionnaire de l’organisation sur les troubles du comportement alimentaire : elle répond oui à toutes les questions.  

Scandalisée par son résultat, elle fait la rencontre de Bambi, une motarde membre des Food Addicts qui tente de la convaincre d’assister à une réunion. Zazou finit, non sans réticence, par accepter. Accompagnée par Bambi qui devient sa « marraine », Zazou va découvrir la dure réalité des membres de ce groupe, réuni à la manière des alcooliques anonymes. 

Les témoignages vont s’enchaîner :  

  • Winnie : « Food Addict » depuis l’enfance après avoir goûté une barre de « Crunch » et qui va plonger dans une alternance de régimes drastiques – soutenus par toutes les drogues possibles – et de moments de « binge » jusqu’à sa grossesse où ne se succèderont plus que des moments de « binge » ;  
  • Iago : au corps de rêve adulé sur Instagram, mangeant jusqu’à exploser puis se faisant vomir et se perdant dans une frénésie de sports ; 
  • Clochette : à la fois « Food Addict » et « Sex Addict », gobant aussi bien les mecs que les biscuits d’apéro ; 
  • …  

Différents personnages, qui illustrent tous, selon les auteurs, un aspect de l’addiction à l’alimentation.  

L’addiction à la malbouffe

Par ces témoignages, la BD dénonce l’existence d’une « addiction à l’alimentation » en pointant du doigt les drogues toujours plus grasses et sucrées produites en masse par l’industrie agroalimentaire. Elle explique que si un Food Addict peut dans l’absolu dévorer n’importe quoi, les produits qui vont l’obséder seront toujours les mêmes : « les aliments très caloriques, à consistance onctueuse ou croustillante, qui combinent gras, sel, sucre et activent fortement le circuit de la récompense » [1].

Elle précise également que, tout comme pour l’alcool, certains pourront consommer un burger ou une pizza de temps en temps, alors que pour d’autres cela deviendra une « véritable addiction ». La postface précise que 5 à 10 % de la population pourrait être atteinte de « food addiction ». 

Bien qu’intéressante pour accroitre la visibilité de problématiques bien réelles, les explications apportées par la BD posent question.

Dans la littérature scientifique, c’est en 1956 que le terme « food addiction » (addiction alimentaire) apparaît pour la première fois (Randolph, 1956). Cependant, aujourd’hui encore, la nature de « l’addiction alimentaire » demeure un sujet controversé qui divise les experts et nécessite des études supplémentaires.

Pour certains chercheurs, la nourriture hautement « palatable », contenant une grande quantité de sucre, de sel et de gras, aurait des propriétés addictives et agirait de la même façon qu’une drogue au niveau du cerveau (Avena, Rada & Hoebel, 2009 ; Meule & Gearhardt, 2014).

Certaines études semblent en effet aller dans ce sens.

Des études menées auprès de rats ont observé que les animaux à qui on donnait accès à de la nourriture sucrée, à la suite d’une période de privation, montraient des symptômes s’apparentant à ceux de la dépendance aux substances (Avena, Rada & Hoebel, 2008).

Les rats pouvaient consommer une très grande quantité de nourriture en très peu de temps, et ce, malgré des décharges électriques (Avena et al., 2008 ; Gearhardt, White & N Potenza, 2011 ; Johnson & Kenny, 2010). En plus de ces changements comportementaux, les chercheurs ont observé chez ces rats des altérations neurologiques au niveau de circuits impliqués dans la dépendance aux substances (Hoebel, Rada, Mark & Pothos, 1999 ; Nieto, Wilson, Cupo, Roques & Noble, 2002).

Un questionnaire a d’ailleurs été développé en 2009, le « Yale Food Addiction Scale » (YFAS), afin d’identifier les individus présentant des symptômes d’addiction à l’alimentation (Gearhardt, Corbin & Brownell, 2009). Inspiré des critères diagnostiques de dépendance aux substances du DSM-IV-TR (American Psychiatric Association, 2000), il vise à décrire les difficultés cliniques que rencontrent certaines personnes dans leur relation à l’alimentation : la perte de contrôle sur la consommation alimentaire, une incapacité à réduire leur consommation malgré le désir de le faire ou encore la poursuite de comportements malgré la connaissance des effets négatifs de cette consommation alimentaire sur leur santé. Par conception, le YFAS suggère donc que la définition de l’addiction alimentaire serait constituée de symptômes approximativement équivalents aux symptômes d’une dépendance aux substances, mais appliqué à la nourriture.

Toutefois, comme expliqué plus tôt, cette théorie ne repose que sur le modèle animal. À ce jour, aucune étude n’a pu évaluer ce potentiel addictif sur les êtres humains ; ni dans quelle mesure celui-ci pourrait avoir un impact réel sur les comportements alimentaires.

De nombreux chercheurs et experts se sont donc opposés à l’idée de l’existence d’une addiction alimentaire analogue à l’addiction aux drogues (Albayrak, Wölfle & Hebebrand, 2012 ; Hebebranda et al., 2015 ; Wilson, 2010 ; Nolan, 2017) et proposent plutôt de classer l’addiction alimentaire dans la catégorie des dépendances comportementales, qui ne seraient pas causées par une substance psychoactive (Rosenberg & Feder, 2014).

Jean-Philippe Zermati et Gérard Apfeldorfer deux spécialistes français du comportement alimentaire expliquent : « aucun aliment ne répond aux critères définissant une substance addictive ». D’une part, « il n’existe pas de tolérance, ce qui veut dire que la personne qui aime le chocolat n’est pas conduite à augmenter les doses indéfiniment pour obtenir le même plaisir, comme c’est le cas pour l’héroïne, par exemple ». D’autre part, « Il n’y a pas non plus de syndrome de sevrage quand on cesse de boire du Coca ou de manger des hamburgers-frites ». Le seul élément commun avec les produits addictifs serait donc « la focalisation sur la consommation : certaines personnes sacrifient leurs autres activités à la recherche et la consommation de certains aliments ».

Sur ce point, ils pointent du doigt la restriction cognitive. C’est le « fait de contrôler mentalement son comportement alimentaire en vue de contrôler son poids qui serait, en réalité, ce qui conduit à cette focalisation. » Par ailleurs, ils précisent que « certaines conduites alimentaires correspondent à ce qu’on appelle des addictions comportementales. Ces conduites répétitives, comme le jeu pathologique, le travail compulsif, certaines conduites à risque, ont comme finalité de protéger la personne de ses émotions et de ses pensées douloureuses ».

Qui dit « addiction » dit « abstinence »?

Pour surmonter sa dépendance, Zazou rejoint les Food Addicts. Un groupe de parole à caractère religieux qui, à la manière des Alcooliques anonymes, prône l’abstinence. Pour l’alimentation, l’abstinence se définit comme « des repas pesés, sans farine ni sucre, sans rien entre les repas et le moindre excès ».

Cette association existe réellement. Créée aux États-Unis, elle propose un programme en douze étapes contre la malbouffe en s’inspirant du modèle des Alcooliques anonymes. L’association s’est exportée dans différents pays, mais pas en Belgique.

Dans leur BD, les auteurs ont à cœur de souligner la culpabilité des industries agroalimentaires qui œuvrent à rendre les produits alimentaires toujours plus addictifs en ciblant l’atteinte du « point de félicité », mélange de sucre, gras et sel destiné à rendre accro le cerveau, et encouragent l’adoption de mesures politiques règlementaires fortes. Toutefois, la solution présentée dans l’histoire repose sur le soutien des pairs, mais surtout un contrôle alimentaire extrême.

Au vu de la controverse sur la nature de l’addiction à l’alimentation, on peut s’interroger sur l’efficacité réelle de cette solution. En effet, dans les études qui s’intéressent à l’addiction alimentaire, sa prévalence est bien plus importante chez les personnes présentant un trouble du comportement alimentaire (« TCA ») (Pursey et al., 2014). Or, même dans l’hypothèse d’une addiction alimentaire liée à la substance même, dans le cas d’un TCA ou d’un trouble induit par la restriction cognitive (c’est-à-dire dans la majorité des cas), cette solution peut, en réalité, venir renforcer le trouble présent : l’interdiction nourrissant l’addiction.

Conclusion

Si la BD est discutable d’un point de vue scientifique sur la nature de l’addiction à l’alimentation, et sur l’approche thérapeutique qui en découle, elle a l’indéniable point fort de visibiliser l’enjeu et de donner la parole aux victimes en souffrance avec leur alimentation par des images colorées, fortes et marquantes.

Pour conclure, si l’accent est mis dans la BD sur le caractère addictif de l’alimentation, et spécifiquement de la malbouffe, il importe de ne pas non plus perdre de vue le rôle central de la grossophobie, et de la pression sociale liées à la minceur, pouvant induire des phases de restrictions calorique ou cognitive extrêmes et contribuant ainsi pour une large part à la souffrance illustrée par la BD.

[1] Les exemples cités dans la BD sont le chocolat, la crème glacée, les frites, la pizza ou encore le cookie.

Gleason E., Croque A., Junk Food, les dessous d’une addiction, Ed. Casterman, 2023

Pour aller plus loin

Site internet de l’association des Food addicts : https://www.foodaddicts.org

Bibliographie

Albayrak, Ö., Wölfle, S. M. & Hebebrand, J. (2012). Does food addiction exist? A phenomenological discussion based on the psychiatric classification of substance- related disorders and addiction. Obesity Facts, 5(2), 165‐179.

American Psychiatric Association. (2000). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Fourth Edition: DSM-IV-TR. American Psychiatric Association.

American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders. 5th ed. American Psychiatric Publishing.

APFELDORFER G. Addiction aux aliments sucrés : vrai ou faux débat ? In Le goût du sucre, plaisir et consommation, M.-S. Billaux Ed. Éditions Autrement, coll. Mutations, Paris, N°263, pp 125-137, sept. 2010.

Avena, N. M., Rada, P. & Hoebel, B. G. (2008). Evidence for sugar addiction: Behavioral and neurochemical effects of intermittent, excessive sugar intake. Neuroscience and biobehavioral reviews, 32(1), 20‐39. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2007.04.019

Avena, N. M., Rada, P. & Hoebel, B. G. (2009). Sugar and Fat Bingeing Have Notable Differences in Addictive-like Behavior. The Journal of Nutrition, 139(3), 623‐628.

Gearhardt, A. N., Corbin, W. R. & Brownell, K. D. (2009). Preliminary validation of the Yale Food Addiction Scale. Appetite, 52(2), 430‐436. https://doi.org/10.1016/j.appet.2008.12.003

Gearhardt, A. N., White, M. A. & N Potenza, M. (2011). Binge eating disorder and food addiction. Current drug abuse reviews, 4(3), 201–207.

Gearhardt, A. N., Corbin, W. R. & Brownell, K. D. (2016). Development of the Yale Food Addiction Scale Version 2.0. Psychology of Addictive Behaviors, 30(1), 113.

Hauck C, Cook B, Ellrott T. Food addiction, eating addiction and eating disorders. Proc Nutr Soc. 2020 Feb;79(1):103–112. doi: 10.1017/S0029665119001162. Epub 2019 Nov 20. PMID: 31744566.

Hebebranda, J., Albayraka, Ö., Adanb, R., Antel, J., Dieguezc, C., De Jongb, J., … Dickson, S. L. (2015). « Eating addiction », rather than « food addiction », better captures addictive-like eating behavior. Neuroscience and Biobehavioral Reviews, 47, 295‐306. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2014.08.016

Hoebel, B., Rada, P. V., Mark, G. P. & Pothos, E. (1999). Neural systems for reinforcement and inhibition of behavior: relevance to eating, addiction and depression. Well-being: Foundations of Hedonic Psychology, 560–574.

Johnson, P. M. & Kenny, P. J. (2010). Dopamine D2 receptors in addiction-like reward dysfunction and compulsive eating in obese rats. Nature Neuroscience, 13(5), 635‐641. https://doi.org/10.1038/nn.2519

Meule, A. & Gearhardt, A. N. (2014). Food Addiction in the Light of DSM-5. Nutrients, 6(9), 3653‐3671. https://doi.org/10.3390/nu6093653

Nieto, M., Wilson, J., Cupo, A., Roques, B. P. & Noble, F. (2002). Chronic morphine treatment modulates the extracellular levels of endogenous enkephalins in rat brain structures involved in opiate dependence: a microdialysis study. Journal of Neuroscience, 22, 1034–1041.

Nolan, L. J. (2017). Is it time to consider the “food use disorder?” Appetite, 115, 16–18. https://doi.org/10.1016/j.appet.2017.01.029

Randolph, T. G. (1956). The descriptive features of food addiction; addictive eating and drinking. Quarterly Journal of Studies on Alcohol, 17(2), 198‐224.

Rosenberg, K. P. & Feder, L. C. (2014). Behavioral Addictions: Criteria, Evidence, and Treatment. Academic Press.

Schulte, E. M. & Gearhardt, A. N. (2017). Development of the modified Yale food addiction scale version 2.0. European Eating Disorders Review, 25(4), 302–308.

Wilson, G. T. (2010). Eating disorders, obesity and addiction. European eating disorders review : the journal of the Eating Disorders Association, 18(5), 341‐51. https://doi.org/10.1002/erv.1048

Zermati, J-P. (2019). Osez manger, libérez-vous du contrôle. Odile Jacob.

Zermati, J-P. (2020, April 4). Addictions alimentaires : en réalité, nous sommes addicts au contrôle. [Video]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=kQfwUSNzLQs