Le concept a la cote, les activités foisonnent, la recherche creuse et progresse, l’intérêt politique international semble marqué : la littératie en santé a le vent en poupe, en Europe comme de l’autre côté de l’Atlantique. À l’heure où la promotion de la santé déplore les ralentissements qu’elle subit, le phénomène fait figure d’exception. Échanges avec deux chercheurs, un Belge et un Québécois, un psychologue et un avocat, qui ne se sont jamais rencontrés mais sont aussi passionnés l’un que l’autre par les enjeux de la littératie en santé.
Pour définir la littératie en santé, le professeur belge Stephan Van den Broucke dépasse l’acception commune : “Selon un consensus important, la littératie en santé réfère à la capacité des individus à repérer, comprendre, évaluer et utiliser des informations utiles pour pouvoir fonctionner dans le domaine de la santé et agir en faveur de leur santé. On y inclut parfois aussi la motivation nécessaire pour utiliser ces compétences. Il s’agit donc d’abord d’éléments personnels. Mais il ne faut pas oublier le rôle du contexte, qui impose ses propres exigences”.
Du côté québécois aussi, on voit désormais la littératie en santé comme le résultat de l’interaction entre les capacités d’une personne – capacités à reconnaître son besoin d’information en matière de santé, à trouver cette information, à la comprendre et à l’utiliser pour prendre des décisions éclairées sur sa santé – et les exigences d’un système de santé de plus en plus complexe.
Aucune différence de part et d’autre de l’Atlantique, donc ? “Le concept est le même en Amérique du Nord et en Europe, mais avec des accents différents”, nuance Stephan Van de Broucke. “En Amérique, la notion est bien connue depuis quelques décennies, mais essentiellement considérée dans le cadre des soins de santé et en particulier des rapports patient-médecin. En Europe, où l’utilisation du concept remonte au début des années 2000, l’accent a été d’emblée mis sur le rôle de la littératie en santé dans l’éducation pour la santé et la promotion de la santé”.
Pour l’avocat québécois, une question d’éthique
Michel T. Giroux est avocat et docteur en philosophie. Il dirige l’Institut de consultation et de recherche en éthique et en droit (ICRED), situé à Québec. En avril 2014, une journée de colloque sur la littératie en santé intitulée ‘Comprendre l’incompréhension: la communication avec l’usager’ organisée par l’ICRED a attiré plus de 100 personnes. Pas mal pour un sujet aussi pointu.
Mais pourquoi un avocat et éthicien s’intéresse-t-il à ce concept ? “Parce que derrière les enjeux de communication, il s’agit bien d’une question de justice, d’équité dans l’accès aux soins et services. La personne qui a un faible niveau de littératie est moins qu’une autre en mesure d’exercer son autonomie et d’accéder aux services dont elle a besoin et auxquels elle a droit”. Pour la petite histoire, son intérêt est né d’une situation bien concrète : dans le cadre d’une recherche clinique, Michel T. Giroux et son équipe devaient obtenir, comme toujours, le consentement éclairé des sujets. C’est alors qu’il s’est aperçu que la compréhension du formulaire de consentement posait problème à bon nombre de participants. «Un problème que l’on n’observe pas uniquement en recherche clinique, mais aussi au sein de la relation d’aide et de soins» précise-t-il.
Pour le psychologue belge, un moyen et un indicateur d’efficacité
Stephan Van den Broucke, quant à lui, est professeur de psychologie de la santé à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université catholique de Louvain et donne aussi cours à la Katholieke Universiteit Leuven. Avec un pied en Wallonie et l’autre en Flandre, son expertise dépasse toutefois largement les frontières belges, puisqu’il enseigne également à l’Université Paris Descartes, est éditeur associé de la revue scientifique renommée Health Promotion International et membre du Comité de direction et Vice-président de l’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (UIPES).
Pour lui, l’enjeu de la littératie en santé est celui de l’efficacité de nos actions : “Les avantages d’un bon niveau de littératie en santé sont multiples: des choix plus éclairés, une plus grande auto-efficacité, des attitudes et comportements de santé plus positifs, une prévention accrue, de meilleurs résultats de santé, une diminution du coût des soins de santé… Par conséquent, de bons niveaux de littératie en santé améliorent la santé globale de la population”, écrit-t-il dans un récent article, en soulignant aussi que c’est surtout la question des inégalités qui l’intéresse et le motive.
Une conférencière québécoise présente au colloque du 24 avril, Linda Shohet, fondatrice et directrice générale du Centre d’alphabétisation du Québec, renchérit sur l’argument économique en affirmant que “le rendement est meilleur si l’on investit dans l’éducation des personnes ayant la littératie la plus basse plutôt que dans les technologies médicales”, puisque les consultations médicales, les appels téléphoniques, l’utilisation des soins d’urgence s’en verront diminués tandis que la prévention sera augmentée.
Le concept de littératie en santé présente un autre avantage aux yeux de Stephan Van den Broucke : il permet de montrer que l’éducation pour la santé a des effets. “En promotion de la santé, on est toujours confronté à la difficulté de montrer que ce que l’on fait est efficace. On est souvent accusé de manque d’efficacité, faute de pouvoir démontrer des résultats sur les comportements liés à la santé dans la population. On oublie cependant que ces comportements ne sont pas seulement influencés par les interventions éducatives, mais par un éventail de facteurs” explique-t-il. “Les variations du niveau de littératie en santé représentent des indicateurs immédiats permettant de mesurer plus finement l’impact des actions d’éducation pour la santé que le comportement, qui est un output éloigné”.
Une très grande minorité
Certaines personnes ont un niveau de littératie en santé trop bas pour prendre soin d’elles-mêmes de manière autonome. “Le problème concerne une très grande minorité”, affirme Stephan Van den Broucke. Il est important de voir les niveaux de littératie comme un continuum, sans opposer ceux qui comprendraient tout à ceux qui ne comprendraient rien.
Les enquêtes canadiennes menées depuis une dizaine d’années distinguent plusieurs niveaux de littératie : 14% des Canadiens seraient seulement capables de décoder des mots et des phrases, 34,3% peuvent lire et comprendre un texte simple sans aucune inférence, 35,5% sont en mesure de lire et de tirer des conclusions et enfin 13,9% à peine, sont capables d’inférences complexes. Si les niveaux inférieurs suffisent généralement pour fonctionner au quotidien, la plupart des communications en santé requièrent le niveau de littératie le plus élevé. Michel T. Giroux souligne que par conséquent, six Canadiens sur dix sont incapables d’obtenir certains renseignements et services de santé auxquels ils ont pourtant droit, de les comprendre et d’agir en conséquence.
Stephan Van de Broucke a quant à lui mené une recherche utilisant les données de presque 10 000 affiliés des Mutualités chrétiennes et comparé ses résultats avec ceux d’une vaste étude européenne à laquelle il a lui-même contribué il y a quelques années. Constat : avec trois Belges sur dix qui ont une connaissance limitée des matières touchant à la santé et un sur dix qui en a une connaissance insuffisante pour poser des choix de santé éclairés, la Belgique se situe au milieu des pays européens. Elle remporte de moins bons résultats que les Pays-Bas mais se classe mieux que la Bulgarie ou l’Autriche, par exemple. La recherche a également montré que les personnes présentant un niveau insuffisant étaient plus nombreuses parmi les francophones que parmi les néerlandophones.
Un médiateur des inégalités de santé
Il est démontré qu’un niveau élevé de littératie en santé est lié de façon significative à un bon état de santé perçu et à une faible prévalence de plusieurs maladies.
Au Québec, on souligne surtout qu’une bonne communication au sein du système de santé et une relation de confiance entre patient et médecin font partie des clés de l’efficacité thérapeutique.
En Belgique, on met plutôt l’accent sur le fait que la littératie est corrélée avec les comportements de santé : les personnes qui présentent un niveau de littératie en santé moins élevé adoptent des comportements moins favorables à leur santé.
La littératie en santé serait-elle donc un déterminant de la santé parmi d’autres ? Pas tout à fait, nuance Stephan Van den Broucke : “Il faut plutôt la concevoir comme un médiateur important des effets des facteurs sociaux, tels que le niveau de revenus ou d’éducation par exemple.” L’étude réalisée à partir des données des Mutualités chrétiennes a notamment montré que la littératie en santé avait bien un effet médiateur dans la relation entre le niveau d’éducation et l’alimentation, l’activité physique ou encore la prise de médicaments. Ainsi, entre les inégalités sociales qui existent au sein de la société et les inégalités de santé qui leur sont corrélées, la littératie pourrait jouer un rôle de médiation : une hypothèse qui tient la route et pour laquelle des confirmations partielles existent, même si la littérature n’est pas assez développée pour le prouver complètement. “Il manque encore un modèle intégratif explicitant les liens entre les différentes composantes et la force de ces liens”, déplore le professeur.
De quoi dépend le niveau de littératie en santé ?
La littératie est elle-même influencée par les déterminants sociaux. Sans surprise, certains publics se révèlent plus à risque de présenter un faible niveau de littératie en santé : au Canada, ce sont les personnes âgées, les immigrants récents, les personne dont la langue maternelle n’est pas une langue officielle (le français ou l’anglais) et les bénéficiaires de l’aide sociale. En Belgique, le niveau d’éducation est le facteur corrélé le plus important, mais il faut aussi considérer la situation socio-économique, le statut social, l’appartenance à un groupe minoritaire, l’âge (les plus à risque sont les 18-24 ans) et le sexe (les femmes présentent de meilleurs scores que les hommes).
Michel T. Giroux et son institut identifient quatre éléments constitutifs de la littératie: la scolarisation, l’univers culturel, l’environnement social et la condition psychologique. L’effet de cette dernière peut d’ailleurs être surprenant: on a déjà vu un patient présentant un haut niveau de scolarité devenir imperméable aux propos de son médecin dès l’instant où a été prononcé le mot ‘cancer’. De même, les médecins qui deviennent eux-mêmes patients peuvent voir leur niveau de compréhension chuter sous l’effet de l’anxiété par exemple.
Éviter d’utiliser le concept sans rien changer
Améliorer la littératie en santé pour améliorer l’état de santé passe par plusieurs stratégies. Il est essentiel de ne pas la considérer comme un problème individuel, mais de cibler différents niveaux.
“On cherche à améliorer la littératie en santé en haussant le niveau de littératie des adultes et en abaissant les demandes du système de santé en matière de littératie”, indique officiellement le Conseil canadien sur l’apprentissage.
L’action sur les individus, qui dépasse largement le rôle du secteur des soins de santé, cherche à augmenter les compétences individuelles.
L’action sur le système vise à faciliter le contexte et la navigation au sein de celui-ci par les usagers. Concrètement, il s’agit par exemple pour un hôpital de réduire les barrières administratives qui peuvent entraver l’accès aux soins, ou encore d’outiller son personnel en lui proposant des moyens d’identifier les personnes à risque et de faciliter la communication.
“Les professionnels de la santé ont pour mission de servir la population, ils doivent donc s’assurer d’être compris par celle-ci et d’ajuster leurs exigences”, estime Michel T. Giroux.
Acquérir des aptitudes individuelles, réorienter les services de santé… Deux des stratégies déjà préconisées par la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé, il y a près de 30 ans. “Il faut pourtant éviter d’utiliser ce nouveau concept sans rien changer”, avertit Stephan Van den Broucke. “Les actions d’aujourd’hui sont encore surtout des interventions individuelles. Changer un système prend du temps. Mais la société reconnaît le problème, ce qui est encourageant. Et puisque c’est un problème de société, tout le monde doit prendre ses responsabilités: les soins de santé mais aussi l’enseignement, les organisations de patients, les organismes de personnes âgées…”
Intérêt international et national
Le Canada n’est pas inactif en la matière, avec plusieurs initiatives telles que la Charte de Calgary pour la littératie en santé rédigée en 2009. Aux États-Unis, il existe même des standards de littératie en santé qui sont pris en considération dans l’accréditation des hôpitaux.
Cependant, “c’est en Europe que la croissance de l’intérêt politique est la plus marquée” affirme Michel T. Giroux. Un point de vue partagé par le spécialiste belge, qui s’intéresse aussi aux politiques de santé. La littératie en santé a été reconnue comme un domaine d’action prioritaire au sein de la Stratégie de la Commission Européenne 2008-2013. Celle-ci a notamment financé une étude réalisée par un consortium de huit pays européens, qui a montré que près de la moitié des citoyens interrogés ont un niveau de littératie en santé inadéquat ou problématique. Plusieurs autres projets européens sont actuellement en cours. Du côté de l’OMS, des travaux sont menés depuis l’an 2000, et en 2013 le Comité régional européen a publié ‘Health literacy, the solid facts’, un rapport qui fait le tour du problème et des solutions.
La Belgique a emboîté le pas plus récemment. Aujourd’hui, l’intérêt va en croissant : dans un récent rapport, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) considère la littératie en santé comme un indicateur de la qualité des soins.
La création des ‘Well Done – MSD Health Literacy Awards’, des prix qui récompensent les actions exemplaires en faveur de la littératie en santé, a suscité un certain intérêt médiatique. Et enfin, la littératie en santé est (indirectement) mentionnée dans l’accord de gouvernement du 9 octobre 2014. Un paragraphe y évoque les auto-soins et l’autogestion de la santé : “Les initiatives qui encouragent la prise en charge et la gestion par soi-même sont stimulées. Dans cette optique, une attention particulière sera accordée à la promotion des connaissances en matière de santé auprès de la population, à une meilleure formation des dispensateurs de soins, pour ce qui concerne l’encouragement de la prise en charge personnelle, à une autogestion de la santé, et à la mise à disposition du patient d’informations accessibles à tous”.
Un pas en avant, peut-être, à condition toutefois de ne pas tomber dans un piège : de la reconnaissance d’un problème collectif à la responsabilisation individuelle, le pas est vite franchi. En mettant l’accent sur un déficit de compétences qui serait à l’origine de comportements peu favorables à la santé, on risque d’oublier d’autres déterminants sociaux, économiques, culturels ou environnementaux de la santé. Et l’on sait que la représentation que l’on a d’un problème influence les solutions qui sont envisagées.
Van den Broucke, S. (2014). Health literacy: a critical concept for public health. Archives of Public Health, 72(1), 10.
Près de 50% de la population souffre donc d’ ‘analphabétisme fonctionnel’, c’est-à-dire est en mesure de lire des mots détachés en comprenant leur sens mais sans pouvoir faire de lien entre les idées d’une phrase ou d’un paragraphe à l’autre. Une réalité troublante, selon Michel T. Giroux, qui est masquée par le fait que sous l’effet de la honte, les gens font semblant de comprendre.
Van den Broucke, S. et Renwart, A. (2014). La littératie en santé en Belgique: un médiateur des inégalités sociales et des comportements de santé. Louvain la Neuve: Université catholique de Louvain. Les faits saillants sont présentés dans la version en ligne du numéro 305 d’Éducation Santé.
La comparaison est cependant limitée pour des raisons méthodologiques liées à la taille de l’échantillon.
Conseil canadien sur l’apprentissage (2007). Littératie en santé au Canada: résultats initiaux de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes, Ottawa, Canada, p.11.
Pour améliorer la détection des patients présentant un faible niveau de littératie, Linda Shohet suggère d’utiliser des indicateurs tels que ‘Lisez-vous le journal?’ qui permettent d’éviter le questionnement direct susceptible d’être source de honte ou de gêne. Pour améliorer la communication, elle propose d’inviter le patient à choisir la meilleure manière de recevoir des explications médicales: «Est-ce que ce serait plus facile si je dessine, si on regarde sur internet?» ainsi que d’encourager les médecins à donner davantage la parole au patient, à l’inviter à expliquer dans ses mots ce qu’il a compris. Une évaluation de cette technique appliquée à l’échelle d’un hôpital – le projet teach back – a montré qu’elle générait moins de réadmissions, moins d’appels téléphoniques et une plus grande adhésion au traitement.
La European Health Literacy Survey 2011, dont Stephan van den Broucke coordonna le début des travaux.