La société dans son ensemble gagnerait à mieux comprendre et connaître la négligence parentale. Considérée aujourd’hui comme un syndrome psychosocial bien identifié dans le registre de la maltraitance, la négligence parentale est une absence de gestes appropriés pour assurer la sécurité, le développement et le bien-être de l’enfant. On la repère fréquemment de manière indirecte, c’est-à-dire par l’observation de ses conséquences. Insidieuse et souvent peu visible, elle est fondamentalement destructrice.
Dès sa naissance, le nouveau-né a un besoin vital de vivre dans une niche affective sécurisante où il pourra établir un lien particulier avec un adulte stable, toujours le même, fiable, prévisible, accessible, capable de comprendre les tensions que l’enfant ressent et de les apaiser.
Cette niche permet aussi de satisfaire ses besoins primaires: nourriture, santé, hygiène, habillement, éducation, protection.
Le bébé va, par ailleurs, y recevoir les nourritures de l’âme indispensables à toute vie humaine épanouie: amour, affection, attention, écoute, disponibilité psychique de la part des figures d’attachement qui l’entourent, la première de ces figures étant sa mère.
C’est donc dans cette niche affective sécurisante que l’enfant va pouvoir grandir, se développer, faire ses apprentissages, déployer ses ailes avant de prendre son envol pour entrer pleinement dans la grande aventure humaine qu’est la vie.
Malheureusement, de nombreux enfants ne connaissent pas et ne connaîtront peut-être jamais ces conditions idéales de vie. Certains enfants ont perdu un parent ou sont orphelins. De nombreux enfants sont maltraités physiquement et psychologiquement. D’autres encore sont abusés sexuellement, violés.
Par ailleurs, il existe une forme de maltraitance dont on parle peu, sur laquelle on attire peu l’attention parce qu’elle est très subtile et souvent, dans un premier temps, peu visible : il s’agit de la négligence parentale qui se caractérise, non pas, par ce que l’on fait à un enfant, mais par ce qu’on ne lui fait pas. «La négligence parentale est un sujet extrêmement important», estime le Professeur Emmanuel de Becker, pédopsychiatre aux Cliniques Universitaires Saint-Luc et responsable de l’équipe SOS Enfants de Saint-Luc. «Il s’agit d’une atteinte au niveau des besoins élémentaires de l’enfant pour qu’il puisse se construire, s’épanouir, se développer. La négligence parentale n’est pas une maltraitance active dans le sens où on frappe l’enfant, où on abuse de lui. Elle concerne un enfant qui n’est pas pris en compte, qui n’existe pas, qu’on oublie. Elle provoque des dégâts dans la construction psychique et relationnelle du jeune sujet.»
Différentes formes
La négligence peut être ou non intentionnelle. Elle est soit visible (l’enfant va à l’école avec une allure négligée, il est sale, porte une tenue vestimentaire inadéquate, n’a pas de collation), soit pratiquement invisible, du moins jusqu’à ce que les premiers effets de la négligence ne la rendent visible par la souffrance et les symptômes qu’elle provoque.
La négligence peut s’avérer fatale en raison du manque de soins, de nourriture ou de protection physique accordés à l’enfant.
Elle peut aussi l’être parce qu’un manque d’amour et de contact humain entrave son développement. Dans certains cas, la négligence enferme l’enfant dans un isolement sensoriel, mine lentement et continuellement son esprit jusqu’à lui laisser peu de désir d’entrer en relation avec les autres et d’explorer le monde. Aussi, la négligence parentale est-elle une terrible absence.
«On rencontre des tableaux de négligence très sélective où un enfant ne manque de rien, comme on dit, sur le plan matériel, mais connaît de grandes carences au niveau de la relation et sur le plan affectif», souligne le Prof. de Becker.
Par ailleurs, l’enfant qui souffre de négligence parentale n’en parle pas, ce qui rend le repérage difficile. «Lorsqu’il y a une maltraitance physique ou sexuelle, l’enfant peut en parler car elle est visible», explique le pédopsychiatre. «Quand il s’agit de négligence parentale, l’enfant va se taire et s’y adapter d’une certaine façon, parce qu’il a toujours connu cela dans sa famille, parce qu’il n’y a pas un avant et un après, contrairement à l’abus sexuel, à la maltraitance physique et psychologique où le processus est habituellement graduel.»
D’où l’importance d’être attentif pour tenter de repérer les cas de négligence parentale et y remédier le plus rapidement possible.
Lésions au cerveau
On sait, notamment grâce aux recherches menées par Boris Cyrulnik, que les traumatismes de la petite enfance provoquent des lésions au niveau du cerveau. C’est ce qu’il explique dans son livre intitulé ‘Quand un enfant se donne «la mort»’(1) : «Tous les traumas précoces imprègnent des traces de vulnérabilité dans la mémoire biologique du tout-petit», explique Boris Cyrulnik. Le fait que le nourrisson soit secoué par des parents exaspérés déchire parfois ses méninges. Les violences autour de l’enfant, les cris et les menaces l’affolent et l’empêchent d’acquérir l’attachement sécure qui, en cas de malheur, pourrait le protéger. La maltraitance directe, les coups sur son petit corps ou les abus sexuels provoquent de graves troubles du développement. Mais c’est la négligence affective, l’isolement sensoriel ou un environnement technique trop déshumanisé qui altèrent durablement le développement du système nerveux et l’apprentissage des rituels d’interaction qui nous permettent de vivre ensemble.»
Une chute vertigineuse dans le vide
«On ne peut pas grandir seul», insiste Emmanuel de Becker. «On a toujours besoin des autres, besoin d’être en contact, en relation les uns avec les autres. Même notre constitution biologique, morphologique va dans ce sens-là. Lorsque l’enfant est en manque de personnes, de supports identificatoires, il peut présenter une profonde détresse psychique, parfois aussi physique, et manifester une souffrance telle qu’il plonge dans une dépression pouvant débuter tôt dans sa vie. Si l’enfant continue à évoluer dans le marasme de la négligence parentale, à l’adolescence il est clair qu’il peut plonger davantage encore, adopter des conduites addictives, des comportements à risque, aller de plus en plus mal, jusqu’à faire des tentatives de suicide. N’oublions jamais que lorsqu’un jeune tombe dans l’alcoolisme, la drogue, les médicaments, c’est souvent parce qu’il tente de barrer une chute vertigineuse dans le vide, parce qu’il essaie de combler un manque, de contenir son malaise interne. Derrière la recherche d’un substitut matériel, le jeune est en fait à la recherche de supports affectifs.»
Quels facteurs de risque ?
L’isolement, la dépression, une déficience mentale de la maman, les addictions sont des facteurs de risques importants dans l’apparition de la négligence parentale. Des parents qui ont été maltraités physiquement et mentalement, abusés, négligés dans leur enfance sont plus susceptibles de devenir négligents envers leurs enfants.
Emmanuel de Becker attire l’attention sur les conditions socio-économiques. «Le manque d’argent, les dettes peuvent aggraver des difficultés relationnelles entre les parents et leurs enfants.» Il pointe également la durée des séjours en maternité. «Le temps que passe la maman avec son nouveau-né à la maternité est devenu trop court pour nombre de parents. Dans de nombreuses familles où les liens sont abîmés, une fois sortie du cocon de l’hôpital, la maman se retrouve seule, sans relais. Je trouve dommage qu’il n’y ait pas un accompagnement un peu plus consistant que les quelques jours passés à l’hôpital. Ces quelques jours donnent à peine le temps à la maman de se retourner, de retrouver une condition physique et psychique, alors qu’elle doit établir ses premiers liens avec son enfant. C’est vrai qu’il y a les travailleuses médico-sociales de l’ONE, mais elles sont elles-mêmes surchargées. Alors, le risque de non disponibilité psychique de la mère à l’égard de son enfant est bien réel.»
Enfin, le pédopsychiatre relève des situations de divorce génératrices de négligence affective. «Les procédures de divorce sont parfois tellement complexes et longues qu’un enfant peut être privé d’un de ses parents pendant une période conséquente. Lorsqu’un divorce s’accompagne de tensions, de conflits qui perdurent dans le temps, l’enfant se retrouve au milieu de la ‘zone de guerre’ et le risque de négligence affective est énorme. Parfois aussi, l’enfant est pris dans un conflit de loyauté, ce qui contrecarre son investissement à l’égard d’une de ses racines parentales.»
L’importance de la prévention
Accompagner les jeunes parents est primordial, estime le Prof. de Becker. « La société gagnerait à pouvoir les accompagner, peut-être plus encore quand elle est en perte de repères comme la nôtre. Même entre générations, on ne sait plus trop se parler. La société doit proposer des substitutions professionnelles pour les jeunes parents. Quand les parents ne peuvent pas ou ne savent pas assurer leur rôle parental, on peut espérer que leur enfant va rencontrer sur sa route des personnes de substitution qui vont l’aider à croire en lui, en ses capacités, en sa valeur. Boris Cyrulnik parle de tuteur de résilience, c’est-à-dire de personnes de référence, de personnes socles, de rencontres heureuses et épanouissantes sur lesquelles l’enfant va s’appuyer pour se sentir aimé, pour sentir qu’il a de la valeur, pour qu’il puisse se construire au niveau de son identité, avoir des projets de vie. Sur le plan de la prévention, les acteurs de la santé prônent de plus en plus l’idée de développer des plans d’accompagnement par rapport à la population générale. Il est aussi très important de rejoindre les familles plus fragiles, celles qui vivent dans l’errance suite à un changement de pays, de culture.»
Intervenir le plus tôt possible est primordial. « Non pas en culpabilisant les parents, mais en les responsabilisant, en développant avec eux un partenariat », poursuit le pédopsychiatre. «Travailler en réseau permet de voir comment l’enfant se développe. De nombreux tests et outils standardisés nous permettent d’observer l’état évolutif d’un enfant. Mais pour cela, il faut avoir accès aux enfants. Les consultations ONE sont un bon biais pour assurer l’encadrement des mamans. Mais si des mamans ne veulent pas de cet accompagnement, qui va constater les négligences parentales ?»
Évelyne Marchal, assistante sociale et responsable clinique de l’asbl Aide et Prévention Enfants-Parents de Charleroi estime elle aussi qu’il est très important d’aider les parents négligents. « Les parents très carencés ont été eux-mêmes des enfants fort carencés. Quand on n’a pas eu de modèle, c’est difficile. Des parents sont parfois réellement soulagés quand on nomme la négligence. Il est important de mettre à leur disposition d’autres compétences pour soutenir celles qui leur manquent. Cela peut être une aide éducative, logistique, un travail sur la relation parents-enfant. Les parents très isolés ont clairement besoin d’aide, qu’il s’agisse d’une aide familiale ou d’un soutien. Par ailleurs, il est primordial de bien former les professionnels afin qu’ils puissent reconnaître les signes de détresse chez les enfants. Mais il faut aussi que la société puisse donner suffisamment d’outils pour soigner ces enfants et mieux accompagner les parents. Or, ces outils sont insuffisants.»
(1) Quand un enfant se donne «la mort», Boris Cyrulnik, Éd. Odile Jacob, Paris, 2011.