Mars 2003 Par Christian DE BOCK Réflexions

L’asbl Question Santé a organisé le 10 décembre dernier une journée de réflexion sur un thème récurrent dans le champ de l’éducation pour la santé: peur et prévention font-elles bon ménage?
Le recours à la peur est plutôt une habitude anglo-saxonne en matière de campagnes d’intérêt général en santé publique, mais cette question a été mise récemment sous les feux de l’actualité avec la campagne ‘Révélation’ de l’Assurance maladie et de l’INPES (1).
La première intervenante de la journée, Marie-Sylvie Dupont-Bouchat , historienne, professeur émérite à l’UCL, nous fit un survol saisissant de quelques siècles d’Histoire, rappelant au passage que la peur de la maladie est un phénomène relativement récent lié à la laïcisation de nos sociétés occidentales. Avant cela, notre passage sur terre était
de toute façon bref, la vie n’avait guère de valeur en soi, et le plus terrifiant était la crainte de la damnation éternelle. Quand les épidémies ravageaient des populations entières, quand deux bébés sur dix seulement échappaient à la mortalité périnatale, quand l’espérance de vie était de 35 ans, la guérison des maladies était plus une question de conviction religieuse que d’hygiène et de prévention!
La conférencière nous rappelait aussi que l’émergence du souci de la santé publique dans le courant du XIXe siècle fut clairement liée à la volonté politique de maintenir sous contrôle les classes laborieuses, de stigmatiser leurs comportements immoraux et délétères (prostitution, alcoolisme), la maladie étant carrément criminalisée. Quant à la peur individuelle de la maladie, qui est le levier de nombre d’actions de prévention aujourd’hui encore, c’est une affaire récente, une préoccupation des pays nantis des ‘trente glorieuses’.
Pour terminer, elle nous faisait part de son sentiment que dans une perspective historique, la peur n’a guère fait avancer la société occidentale. Le ton était donné d’emblée!
Patrick Trefois , directeur de Question Santé , centrait son exposé sur une description des objectifs poursuivis par ceux qui ont recours à la peur dans leur communication, et sur les modèles explicatifs du comportement sur lesquels ils s’appuient. Il insistait à juste titre sur le fait qu’en jouant sur ce registre, les émetteurs de messages ne favorisent pas la construction d’un choix raisonné et éclairé chez le récepteur, mais plutôt une réponse aveugle (et transitoire?) à un stimulus brutal. Il plaidait pour finir en faveur d’une pédagogie du risque, rappelant que les valeurs dans lesquelles s’inscrit la promotion de la santé tablent plutôt sur l’émancipation des individus et leur capacité à poser les choix favorables à leur santé en conscience, individuellement et collectivement.
Jean-Jacques Jespers , journaliste à la RTBF, nous rappelait la différence fondamentale entre information et communication, et ne nous laissait guère d’illusion: la marchandisation croissante de l’information ouvre un boulevard à ceux qui jouent sur les émotions du public plutôt que sur sa capacité à exercer son esprit critique. De quoi nous désoler un peu plus quant aux dérives poujadistes et sécuritaires des grands media…
Jean-Michel Besnier , professeur de philosophie à la Sorbonne, ne dit pas autre chose en appelant à la barre quelques grands philosophes pour argumenter le fait que la peur est un facteur d’inertie plutôt que de progrès (avec une jolie formule très parlante de Freud, ‘la méduse pétrifie d’effroi’).

La lumière médicale

Il semble donc plus logique d’éduquer et de former que d’informer. Mais alors que l’information suppose au moins une certaine objectivité, qu’elle ne se donne pour but que de communiquer des faits et laisse ceux qu’elle a informés libres d’en disposer, l’éducation use de l’autorité morale.
Elle veut influencer le jugement, agir sur les personnes elles-mêmes et non plus sur leur seul savoir, sur leur conduite et pas seulement sur leur raison. Alors on affirme sans vergogne des contre-vérités, ou bien on fait passer des vérités partielles ou provisoires pour des vérités absolues et éternelles.
Nous sommes loin de ce vieux patron, grand médecin et honnête homme, qui disait à ses tout jeunes étudiants: ‘Ne vous scandalisez pas qu’on vous enseigne le doute avant même de vous enseigner ce dont vous avez à douter. Souvenez-vous de vous méfier et d’abord de vous.’
Au lieu de quoi il faut lire aujourd’hui, sous la plume d’un omnipraticien: ‘En l’absence de connaissances, l’homme peut donc s’engager sur des mauvaises voies, génératrices de risques. Ces chemins dangereux s’appellent suralimentation et obésité, tabagisme, alcoolisme, sédentarité, etc. Leur méconnaissance est source de souffrance, d’invalidité, de mort précoce, de coûts sociaux injustifiables car évitables’ (Dr Chicou).
Et, le prolongeant: ‘Premier objectif, modifier les mentalités. Ceci sur deux plans: les patients devront infléchir leur attitude à l’égard de la maladie. Pour cela, il faudra les amener petit à petit à se considérer comme les premiers responsables de leur capital santé. Quel excellent thème d’éducation sanitaire! Les mass media auront un rôle essentiel à jouer, à condition qu’ils coordonnent leur action avec les professionnels de la santé’ (Dr Bouyer).
Ah! Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites! Quelle suffisance dans le «suffisamment», quelle assurance dans le savoir, quel mépris pour les mentalités des patients qu’il va falloir «modifier», «infléchir», «amener petit à petit», quelle hauteur dans le traitement des médias, tout juste bons à répéter ce que leur dictent les professionnels de la santé.
Il fut peut-être un temps où invoquer la responsabilité des personnes c’était leur dire: «Faites ce que bon vous semblera. Vous en avez le droit. Mais vous serez responsable des conséquences éventuelles de vos actes.» Cette responsabilité-là, individuelle, n’est plus de mise. Ce serait compter sans le «capital santé» – cela fait chic, et technocratique -, sans les «coûts sociaux injustifiables». Dire aujourd’hui «vous êtes responsable», cela veut dire tout simplement «vous n’êtes plus libre de faire ce qu’il vous plaît. Si vous n’agissez pas conformément à la règle médicale, vous allez coûter de l’argent».
Laisser entendre que la médecine en sait suffisamment pour dicter sa loi, et que les patients sont forcément coupables (responsables) de ce qui leur arrive, voilà, en fait, le message qu’on enjoint aux media de transmettre. Et c’est, en gros, ce qu’ils font.
L’éducation se fait, comme il se doit, sur deux modes: la carotte et le bâton, la peur et la promesse. La peur n’a pas attendu la médecine pour exister et pour se chercher des apaisements. Mais la médecine a su l’exploiter « à mort ».
Elle dit d’une part: «c’est parce que vous vous conduisez mal que vous êtes malade et que vous mourrez.» Et d’autre part : «suivez les conseils de la médecine.» Le lien entre les deux affirmations n’est pas explicite mais il s’impose de lui même: si vous obéissez, vous serez protégé de la maladie et de la mort. La maladie est la sanction du péché, et la mort la complication terminale de la maladie.
De même que la probabilité ne passe jamais que sous la forme de certitudes, l’éducation ou l’information sanitaires empruntent presque toujours les voies du dogmatisme, comme s’il était impossible de répondre à la peur autrement que par des croyances absolues en des pouvoirs sans faille, en des vérités sans nuances.
La propagande et les institutions, la prévention médicale et le dépistage, la lutte contre les facteurs de risque et 1’hygiène, tout est animé de la même certitude (on sait et on peut) et de la même intention (faire le bien). Et tout est motivé par le même souci: ça coûte trop cher. Or le problème se pose justement de savoir maintenant si cette politique est aussi rentable qu’on le dit, si son coût, sur tous les plans (social, économique, sanitaire, individuel, psycho-social), n’est pas supérieur aux économies qu’elle fait espérer.
La lumière médicale. Les illusions de la prévention, Norbert Bensaïd , Editions du Seuil, 1981, coll. Points , 1982
Les choses ont-elles vraiment changé en 20 ans?

Si certains auteurs estiment que la peur peut être constructrice et mobilisatrice, qu’elle peut nous aider à appréhender les choses, le conférencier du jour mettait en question cette hypothèse, et l’utilité éventuelle de l’usage raisonné de la peur. La peur ne nous aide pas à comprendre ce qui nous arrive, à faire face au danger, à faire preuve d’empathie à l’égard de notre prochain, elle engendre ou maintient l’obscurantisme. Et si la communication de masse doit emporter notre conviction intelligente, Besnier préfère parier sur l’humour comme levier. Les présentations et échanges de cette journée sont loin d’avoir épuisé la question. Une petite frustration toutefois: bien que partageant les réserves éthiques des organisateurs à l’égard du thème du jour, j’étais quand même un peu déçu de ne pas entendre les défenseurs ‘belges’ de l’approche centrée sur la peur (il y en a!) justifier leur démarche. Peut-être ont-ils craint la contradiction?
[gG]Christian De Bock
Cette journée a bénéficié du soutien de la Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale
(1) Voir à ce sujet l’article [iPrévention du tabagisme, impact et agrément de la campagne ‘Révélation dans La Santé de l’Homme n° 361, septembre-octobre 2002.

De grands motifs de terreur – de quoi s’agit-il?

Quelques devinettes destinées à stimuler les cellules grises des participants à la journée ‘Peur et prévention’. Serez-vous plus futés qu’eux?
1. Elle est un de ces fléaux qui attaquent et détruisent sourdement l’humanité. A mon avis, ni la peste, ni la guerre, ni la variole, ni une foule de maux semblables, n’ont de résultats plus désastreux pour l’humanité que cette fatale habitude. C’est l’élément destructeur des sociétés civilisées, et d’autant plus actif qu’il agit continuellement et mine peu à peu les générations…
2. Elle est dangereuse, physiquement et moralement pour la femme. Les tissus sensibles sont soumis à une pression dont les effets néfastes ne peuvent encore être évalués.
3. C’est une peste, un mal, un violent destructeur de biens, de terres, de santé; infernal, démoniaque, maudit, c’est la ruine et la défaite du corps et de l’âme .
4. Il corrompt les hommes, il abaisse le civisme et menace les libertés et les institutions de la Nation. Il mine et affaiblit le foyer et la famille, met en échec l’éducation, il s’attaque à une jeunesse qui a le droit d’être protégée. Il porte des coups mortels à la survie de la Nation, voire de la race.
5. Il détruit les familles, gâte, corrompt et anéantit les hommes; le tonnerre, l’éclair, la guerre, le feu, la peste ont moins nui que cette brûlante concupiscence, que cette passion brutale.
6. Il nous faut l’éviter avec soin, lui qui pourrait nous inoculer un tel venin, et le fuir d’homme à homme, de maison à maison, de village à village, de ville en ville.
Réponses
1. La masturbation, Traité d’hygiène et de physiologie du mariage, 1828
2. La selle de vélo, Provincial medical journal, 1895
3. Le tabac, Burton, 1932
4. L’alcool, Hobson, 1914
5. L’instinct sexuel, Burton, 1932
6. L’air (1348)