Décembre 2022 Par Jonathan PEUCH Réflexions

L’accès à une alimentation saine et durable paraissait acquis à tous et à toutes jusqu’il y a peu en Belgique. C’est d’ailleurs un droit humain que la Belgique s’est formellement engagé à réaliser, directement en ratifiant le PIDESC [1], indirectement en reconnaissant dans l’article 23 de la Constitution le droit « à mener une vie conforme à la dignité humaine ».

worried gray haired agronomist or farmer using a tablet while inspecting organic wheat field before the harvest. back lit sunset photo. low angle view.

Ce droit à l’alimentation est garanti de deux manières : d’abord en maintenant artificiellement des prix bas ; ensuite en mettant en œuvre des filets de sécurité sociaux que sont, d’une part, les aides sociales générales tel que le Revenu d’Intégration Sociale, et d’autre part, l’aide alimentaire. Certes, ces dispositifs empêchent que ceux qui ont faim, car il y en a, en meurent : la Fédération des services sociaux estime que 600 000 personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en Belgique en 2021. En revanche, si l’on regarde au niveau des adjectifs de « sains et durables », qui en termes juridiques ne sont pas un luxe, mais bien une condition sine qua non de la réalisation du droit à l’alimentation, nous n’y sommes pas – et pas du tout.

L’auteur est chargé de recherche et de plaidoyer chez FIAN Belgique. Le présent article est inspiré de l’étude « Droit à l’alimentation de qualité et systèmes alimentaire : pourquoi il est si difficile de bien manger en Belgique, et ce qu’on peut y faire » (FIAN 2022), étude à laquelle on se référera pour approfondir la réflexion.

Alimentation et santé

Le droit à la santé est un droit humain fondamental inscrit explicitement dans la constitution. Selon l’OMS, la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas, seulement, en une absence de maladie ou d’infirmité ». Or, on sait que l’alimentation est un déterminant majeur de la santé, qu’elle est dite la première des médecines. Cependant, le lien entre alimentation et santé est loin de recevoir toute l’attention qu’elle requiert dans les politiques publiques.

La malnutrition se définit à la fois comme un manque nutritionnel et/ou calorifique (sous-alimentation) ou comme un surplus nutritionnel et/ou calorifique (sur-alimentation). Le lien le plus fort entre alimentation et santé, en Belgique, concerne la sur-alimentation. La moitié de la population est en surpoids, 16% est obèse [2]. Cet état nutritionnel se traduit par une contribution significative [3] aux maladies chroniques les plus fréquentes que sont l’hypertension et les accidents vasculaires cérébraux, les infarctus, le diabète de type 2 et encore certains cancers. En Belgique, entre 11% (2021) et 14% (2020) des décès sont directement liés à la nutrition, ou plutôt à la malnutrition [4]. Soit entre 12 000 et 15 000 personnes par an. Un ratio un peu inférieur à la moyenne mondiale, qui s’établit à 11 millions sur 57 millions de décès par an, soit 19%.

Rappelons que le système alimentaire ne se limite pas à impacter la santé de la population au niveau nutritionnel. Les mauvaises conditions de travail dans le secteur agroalimentaire, l’exposition à des polluants dans l’eau, l’air et le sol et la disponibilité d’aliments contaminés ou dangereux sont des sources de nuisances supplémentaires [5].

Une approche holistique

La réalisation du droit à l’alimentation oblige à prendre en compte tout le « système alimentaire », c’est-à-dire l’ensemble des facteurs et acteurs qui vont produire, transformer, distribuer, encadrer, surveiller, consommer la nourriture. Agir sur la consommation en aval nécessite d’influencer en amont les modes de production, les conditions de formation des prix, l’encadrement du marché, etc.

Pour cela, il faut comprendre dans quel cadre le système alimentaire s’inscrit afin de repérer les leviers d’action et les obstacles au changement. Ceux-ci sont nombreux. Une preuve en est que, malgré les appels récurrents depuis le lancement de la Stratégie mondiale sur l’alimentation et l’exercice physique de l’OMS en 2004, et le premier Plan fédéral nutrition-santé en 2005, peu de progrès significatifs ont été accomplis pendant que la situation nutritionnelle de la population ne cesse de se dégrader.

On ne saurait réaliser le droit à l’alimentation en adoptant une approche « médicalisante », amalgamant « médicaments » et « aliments », ce qui reviendrait à chercher à garantir à chaque individu sa dose de nutriment – éventuellement distribuée en complément alimentaire. En effet, une alimentation saine est également sociale et psychologique, ce que met de côté une approche fondée strictement sur les besoins biologiques. Par exemple, on ne mange jamais aussi mal que quand on mange seul.

Prévenir plutôt que guérir

En matière de nutrition, il est bien plus efficace de prévenir que de guérir. Or, prévenir est rendu difficile par une idée : celle de la responsabilité individuelle devant le choix de son alimentation. Il serait possible de bien manger aujourd’hui, et si « les gens » ne le font pas, c’est par manque d’éducation. Certes, il est possible de bien manger pour pas cher : en passant beaucoup de temps à faire ses courses à la recherche des bons plans, en passant beaucoup de temps en cuisine, et en étant convaincu que bien manger est véritablement quelque chose d’important pour soi, pour les autres, pour la planète. C’est confondre « volonté » et « ressource ». Ce n’est pas parce qu’on veut qu’on peut.

Au contraire, c’est plutôt la quantité de ressources disponibles (en temps, en argent, en connaissance) qui va déterminer la qualité d’un régime alimentaire. Ce n’est pas par manque d’éducation que les familles précarisées mangent le plus mal, mais par manque d’argent. Les travaux sur la question, scientifiques ou de témoignages, sont unanimes [6]. Ce manque rend davantage malades ceux qui ont le moins de ressources, nourrissant un cercle vicieux. En outre, il ne faudrait pas laisser croire que mal manger ne concerne que les plus pauvres : c’est l’ensemble de la population qui ne répond pas aux recommandations nutritionnelles. Malgré la connaissance des messages nutritionnels, seulement 15% de la population belge générale mange les fameuses 5 portions de fruits et légumes par jour [7]. Le chiffre monte à 20% chez les plus diplômés : pas de quoi décrocher la mention.

L’approche curative continue ainsi d’être dominante. On ne sera pris en charge par la sécurité sociale qu’en bout de course, lorsque de mauvaises habitudes alimentaires se concrétisent et s’incarnent en maladie chronique. Et à ce moment-là, ça coûte très cher et c’est très difficile à soigner. Entre temps, on aura été stigmatisé à coup de « faites des efforts mon vieux ». Sciensano estime que le surpoids et l’obésité augmente au minimum la facture en soins de santé de 4,5 milliards d’euros par an [8] ! On paye tout au long de sa vie une mauvaise alimentation, puis on la repaye en soins de santé en vieillissant. Autrement dit, les prix sont faussés et n’intègrent pas toutes les dépenses que ces produits engendrent [9].

Les prix bas de l’industrie

La modernisation du système alimentaire est un héritage significatif du 20e siècle basé sur le pétrole : industrialisation de la production agricole, de la transformation alimentaire, internationalisation de la commercialisation (import et export) et enfin économie d’échelle majeur dans la grande distribution. L’objectif de ce grand modèle agricole connu sous le nom de « révolution verte » ? Assurer une production alimentaire suffisante, à bas coût, tout en vidant les campagnes de ses forces vives pour les reporter dans les faubourgs urbains et faire tourner l’industrie lourde.

Le pari a été remporté. En 1960 en Belgique, 27,6% du budget des ménages était destiné à l’alimentation. Aujourd’hui, il est relégué en seconde position après le logement, bien qu’il remonte dernièrement après avoir été vers 11% entre 2000 et 2018 [10]. En 2020 : 15% du revenu (c’est-à-dire environ 10 € par jour) pour les ménages du premier quintile (les 20% les plus bas), et 16% du revenu (environ 23 € par jour) qui y est consacré pour le dernier quintile (les 20% les plus hauts). La question qui se pose est alors double : savoir si le revenu le plus bas est suffisant pour assurer l’accès à une alimentation « saine et durable », et s’il est vraiment utilisé à cela. On sait déjà que non.

Des choix piégés

Ces deux questions sont piégées, parce que les choix alimentaires qui sont mis à disposition des consommateurs ne sont pas neutres. On ne peut réfléchir comme si les consommateurs étaient libres de dépenser où ils le souhaitent leur budget alimentaire. Au contraire, les choix alimentaires sont pris dans un contexte qui est appelé « environnement alimentaire ». En effet, cette notion met en avant que de nombreux facteurs influencent voire déterminent l’accessibilité des produits, et donc les choix des consommateurs. Il s’agit principalement du prix des produits, de leur disponibilité géographique et physique, de leur adéquation culturelle, mais aussi, les produits qui nous viennent en tête « spontanément » lorsqu’on a faim et qui s’imposent dans l’imaginaire à travers la publicité par exemple. En étant plus ou moins accessibles, ces produits sont plus ou moins consommés, reléguant les aspects nutritionnels à l’arrière-plan. On ira plus facilement au fast-food qui est à côté de chez nous ouvert 20h/24h, qu’au marché paysan une fois par semaine le dimanche matin.

Or, les études montrent que les environnements alimentaires sont « obésogènes » [11]. Ils sont favorables à des produits trop gras, trop salés, trop sucrés. Construire un régime alimentaire équilibré nécessite alors des efforts individuels considérables, des mobilisations de ressources qu’on ne veut pas forcément mettre, même quand on les a. La vie est déjà assez dure comme ça pour en plus la compliquer au moment des repas, qui sont censés être un moment calme, ressourçant, de laisser-aller. Il faut sortir de la responsabilisation individuelle et aller vers des politiques publiques.

Que faire ?

Les pistes sont nombreuses. Le premier ministre lui-même a déclaré en octobre qu’il fallait augmenter le prix des produits malsains, et baisser le prix des produits sains. Différentes taxations et une meilleure distribution des subsides sont envisageables. Réguler la publicité des produits malsains serait un pas important pour arrêter de les banaliser alors qu’ils produisent des effets sociétaux considérablement négatifs. Améliorer l’aide alimentaire ? En donnant plus de moyens, elle fonctionnerait beaucoup mieux. Mais on ne peut demander à un dispositif d’aide sociale de réaliser un droit universel. Socialiser une partie de l’alimentation comme on l’a fait pour la santé pour réaliser le droit à l’alimentation, en donnant à tous les moyens de consommer de bons produits, en fléchant la consommation vers des modes de production souhaitables et respectueux. C’est la piste d’une sécurité sociale de l’alimentation [12].

Bien manger est un droit, on ne devrait pas avoir à s’épuiser ou à s’humilier pour se le voir garantir. Et pourtant…

[1] L’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dit que les Etats s’engage à garantir le « droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence ».

[2] Sciensano, enquête de santé sur l’état nutritionnel, 2018.

[3] Contribution, car ces maladies n’ont pas pour seule cause l’alimentation, mais aussi notamment la sédentarité ou le tabagisme.

[4] OCDE, Etat de santé dans l’Union européenne, Profil de santé de la Belgique, 2020 et 2021.

[5] IPES-Food, Alimentation et santé : décryptage. Un examen des pratiques, de l’économie politique et des rapports de force pour construire des systèmes alimentaires plus sains, rapport 2017.

[6] M. Ramel et al., Se nourrir lorsqu’on est pauvre. Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité, Montreuil, ATD Quart Monde, 2016 ; A. Osinski, Joos Malfait et FdSS, L’expérience de l’aide alimentaire. Quelles alternatives ? Rapport d’une recherche en croisement des savoirs, Bruxelles, 2019 ; N. Darmon et A. Drewnowski, « Contribution of food prices and diet cost to socioeconomic disparities in diet quality and health: a systematic review and analysis », Nutrition reviews, vol. 73, no 10, 2015, p. 643-660

[7] Eurostat, 2019, Daily consumption of 5 portions or more of fruit and vegetable.

[8] V. Gorasso et al., « Health care costs and lost productivity costs related to excess weight in Belgium », BMC Public Health, vol. 22, no 1, 6 septembre 2022, p. 1693

[9] En plus de la santé, les impacts de l’alimentation sur l’environnement sont énormes, estimés comme supérieurs en coûts aux effets sur la santé. Cf. S. Hendricks et and al., The True Cost and True Price of Food, United Nations, 2021.

[10] P. Defeyt, « Les dépenses alimentaires des belges », Institut pour un développement durable, avril 2020, p. 14

[11] J. Boone-Heinonen et P. Gordon-Larsen, « Obesogenic Environments in Youth: Concepts and Methods from a Longitudinal National Sample », American Journal of Preventive Medicine, vol. 42, no 5, mai 2012, p. e37-e46 ; S. Vandevijvere et al., « The Cost of Diets According to Their Caloric Share of Ultraprocessed and Minimally Processed Foods in Belgium », Nutrients, vol. 12, no 9, Multidisciplinary Digital Publishing Institute, septembre 2020, p. 2787

[12] Un collectif de dizaines d’organisation se penche depuis 2 ans sur la proposition. Plus d’info sur : https://www.fian.be/+-Securite-sociale-de-l-alimentation-+?lang=fr