Octobre 2015 Par Julie LUONG Réflexions

La prévention quaternaire: primum non nocere

La prévention est aujourd’hui au cœur de nos politiques de santé. Mais prévenir sans raison garder, c’est aussi ouvrir la voie à une anxiété sans limites, que ce soit celle des usagers ou des professionnels de la santé. En luttant contre cette hypocondrie généralisée, la prévention dite ‘quaternaire’ entend nous protéger de la surmédicalisation. Car aussi incroyable que cela puisse paraître, nous ne sommes pas tous malades!

«Primum non nocere» («D’abord ne pas nuire»): voici l’un des principes essentiels dans l’exercice médical. Pourtant, aujourd’hui, sous l’effet conjoint de la financiarisation de l’industrie pharmaceutique et de politiques publiques de santé tentées par le risque zéro, de nombreux médecins se sentent entraînés malgré eux vers le surdiagnostic et, en corollaire, vers la surmédicalisation. Pour un médecin, «ne rien faire» est devenu un acte de résistance qui suppose certains risques, comme celui de voir ses patients s’en aller en quête d’un autre prescripteur ou comme de s’exposer à la ‘faute médicale’ – car il semble que l’on soit généralement plus sévère envers celui qui n’agit pas qu’envers celui qui agit, même à tort.

Ne pas prescrire lorsque ce n’est pas nécessaire, c’est pourtant protéger ses patients des effets secondaires, de la dépendance aux médicaments ou encore de frais inutiles. C’est aussi leur redonner confiance en leurs capacités d’aller bien.

Ces dérives de la pratique médicale que n’aurait pas dédaignées le Molière du «Malade imaginaire» restent pourtant peu débattues aujourd’hui. Le silence est d’autant plus pesant que les médias, sans même parler des pressions directes qu’exerce sur certains d’entre eux l’industrie pharmaceutique, se perçoivent souvent comme les relais nécessaires des politiques de prévention, mettant ici l’accent sur la journée du diabète, là sur les nouveaux chiffres de l’hypertension, ici encore sur la nécessité du vaccin contre le papillomavirus.

Avertir son prochain sur les dangers du tabac, de l’alcool et de la malbouffe – nouveaux péchés mortels – est devenu un devoir civique auquel journalistes et citoyens bien intentionnés se plient volontiers. Et pourtant, comme le très sérieux épidémiologiste anglais Richard Wilkinson, auteur de «Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous» (Les Petits Matins, 2013)Note bas de page, le rappelait récemment, si on considère l’ensemble des facteurs de risque, «ne pas avoir d’amis est plus nocif pour la santé que de fumer». Façon un peu rieuse de dire que l’importance de la composante psychosociale a souvent tendance à disparaître sous les campagnes massives de prévention qui, en compartimentant la santé en problématiques isolées, nous font oublier l’essentiel.

La prévention manquante

Marc Jamoulle, médecin de famille à Gilly depuis 40 ans, ne sait que trop à quel point il est devenu compliqué de mettre en cause les politiques de santé. Inspiré par les idées d’Ivan Illich, penseur de l’écologie politique, et du psychiatre Michael Balint, auteur du «Médecin, son malade et la maladie», il a élaboré dès 1986 le concept de ‘prévention quaternaire’ avec son ami le Dr Michel Roland. Ce concept, qui désigne l’attitude visant à protéger la population de la surmédicalisation, a ensuite été accepté par le Comité international de classification de la WONCA (Organisation mondiale des médecins généralistes) et sa définition publiée en 2003 dans le WONCA Dictionary of General/Family Practice.Pour l’élaborer, Marc Jamoulle est parti d’un schéma très simple: le ressenti du patient est placé en abscisse et la quête du médecin en ordonnée. En traçant une croix au milieu de ce carré, on obtient alors une table à double entrée et quatre situations différentes, qui construisent une typologie de leurs relations au fil du temps.

La première situation est celle du patient qui se sent bien et du médecin qui ne trouve pas de maladie. Elle correspond aux actions de prévention primaire: immunisation mais aussi éducation thérapeutique. Mais chez ces mêmes patients qui se sentent bien, le médecin peut aussi pratiquer un dépistage: il va alors, en prescrivant par exemple une mammographie, parier sur la présence d’un cancer chez sa patiente. On parlera de prévention secondaire. Le troisième cas correspond à la situation où le patient est effectivement malade et où le médecin le sait: il va alors le soigner mais aussi tenter d’éviter les complications liées à sa maladie: c’est ce qu’on appelle la prévention tertiaire.

Mais que se passe-t-il dans le carré restant? «Il recouvre ces cas très fréquents où le patient se sent mal et où le médecin ne trouve rien», explique Marc Jamoulle. «C’est à ce moment que deux anxiétés se rencontrent. Le patient a peur et se demande s’il n’a pas la même maladie que son voisin. Le médecin se demande s’il n’est pas en train de passer à côté de quelque chose de grave. C’est alors que se pose la question des examens complémentaires. Si le médecin s’y refuse, le patient cherche souvent un autre dispensateur. La rencontre de ces deux angoisses est donc en grande partie responsable d’importantes dépenses de santé inutiles».

Car c’est un fait: l’idée que nous sommes tous ‘malades’ s’est progressivement imposée. Alzheimer, cancer, dépression: les statistiques sont si alarmantes que nous ne voyons pas comment nous-mêmes y échapperions. Comme si ça ne suffisait pas, Internet a engendré une population non négligeable de ‘cybercondriaques’ qui écument les forums en envisageant le pire…

Par leurs études et leur formation, les médecins sont de leur côté éduqués à chercher et à trouver la maladie. Ils forment donc avec les patients d’aujourd’hui un duo détonant face auquel la prévention quaternaire apporte une réponse raisonnable.

La souffrance n’est pas la maladie

Les malades imaginaires ou ‘worried well’ comme disent les Anglo-saxons ne sont bien sûr pas d’affreux menteurs mais souvent de grands anxieux en quête de diagnostic. «Une femme vient me voir en me disant qu’elle est dépressive. Si j’en reste là, il y a beaucoup de chances qu’elle ressorte dix minutes plus tard avec sa prescription d’antidépresseurs. Mais si je parle avec elle et que j’ouvre la boîte de la parole, elle me dira ce qui ne va pas… C’est pourquoi j’ai toujours une boîte de Kleenex sur mon bureau! J’ai récemment eu une patiente dans ce cas: après deux grossesses, elle était visiblement en deuil de son ancien corps. Or un deuil n’est pas une maladie», explique le Dr Jamoulle. Certes, il est le premier à le rappeler: les médecins ne sont pas des psys. Mais ils ne sont pas non plus de simples prescripteurs. «On peut reconnaître la souffrance sans reconnaître la maladie. Or, aujourd’hui, à l’heure où les prêtres disparaissent, nous, les médecins, sommes les seuls payés pour entendre la plainte. Il est certain que nous ne devons pas passer à côté d’une situation dramatique mais nous devons aussi pouvoir dire à nos patients: vous êtes bien portant mais triste ou en deuil et je vous refuse d’être malade», explique-t-il.

Cette tentation de médicaliser toute souffrance est aussi révélatrice de la frontière que nos sociétés s’évertuent à tracer entre les maux de l’âme et ceux du corps, ces derniers apparaissant souvent comme moins honteux. Tous les spécialistes de la douleur chronique, pourtant, vous le diront: ce n’est pas parce que la souffrance physique est réelle qu’elle n’est pas étroitement en lien avec la souffrance psychique. «Notre formation nous pousse à être dualistes mais il faut résister à cela. Quatre patientes sont récemment venues me voir avec un diagnostic de fibromyalgie. Mais il se trouve que trois d’entre elles sont des femmes battues… Quant à la dernière, il semblerait qu’elle soit en réalité atteinte d’une grave maladie rhumatismale qui n’avait pas été diagnostiquée», poursuit le Dr Jamoulle. Par ailleurs, pour ce médecin de famille, l’élaboration de certaines catégories diagnostiques telle la fibromyalgie relève surtout d’un mélange d’ignorance, d’incompétence et de culpabilité de la part des médecins. «C’est impensable aujourd’hui de dire à une patiente: vous souffrez énormément mais nous ne savons pas ce que vous avez.»

De la Belgique à l’Amérique du Sud

Reconnue au niveau international, la prévention quaternaire n’en reste pas moins marginale dans la formation académique des médecins. Mais à l’heure où les scandales liés à l’industrie pharmaceutique ont ébranlé la confiance, les jeunes professionnels sont de plus en plus nombreux à s’y intéresser, désireux de revenir vers une médecine davantage centrée sur le patient.La médecine basée sur les preuves, communément appelée ‘Evidence Based Medicine’(EBM), est bien sûr la première voie pour éviter la surmédicalisation: parce qu’elle permet d’évaluer les bénéfices ou dommages à partir d’études cliniques, elle autorise un dialogue argumenté et fructueux avec le patient.

Reste à prendre en compte son histoire personnelle, contrepoint nécessaire aux recommandations à large échelle. Cette approche appelée ‘Narrative based Medicine’ permet non seulement de tenir compte des antécédents familiaux et personnels de chacun mais aussi de mettre à profit le lien de confiance entre le patient et le médecin. «Nous, médecins généralistes, travaillons dans le temps, ce qui veut dire que l’acte thérapeutique que nous posons aujourd’hui devient une prévention pour demain. C’est une dynamique où la prévention n’est pas à part», explique encore le Dr Jamoulle.Étonnamment, c’est aujourd’hui en Amérique du Sud que le concept élaboré par ce médecin belge semble avoir trouvé le plus d’échos. Des groupes ‘P4’ s’y sont ainsi développés un peu partout et, en mars dernier, un groupe d’intérêt Prévention Quaternaire a été fondé au sein même du Wonca CIMF, la branche ibéro-américaine de l’Organisation mondiale des médecins généralistes.

Et l’Asie commence aussi s’intéresser à cette ‘attitude quaternaire’. Car au-delà de l’argument éthique, la prévention de la surmédicalisation apparaît comme une piste pour sauver nos systèmes de santé du naufrage. Plus riches et moins malades? À cette perspective, on se sent déjà mieux…

Voir l’article ‘L’égalité est meilleure pour tous’, Hervé Avalosse, Éducation Santé n° 307, janvier 2015.