Novembre 2002 Par S. BOURGUIGNON Initiatives

Beatrix Lekeux, psychothérapeute au Centre de prévention du suicide anime ‘L’Autre temps’, un projet de groupes de parole qui réunissent à Bruxelles, dans le Brabant wallon et dans le Hainaut des personnes ayant vécu le suicide d’un proche. En janvier prochain, un réseau de services d’accompagnement du deuil après suicide couvrira les autres provinces de la Communauté française. Pour mieux comprendre ce que vivent ces personnes et l’importance de ces groupes de parole, nous lui avons demandé de partager son expérience avec nous.
Education Santé: Comment les personnes endeuillées arrivent-elles dans un groupe de parole ‘L’Autre temps’?
Beatrix Lekeux : C’est la troisième année que nous lançons des avis à travers tous les médias. Nous envoyons également un dépliant qui dit quelques mots du deuil et qui explique le travail que nous faisons lors des réunions en groupes. Ces dépliants sont distribués chez les médecins généralistes, dans les centres de planning familial, les centres de guidance, les CPAS… Les personnes nous arrivent par ce biais-là ou parfois via la ligne d’écoute téléphonique du Centre.
ES: Selon quels critères choisissez-vous les personnes qui entrent dans un groupe?
B.L .: Tout d’abord, il faut que la personne soit capable d’en parler en groupe, qu’elle ne soit pas trop timide ou trop affectée. Une des conditions aussi, c’est qu’il y ait 5 mois d’intervalle entre le suicide et le début du groupe. Pour ceux qui arrivent avant ce délai, on propose des entretiens individuels afin que ces personnes trouvent quelqu’un qui va les écouter en attendant d’entrer dans un groupe.
ES: Pourquoi ces 5 mois?
B.L .: Quand une personne veut faire un mouvement juste après le décès, elle est encore sous le choc. Souvent, elle n’y reste pas parce qu’il y autre chose qui se passe en elle. Elle est prise dans une tourmente assez forte. Le groupe peut être associé au traumatisme du suicide.
ES: Juste après le suicide, que se passe-t-il?
B.L .: Après, c’est le choc. La personne endeuillée est dans un état de sidération mais elle est obligée de se garder en mouvement pour les exécutions testamentaires, financières et tous les remaniements. Souvent, les proches sont là et soutiennent. Puis, dans une période qui varie du 3e au 4e mois, tout le monde reprend sa vie: le soutien est moins efficace, les formalités sont en route… C’est à ce moment que la personne entre dans l’intériorité de son deuil.
Et c’est aussi à ce moment que nous sommes prêts à l’intégrer dans un groupe. Nous constatons aussi que pas mal de personnes qui nous arrivent ont des deuils beaucoup plus anciens. Elles viennent parce qu’elles ont essayé de se débrouiller toutes seules et qu’elles se rendent compte qu’il y a encore quelque chose qui les tire vers ce suicide. Elles sentent qu’elles ont besoin d’en parler avec des personnes qui l’ont vécu.
E.S.: Ça leur apporte quoi de parler de ce deuil avec d’autres?
B.L .: De ne pas se sentir jugés. Puisque les autres ont connu quelque chose de semblable, ils ne doivent pas se justifier. Même s’ils ont une culpabilité incommensurable, ils n’ont pas ce phénomène de honte. Ils sentent que dans l’esprit de celui qui est là dans le groupe, il n’y aura pas tous les a priori qu’il y a dans le public en général, des a priori qui peuvent glisser vers du jugement. Ils se retrouvent avec des pairs. Le courant passe très vite. Le respect est là d’emblée. Ils savent aussi que dire ‘allez, ça va passer’ ou bien ‘ne t’en fais pas tu vas quand même retrouver un mari’ sont des phrases bidons. Ils ne vont même pas se les dire entre eux. Tout ça est éliminé et ils peuvent aller directement dans des échanges très profonds.
E.S.: Que ressentent-ils?
B.L .: La culpabilité est vraiment l’élément qui les écrase. Progressivement, ils récupèrent un peu d’estime d’eux-mêmes et ils vont pouvoir accepter que quelque chose s’est fait indépendamment d’eux. Bien sûr, on pourra toujours dire: ‘si j’avais fait ceci et j’avais vu ça, et si j’avais dit ça’… A un certain moment, ça peut s’arrêter parce qu’ils vont reconnaître leurs limites, qu’ils n’ont pas tout pouvoir sur l’autre ni même sur eux. Ils vont pouvoir accepter aussi que l’autre dirigeait sa vie du mieux qu’il pouvait et que eux sont intervenus avec leurs moyens. Quand ils arrivent à voir ce suicide avec moins de culpabilité, tout doucement, ils peuvent se réapproprier leur existence. Nous avons chacun la responsabilité de notre vie. Nous pouvons proposer un soutien à l’autre, mais cela reste du soutien. Nous ne pourrons jamais faire vivre quelqu’un qui dit ‘j’arrête’. C’est ce processus qui peut s’enclencher à partir des échanges.
Les personnes endeuillées se disent aussi très fidèles à celui qui est parti. Certains pensent que tant qu’ils sont malheureux, ils sont fidèles. S’apercevoir qu’ils peuvent intérioriser ce lien avec la personne qui s’est suicidée et vivre ‘normalement’ est un passage important qui prend du temps.
E.S.: Concrètement comment se passent les réunions?
B.L .: Il y a 12 réunions étalées sur 6 mois. Les rencontres durent 2 heures. Nous avons toujours eu des personnes endeuillées par le suicide d’un membre de leur famille. Si lors de la constitution d’un groupe, quelqu’un venait pour le décès d’un collègue, ce serait vraiment à examiner parce qu’il ne faut pas qu’il se sente un élément à part. Après ces 12 réunions, pour nous, c’est fini. Nous donnons le petit coup de pouce et puis à eux de chercher un autre endroit ou d’arrêter.
E.S.: Quelles sont les difficultés rencontrées pour gérer de tels groupes?
B.L .: Il faut soi-même être assez fluide, avoir fait un travail personnel par rapport à la mort, au suicide, au deuil, pouvoir écouter ces personnes, vibrer mais ne pas prendre tout sur nous parce qu’il faut pouvoir rester à l’écoute, voir ce qui se passe, garder l’attention parce que les choses qui s’échangent sont terribles. Eux peuvent glisser dans l’émotion, nous pas. Je peux être touchée mais pas submergée par l’émotion.
E.S.: Il arrive quand même que soyez submergée?
B.L .: Non, parce qu’on a du travail à faire avant et après. Si au cours des deux heures, je sors de là touchée par ce que quelqu’un a dit, je vais voir une co-animatrice pour en parler. Il faut que j’ajuste très rapidement pour que ce ne soit pas mon histoire, mais que ça reste la sienne.
[ES: Avec l’expérience, vous pensez que ‘ l’Autre temps’ est une bonne initiative?
B.L .: J’en suis persuadée, et le Centre en est persuadé. Quand on les entend à la fin du groupe dire que c’était un moment important pour eux de trouver des personnes qui ont vécu la même chose, nous nous disons que cette aide est vraiment fondamentale.
Mais la formule des groupes ne convient pas à tout le monde. A partir de janvier, nous lançons un réseau sur toute la Communauté française avec toutes les associations qui s’occupent déjà de deuil et qui vont intégrer dans leurs activités des personnes endeuillées après un suicide.
Dans ce réseau, il y aura des accompagnements individuels ou de groupe, des groupes généralistes où il y aura toutes sortes de décès et des groupes spécifiques. Chacun pourra vraiment trouver la forme d’aide qui lui convient le mieux.
E.S.: Avez-vous l’impression que vos services touchent tous les milieux?
B.L .: Il faut savoir parler et certains milieux n’ont pas développé le langage dans une conversation, ils n’ont pas développé une capacité de juste se regarder. Au niveau du langage, il y a d’énormes différences culturelles entre les gens. Certains ne peuvent parler qu’au niveau des faits.
E.S.: Selon vous, que faut-il faire aujourd’hui?
B.L .: D’abord déclarer le suicide comme un problème de santé publique. Ensuite, donner les moyens de faire une prévention du suicide à la base. Qu’on se donne aussi les moyens de faire de la recherche au niveau du suicide, pas un euro n’est consacré à la recherche. Il y a 5 ans, l’ULB a reçu des subsides de la Cocof (Région de Bruxelles-Capitale) pour faire une recherche sur les jeunes et le suicide à Bruxelles mais il faudrait des recherches quasi en permanence, qu’on puisse interroger les gens, voir où sont les difficultés, réfléchir à ça pour proposer quelque chose qui améliore leur qualité de vie.
E.S.: Quel est l’aspect de votre travail qui vous plaît le plus?
B.L .: Conjuguer mon expérience de vie ou de travail avec celles de partenaires psycho-médico-sociaux pour proposer quelque chose pour que cette société vive le mieux possible. On travaille beaucoup dans la frustration parce qu’ici on ne peut pas dire: ‘j’ai sauvé telle personne’ ou ‘j’ai réparé telle personne qui s’était déchirée’, on n’a pas ce retour. Cela veut dire qu’on doit développer quelque chose intérieurement pour continuer à croire que ça peut être utile d’être là, d’inciter des personnes à être là, de travailler tout le temps cette relation. Nous sommes vraiment au cœur de l’existence, de la relation.
Propos recueillis par Sylvie Bourguignon
Pour en savoir plus: Centre de prévention du suicide, place du Châtelain 46, 1050 Bruxelles. Ligne d’écoute: 0800 32 123 Tél.: 02-640 51 56. Fax: 02-640 65 92 Courriel: cps@preventionsuicide.be, Site: http://www.preventionsuicide.be .