Vincent Lorant, sociologue, politologue et chercheur spécialisé en santé publique, est intervenu lors du colloque organisé par la Fédération Bruxelloise de la Promotion de la Santé (FBPS) le 2 octobre dernier pour évoquer les fragmentations du secteur.
Enseignant-chercheur à l’Université catholique de Louvain au sein de l’Institut de recherche santé et société (IRSS), Vincent Lorant se consacre à la promotion de la santé dès 1997, au moment où la Communauté française (devenue depuis la Fédération Wallonie-Bruxelles) revoit son décret en promotion de la santé. Le cabinet de la ministre-présidente de l’époque Laurette Onkelinx demande au chercheur d’élaborer un tableau de bord en promotion de la santé (voir Education Santé n°127, 1998). Près de 30 ans plus tard, alors que Bruxelles-Capitale lance une grande refonte du secteur, Vincent Lorant analyse ses fragilités.
Education Santé : Lors du colloque organisé par la FBPS (voir encadré), vous avez expliqué que la promotion de la santé à Bruxelles était fragmentée. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Vincent Lorant : Le paysage de la promotion de la santé bruxellois paraît vraiment fragmenté, fragile. Je note que la FBPS regroupe plus de 40 membres, ce qui paraît beaucoup pour un petit territoire d’un peu plus d’un million d’habitants (voir notre article sur le plan 2023-2028). Cette fragilité est en grande partie liée à la gouvernance de la Promotion de la Santé et aux modalités de financement par appels à projet. C’est le résultat du décret Onkelinx de 1997. Il y a bien des objectifs, mais pas de véritable choix politique, de peur de privilégier certains publics ou certaines structures.
Le souci principal au niveau bruxellois et en Wallonie aussi, est lié à la grande diversité des acteurs et à leur volonté d’autonomie sur le terrain. A partir de là, il est difficile de créer une action commune cohérente. Qu’il y ait une diversité de publics cibles, une diversité de problèmes de santé, c’est normal, c’est le propre de l’action dans le domaine de la santé et du social. Mais on a un peu l’impression que l’autonomie des acteurs et leur liberté d’action, leur liberté d’implémentation l’emporte sur une offre cohérente et structurée qui viserait d’abord et avant tout à améliorer la santé des Bruxellois et Bruxelloises.
En quoi cette autonomie, cette liberté d’action peut-elle être fragilisante ?
Chaque acteur a ses préoccupations financières, ses frais de personnels, ses coûts fixes. Les associations se plaignent d’ailleurs que les financements soient peu pérennes, elles survivent à coups de subventions facultatives. Ça les fragilise, ça ne favorise ni la continuité des personnels, ni la continuité de l’action dans les communautés. Ça crée une énorme concurrence, d’autant que le secteur n’a pas de coordinateur. Le décret Onkelinx avait créé les centres locaux de promotion de la santé (CLPS) dont le rôle de coordination fait bien partie des missions, mais ils ne disposent pas des outils financiers ou réglementaires pour l’assurer.
Aujourd’hui, d’après ce que je perçois, la FBPS semble plus jouer un rôle de plateforme qu’un véritable rôle de fédération qui donnerait une impulsion ou qui aurait un pouvoir de leader, capable de donner une orientation globale. Mon impression, c’est que l’administration de la COCOF assiste au débat mais ne donne pas une orientation claire et laisse les acteurs se concerter. Si l’administration ne veut pas être le coordinateur ou en désigner un, alors c’est le modèle néolibéral qui prendra naturellement le dessus, ou peut être que l’un ou l’autre acteur plus puissant deviendra le coordinateur de fait.
Comment assurer la cohérence alors ? Bruxelles est en train de mettre en place un plan social-santé intégré (PSSI), dans lequel Brusano jouera le rôle de coordinateur entre la première ligne et les autres acteurs, mais le secteur de la promotion de la santé se sent un peu relégué. Est-ce que cela suffira ?
Vous avez plusieurs manières d’assurer une intégration, selon Walter Leutz, qui a théorisé cette notion en 1999 (dans l’article sur les cinq lois de l’intégration). Actuellement, nous sommes dans une situation de marché libre, les acteurs entrent en relation les uns avec les autres en fonction des besoins pour leur action. C’est le modèle de la liaison, le “linkage” en anglais. Mais ce linkage a ses limites : il ne facilite pas les liens durables et de confiance, et il crée une énorme concurrence entre les acteurs. Par ailleurs, il est très coûteux en temps. C’est ce qui ressortait des témoignages lors du colloque organisé par la FBPS. Il me semble que ce modèle est peu efficient. Mais, surtout, il ne facilite pas la réalisation d’objectifs collectifs surtout quand la situation des personnes est instable, et qu’elles nécessitent l’intervention et la mobilisation d’un grand nombre de services dans l’urgence, puis à moyen et long terme.
Le deuxième modèle est celui de la fusion (“full integration”). Fusionner les structures en des grands ensembles pour exploiter les synergies, les économies d’échelle, stabiliser les personnels, et surtout mener des actions plus cohérentes. La difficulté, c’est que la fusion va de pair avec un coût majeur en termes de perte d’autonomie des structures. Qui veut se voir englouti par une plus grande structure ? “ Votre intégration est ma fragmentation ” écrivait Leutz. La fusion génère des avantages pour viser des objectifs communs quand il définit des publics-cibles, comme dans le secteur des soins de santé primaires. Par exemple, les maisons médicales sont une forme d’intégration de la fonction médicale, sociale, infirmière, paramédicale et aussi de santé communautaire.
Leutz écrivait qu’il n’est pas possible d’intégrer tous les services pour toute la population : soit vous intégrez quelques services pour toute la population, soit vous intégrez tous les services pour des groupes cibles. Je pense que la promotion de la santé a cruellement besoin de fusion mais, pour cela, il faut d’abord définir les groupes cibles. La population d’un territoire pourrait être un groupe cible, ou celles des écoles, par exemple. La Promotion de la Santé à l’école est un exemple d’intégration autour d’un groupe cible, celui des enfants et adolescents. Mais, à l’occasion de la journée, je me suis demandé si cet acteur se perçoit vraiment comme partie intégrante de la structure de promotion de la santé en région bruxelloise. Au risque de faire sursauter mes collègues, on pourrait imaginer que la fonction de promotion de la santé touchant à certaines maladies chroniques soit rapatriée dans les maisons médicales ou la médecine générale, par exemple.
Le troisième modèle est celui de la coordination, on a un acteur central qui assure la coordination des intervenants, c’était dans la mission initiale du CLPS, mais on ne lui a jamais donné les pouvoirs économique et réglementaire pour mener à bien cette action. C’est un peu la même situation dans le secteur de la santé mentale : chaque réseau dispose d’un coordinateur mais il n’a pas les moyens de son action, de sorte que le coordinateur se retrouve plutôt animateur.
Les pouvoirs publics devraient réfléchir à ces différents modèles. C’est à eux d’organiser l’action en fonction de leurs objectifs. Peut-être que cette situation de fragmentation les arrange bien, avoir des petites structures, sans acteur dominant qui peuvent les concurrencer ?
Les pouvoirs publics insistent sur le fait que le quartier est le meilleur territoire d’intervention, et que les associations connaissent très bien le terrain à la rue près, ce qui justifie leur diversité. Le PSSI redécoupe d’ailleurs la région de Bruxelles-Capitale en 47 quartiers et 5 bassins. Qu’en pensez-vous ?
Une des lois de l’intégration de Leutz dit : “ toute intégration au local ”. Il y a du sens à soutenir l’intégration au local, mais la difficulté est au niveau des publics cibles que vous pouvez définir au niveau micro dans certains cas, mais qu’il faudra définir de manière plus large dans d’autres.
Ce qui me paraît étonnant, c’est de créer de nouvelles entités, alors qu’il existe 19 communes et 19 CPAS. On peut comprendre qu’il faille plus de flexibilité si on prend la commune de Bruxelles, qui est très différente entre le nord et le sud. Toutefois on constate que le meilleur acteur de l’action sanitaire et sociale, c’est la commune. Le souci, sans doute, c’est que les CPAS n’ont pas toujours une culture santé, qu’on peut trouver dans les pays nordiques, mais cela peut évoluer.
Dans le cadre de l’Aide médicale d’urgence, on voit des CPAS qui fonctionnent bien au niveau local. Je plaiderais d’ailleurs pour le financement d’antennes de promotion de la santé dans les communes en lien avec les CPAS. On pourrait imaginer un renforcement de ces structures communales dans le domaine de la promotion de la santé tandis que des métiers d’appui (évaluation, documentation…) pourraient être rattachés au niveau régional ou bicommunautaire.
Certains CPAS sont au bord du dépôt de bilan et n’ont aucune marge de manœuvre. Alors, est-il nécessaire de créer des nouvelles antennes ?
Créer des bazars, des coordinations, des coordinateurs de coordinateurs. On a déjà un foisonnement des structures de coordination pour les projets 107, les RML, les réseaux 107 pour la santé mentale pour adultes (avec des antennes d’ailleurs dans des sous-territoires), la santé mentale pour enfants et adolescents…
Dans ce contexte, c’est naturellement l’autonomie des acteurs qui l’emporte. Est-ce cela l’objectif politique par crainte de froisser les structures ? Offrir une autonomie de façade, alors que les acteurs font la course à la subvention. C’est la précarité pour tout le monde, d’abord pour la population qui est la première à payer les frais de cette fragmentation, la précarité des professionnels, et des institutionnels aussi car leur action ne leur apparaît pas très cohérente. Je ne suis pas sûr que la multiplication des structures de coordination donne un horizon de temps et de travail stable respectueux de leur expertise.
Lors du colloque, qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?
Le secteur parle peu de l’évaluation, comme si c’était tabou. Chacun préfère parler de ses valeurs : le communautaire, la diversité, la participation. Mais on pourrait prendre aussi l’efficacité comme valeur. Se demander quelle est la couverture de mon public cible, si je travaille avec un petit groupe de de dix femmes, est-ce satisfaisant ?
Certes, l’évaluation ne doit pas être imposée. Elle doit être liée à des objectifs explicites et si une évaluation est bien faite, elle permet d’améliorer les processus. Quand les objectifs poursuivis ne sont pas explicités, c’est difficile de procéder à une évaluation. Je fais l’hypothèse que c’est sans doute une des raisons pour lesquels le secteur est fragile et peu visible. Si je suis incapable de montrer mes résultats, de quel argument je dispose auprès de l’administration, de bailleurs de fonds ou de la population pour demander qu’ils renforcent mes capacités d’interventions, mon financement ?
La Promotion de la Santé au Parlement Francophone Bruxellois
Le 2 octobre 2023, la Fédération Bruxelloise de Promotion de la Santé (FBPS) organisait un colloque au Parlement Francophone Bruxellois autour de la question “La promotion de la santé dans un contexte de politique social-santé intégrée : pourquoi et comment ? ”.
Parmi la centaine d’inscrits, figuraient des professionnel.les des secteurs de la promotion de la santé, et du social-santé bruxellois, plusieurs parlementaires, des cabinets d’étude de partis politiques et des membres de l’administration COCOF. En introduction, Barbara Trachte, la ministre en charge de la promotion de la santé, a souligné la qualité du travail des acteur·rice·s du secteur, la nécessité de soutenir leurs initiatives afin d’agir en amont, et son engagement politique pour une meilleure intégration de l’approche promotion santé dans les dispositifs social-santé.
La matinée s’est articulée autour de deux tables rondes sur les stratégies de promotion de la santé dans une approche social santé intégrée en région bruxelloise. Puis l’asbl Prospective Jeunesse a présenté les premiers résultats de sa recherche-action menée à Bruxelles avec les maisons médicales. L’occasion de parler de co-construction, de processus plutôt que de projet et d’intersectorialité.
Le Groupe pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles Féminines, le Centre Bruxellois de Promotion de la Santé et l’asbl Cultures&Santé ont animé un atelier sur le réseau pour aborder les questions de participation et de mobilisation des parties prenantes à travers un travail de création graphique et de partage d’expériences.
La journée s’est achevée avec un discours de Kalvin Soiresse Njall, le président du Parlement Francophone Bruxellois, qui a renouvelé son soutien au secteur en insistant sur l’importance de s’appuyer sur l’expertise des institutions pour maintenir une logique ascendante, développer une vision globale et cohérente afin d’irriguer les politiques de santé publique.
Plus d’info sur le site de la Fédération Bruxelloise de promotion de la santé (FBPS)