À Liège, une épicerie solidaire a ouvert ses portes en février 2022 afin de venir en aide aux étudiants en situation de précarité alimentaire. Elle propose des produits à petits prix, notamment frais, en vrac et en circuit court, dans une optique qui allie solidarité et durabilité.
Selon l’étude sur les conditions de vie des étudiants de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles BDO-Sonecom (2019), commandée par le Ministre de l’Enseignement supérieur Jean-Claude Marcourt, un étudiant sur trois est en situation de précarité et plus d’un étudiant sur quatre doit travailler pour payer ses études. Le covid n’a fait qu’accentuer ce phénomène, non seulement parce que certains étudiants ne pouvaient plus exercer leur job (par exemple dans l’Horeca), mais aussi parce que certains ont connu des reports de stage et par conséquent un allongement de la durée de leur cursus. Sans compter ceux dont les parents indépendants ont vu leurs revenus diminuer pendant la pandémie… L’étude de 2019 faisait par ailleurs ressortir deux préoccupations émergentes au sein de la population étudiante : la santé mentale et l’alimentation. « L’alimentation, c’est la valeur ajustable sur un budget. Donc il y a des étudiants qui se privent, des étudiants qui me contactent et qui parfois n’ont plus mangé depuis deux jours », raconte Isabelle Jardon, coordinatrice de Kotidien, l’épicerie solidaire mise sur pied par le Pôle académique Liège-Luxembourg, dans le prolongement de cette étude et des « paniers solidaires » proposés pendant le confinement.
Accès simplifié
Située rue des Clarisses, non loin de la Place du XX août qui accueille une partie des locaux de l’ULiège, le Kotidien, avec sa vitrine opaque, se fait volontairement discrète depuis la rue. À l’intérieur, on pourrait se croire dans une épicerie bio de quartier, avec les légumes frais disposés dans les cageots, les produits de consommation courante alignés sur des étagères en bois, les frigos à porte vitrée où ne se repère que peu de marques industrielles. « Nous sommes fournis par la Banque alimentaire et le Carrefour d’Ans. Nous complétons nous-mêmes, à hauteur de 30 % environ, avec des produits plus locaux, plus bios, venus du circuit court, et notamment d’un maraîcher de la région, grâce à des subsides. Nous recevons aussi des dons de certaines entreprises, parfois des one shots », explique Isabelle Jardon. Ce jour-là, Kotidien propose par exemple du gel douche, des savons solides et des chutes de savon qui lui ont été donnés. Bientôt, un vélo cargo permettra aussi à des étudiants bénévoles d’aller chercher des invendus à différents endroits de la ville pour remplir les rayons.
« L’épicerie est accessible à tous les étudiants du supérieur et il n’existe pas d’enquête préliminaire, précise la coordinatrice. Un revenu d’étudiants est lié aux revenus des parents or celui-ci n’est pas toujours représentatif de la situation des jeunes. » En raison des revenus de leurs parents, beaucoup d’étudiants ne rentrent en effet pas dans les conditions qui leur permettraient de recevoir une aide alimentaire « classique » alors que certains, dans les faits, ne reçoivent pas d’aide de cette famille elle-même en difficulté ou avec qui ils sont parfois en conflit ou en rupture. « C’est pour cette raison que nous avons voulu un accès simplifié, sur simple présentation de la carte d’étudiant, assortie d’une déclaration sur l’honneur attestant qu’ils sont en situation délicate. »
L’accueil et le choix
Ouverte deux heures en fin de journée, trois jours par semaine, l’épicerie connaît depuis son ouverture un vif succès. « 600 étudiants sont inscrits mais ils ne passent pas toutes les semaines. À chaque moment d’ouverture, nous accueillons entre 40 et 50 personnes. Il y a toujours un vrai respect et une très bonne ambiance : aucune tendance à l’exagération comme on pouvait le craindre au début et à tort », résume Isabelle Jardon. Ce sont des étudiants jobistes qui tiennent la caisse, pour favoriser la convivialité et l’échange. Certains produits sont vendus à petits prix : le prix du marché est alors indiqué sur l’étiquette, pour que chacun puisse se faire une idée du coût « réel » des denrées. D’autres produits sont gratuits car ils proviennent de dons. Seule une participation pour la logistique est alors demandée. Chaque étudiant est invité à repartir avec une dizaine de produits maximum pour un montant de quatre euros en moyenne. « Chacun est conscient qu’il faut être solidaire avec les autres et on se rend compte que certains étudiants qui en auraient vraiment besoin n’osent pas passer la porte… À la fin du mois, certaines personnes m’appellent pour me dire qu’il ne leur reste qu’un euro, mais il est évident qu’elles peuvent aussi venir… Et chacun compte ses cents. On ne vient pas du tout ici pour faire une bonne affaire ! »
Les fruits, les légumes et la viande sont les produits les plus recherchés par les étudiants, de même que les produits en vrac comme les lentilles. « On voulait vraiment que les étudiants puissent avoir le choix, que ce ne soit pas des paniers tout faits. » Nombre de jeunes, conscients des enjeux de santé liés à l’alimentation comme des enjeux écologiques, ont en effet à cœur de manger « sain » et « durable », malgré leurs faibles moyens. « Ce n’est pas parce qu’on a peu de moyens qu’on doit mal manger… Le secteur de l’aide alimentaire est d’ailleurs de plus en plus conscient de cela, commente Isabelle Jardon. Mais notre but premier, ça reste de lutter contre la précarité, de permettre aux étudiants de manger, tout simplement. Bien manger vient en plus. »
Précarité et conscience écologique
Les produits d’entretiens proposés par Kotidien sont eux aussi écoresponsables. Bicarbonate de soude, vinaigre… : beaucoup de jeunes savent faire leurs produits eux-mêmes et connaissent les bons gestes pour la planète. Désormais bien identifiée, la précarité menstruelle fait aussi partie des situations à laquelle l’épicerie solidaire tente de répondre. « Certaines jeunes femmes viennent exclusivement chez Kotidien pour se procurer des protections hygiéniques », remarque Isabelle Jardon. Les femmes sont d’ailleurs nettement majoritaires parmi les inscrits, peut-être en raison de leur plus grande préoccupation concernant l’équilibre alimentaire mais peut-être aussi parce que les hommes éprouvent davantage de réticences à solliciter ce type d’aide. On retrouve aussi une majorité d’étudiants autour de la vingtaine et davantage. « Les parcours ne sont pas toujours linéaires : ce sont souvent des jeunes qui veulent absolument continuer leurs études même si leurs parents ne les financent plus et qui se débrouillent donc par leurs propres moyens », commente la coordinatrice. On rencontre aussi parmi les inscrits beaucoup d’étudiants étrangers, français notamment, qui n’ont droit à aucune aide et ne bénéficient pas sur place de réseaux de solidarité.
Préoccupés par l’environnement, la plupart des étudiants reviennent chaque semaine avec leur boîte à œufs et n’oublient pas non plus d’amener des sachets réutilisables pour leurs légumes et leurs fruits. Car la solidarité et le respect se pense à tous les niveaux : envers la nature, les producteurs et soi-même. « On essaie aussi d’être un endroit où les étudiants peuvent se rencontrer, discuter, où l’on peut aussi avoir une réflexion autour de la précarité et de la durabilité, par exemple à travers des ateliers d’écriture, etc. C’est une génération plus consciente », conclut Isabelle Jardon. Et donc la précarité n’empêche pas, au contraire, l’engagement.