La pauvreté a un impact sur le langage, favorise la reproduction des inégalités scolaires et plus globalement des inégalités sociales de santé. Dans le quartier Saint-Antoine de Forest, la logopédie est utile pour tenter de redonner du pouvoir d’agir aux enfants et à leurs parents en difficulté langagière.
Clarisse Petel est logopède au Centre de Recherche et d’Action pour des projets en Social-Santé (Cerapss)
De nombreux parents ont besoin d’aide pour suivre la scolarité de leurs enfants : souvent confrontés à des difficultés d’apprentissage, les professeurs conseillent aux familles de réaliser un suivi logopédique. Le Centre de Recherche et d’Action pour des projets en Social-Santé (Cerapss) a pour mission de mener des projets autour de la promotion de la santé et du social. Basée à Forest, non loin du quartier Saint-Antoine, l’équipe est régulièrement au contact de familles issues de milieux populaires. Ses assistants sociaux, responsables d’une école de devoirs, animateurs ainsi qu’une logopède, accompagnent les bénéficiaires dans leurs demandes d’ordre administratif, numérique, social ou parental.
Au Cerapss, comme dans d’autres structures sociales à Bruxelles, les enfants suivis en logopédie sont la plupart issus de milieux défavorisés, et grandissent dans des familles éloignées de la culture scolaire.
© Photographie Martes Chimbinda Mateus
Dans ce contexte de prise en charge, les logopèdes agissent selon les principes suivants : elles (la profession est majoritairement féminine) diagnostiquent un retard ou un trouble langagier chez l’enfant, et fixent des objectifs liés aux difficultés identifiées. Il semble toutefois nécessaire, lorsque l’on accompagne ces familles, de ne pas agir en faisant fi de l’impact du milieu social de l’enfant sur ses compétences langagières.
Précarité, langage et reproduction des inégalités scolaires
En effet, Nicole Wauters, d’abord enseignante expérimentée, puis conseillère pédagogique et inspectrice primaire, rappelle que la mauvaise connaissance de la langue scolaire “est une des principales causes de l’échec, en particulier pour les enfants issus de milieux défavorisés”(2016, p.8). Il est alors essentiel de s’interroger sur la place que joue la maîtrise du langage dans la reproduction des inégalités sociales, et sur les façons, en tant que logopède, de travailler de façon engagée et pertinente auprès des patients.
Les intervenants sociaux à Bruxelles sont nombreux à travailler avec des personnes en situation de précarité. Dans la capitale, 40% des enfants grandissent dans un ménage dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté (Jeunejean et al., 2014). La crise du Covid-19 a amplifié les difficultés financières des ménages, puisque 30% de la population a subi des pertes de revenus à Bruxelles en 2020 (Observatoire de la Santé et du Social Bruxelles, 2021).
Le quartier Saint-Antoine, situé à Forest près des locaux du Cerapss, connaît des difficultés sociales et économiques. Très dense, il comporte peu de logements sociaux et d’espaces verts. Le taux de chômage des jeunes est élevé et les revenus moyens sont en dessous de la moyenne régionale (Valler, 2021).
Les dimensions cachées de la pauvreté
La pauvreté n’est pas seulement d’ordre économique, mais possède un caractère multidimensionnel. Pour mieux comprendre son impact sur les familles, le mouvement ATD Quart Monde et l’Université d’Oxford ont mené, en 2019, une recherche participative et internationale qui révèle neuf dimensions clés de la pauvreté, dont six étaient auparavant cachées ou rarement prises en compte par les politiques (Bray et al., 2019) :
- la « dépossession du pouvoir d’agir » (ou disempowerment) est le manque de contrôle sur sa vie et la dépendance vis-à-vis des autres. Il en résulte un éventail de choix très restreint
- la « Souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur »
- « Combat et résistances »
Ces deux dimensions sont intimement liées, car les souffrances physiques et psychiques entraînent une forme de lutte et de résistance qui permet aux personnes de continuer à vivre.
- la « Maltraitance institutionnelle »
- la « Maltraitance sociale »
- les « Contributions non reconnues »
- les « Privations » qui regroupe les dimensions plus familières du « Manque de travail décent », le « Revenu insuffisant et précaire » et les « Privations matérielles et sociales ».
Ces différentes facettes de la pauvreté font écho aux objectifs de lutte contre les inégalités sociales de santé, qui rendent compte des facteurs sociétaux extérieurs aux individus influençant leur état de santé (Lambert et al., 2021).
Ces facteurs, tels que les faibles ressources matérielles (logement, alimentation…) et immatérielles (réseau social, niveau d’éducation…), accompagnés de jugements institutionnels violents et d’un rapport distant aux institutions de soins, entraînent un mauvais état de santé physique, mental et social qui impacte tout le quotidien, dont celui des enfants.
Lorsque l’on suit ces familles, nous nous efforçons de prendre en considération l’ensemble de ces dimensions et de ces facteurs, et d’adopter une attitude d’écoute et de non-jugement envers elles.
Des inégalités scolaires exacerbées par le système belge
La Belgique est parmi les pays les plus inégalitaires en matière scolaire. Les enfants issus de milieux populaires sont confrontés à des difficultés dès l’entrée en maternelle. Dans un contexte de pauvreté, l’univers scolaire est bien souvent très éloigné de l’univers familial. Les effets du milieu social sont donc immédiats, puisque dès la première primaire, les enfants issus de milieux défavorisés accumulent plus de retards que les autres, avec un taux d’échec particulièrement élevé et une différence qui se renforce par la suite (Teller, 2016).
L’enquête internationale PISA 2022 montre que ces inégalités scolaires ont augmenté depuis 2018 (Fillon, 2024). En Communauté française, ce phénomène serait, selon Draelants et al. (2011), principalement liée à quatre caractéristiques :
- la structuration du curriculum d’enseignement et la présence de filières différentes au début du secondaire,
- l’usage du redoublement,
- la décentralisation des décisions d’évaluation,
- le libre choix de l’école.
Outre les spécificités du système scolaire belge, la production des inégalités scolaires serait aussi liée aux croyances en la méritocratie à l’école, qui omettent les différences sociales entre élèves. Le sociologue Pierre Bourdieu avait constaté que l’école fait croire à l’élève que ses résultats sont liés à son talent ou son mérite alors que le facteur le plus constant et décisif dans la trajectoire scolaire de l’élève est le capital culturel hérité de sa famille. Ainsi, en traitant de manière égale des enfants a priori inégaux, l’école reproduit les inégalités au lieu de les réduire (Draelants et al., 2022).
Influences du capital culturel et langagier sur la scolarité
Le capital culturel des parents, qui détermine la scolarité de l’enfant, touche en particulier le langage, puisque dès son plus jeune âge, un capital langagier lui est transmis par les pratiques langagières de ses parents. Ces pratiques, qu’elles soient orales ou écrites, sont différentes selon les groupes sociaux et sont jugées de façon très inégale par l’école et les administrations publiques (Lahire et al., 2019).
En effet, les institutions, et l’école en particulier, valorisent le rapport réflexif et analytique à la langue, au détriment du rapport pragmatique du langage qui fait référence à son usage plus pratique, pour faire des choses dans des contextes spécifiques (Woollven, 2024). En classe, ce constat est d’autant plus évident que la langue de scolarisation se base essentiellement sur ce niveau linguistique réflexif et conceptuel. Alors que de nombreux élèves ne maîtrisent pas les différents usages sociaux du langage et sont moins familiers à la culture écrite, les professeurs partent souvent du principe que la langue en usage à l’école n’est pas un objet d’apprentissage, mais un prérequis qui devrait être acquis en dehors de l’école (Wauters, 2016).
De ce fait, les enfants issus de milieux défavorisés peuvent être rapidement confrontés à des obstacles et incompréhensions face aux activités langagières et scolaires. Ce constat, nous l’observons aussi au Cerapss. Les retards identifiés chez nos patients touchent le vocabulaire et la morphosyntaxe à l’oral, ou le décodage et la fluidité en lecture, et sont effectivement accompagnés d’une méconnaissance des compétences sous-jacentes aux savoirs scolaires, liés à l’acquisition du rapport réflexif de la langue.
La précision des mots, la structure des phrases ou l’emploi de certains connecteurs nécessitent un véritable travail de traduction qui est loin d’être accessible à tous, rappelle Nicole Wauters (2017). En séance logopédique, cela se traduit par des difficultés liées à la compréhension des consignes d’un exercice, à la capacité à définir des mots, à comprendre le sens des textes lus ainsi qu’à exprimer sa pensée à l’oral, et d’autant plus à l’écrit.
L’ensemble de ces compétences relèvent des aspects métalangagiers du langage, qui consistent à pouvoir soumettre une analyse critique à ses énoncés et à ceux d’autrui, précise la chercheuse en langue française Anne-Sophie Romainville (2019). Elle explique également que les pratiques quotidiennes des familles populaires, moins empreintes des évidences de la socialisation scolaire, ne facilitent pas l’adoption d’un rapport distancié face au langage et aux connaissances.
Influence du milieu socio-culturel sur la santé
Le contexte socio-culturel des familles impacte également le rapport à la santé. Soumises à une multitude de contraintes d’ordre économique, matérielle et temporel, les familles issues de milieux populaires ne peuvent souvent pas se permettre d’adopter une démarche préventive de la santé en termes d’hygiène de vie, de suivi médical, d’alimentation et d’activité physique. La santé est alors principalement conçue comme une absence de maladie, et consiste avant tout à satisfaire les besoins physiologiques de base.
Davantage exposés aux problèmes médicaux associés au surpoids, aux problèmes dentaires et de vision, et souvent confrontés à un accès limité et retardé aux soins, les enfants en situation de précarité sont touchés dès le début de leur scolarité aux inégalités sociales de santé. Leur appartenance sociale, qui se révèle également à travers l’alimentation et les vêtements, entraîne des marqueurs visibles de pauvreté qui peuvent rapidement faire l’objet de stigmatisation de la part des camarades à l’école (Lahire, 2019). Les personnes issues de milieux défavorisés sont en effet systématiquement plus vulnérables aux phénomènes de discrimination, stigmatisation et d’exclusion sociale (Lambert et al., 2021).
Ateliers et cercles de paroles au sein des écoles de devoirs
Le Cerapss et les écoles de devoirs pourraient mener des réflexions et mettre en place des projets autour du rapport réflexif du langage et des compétences métalangagières, tout en réalisant des ateliers qui entraînent les connaissances en matière de santé, et qui exercent plus globalement les compétences sociales.
Pour se faire, les professionnels peuvent notamment s’inspirer des conseils donnés par Nicole Wauters aux professeurs. Dans son livre “Langage et réussite scolaire”, elle explique notamment l’importance d’installer en classe une véritable culture de la parole, qui veille à ce que chaque élève puisse être conscient du rôle du langage pour grandir, pour s’intégrer dans un groupe et pour réussir à l’école. La pratique régulière de cercles de paroles permet, par la mise en place d’un climat de sécurité entre enfants et la construction de règles de prises de parole, de déceler leurs besoins d’apprentissages langagiers. Cette activité pourrait être réalisée dans les écoles de devoirs par les animateurs et la logopède : habilitée à analyser le vocabulaire, la syntaxe et la prononciation des élèves, elle pourrait par la suite mettre en place des ateliers qui ciblent les difficultés observées. Il est aussi possible de se centrer sur des objectifs précis, comme la musicalité de la langue avec l’apprentissage de poésies, de comptines ou des lectures expressives et vivantes d’albums. La logopède peut aussi réaliser des exercices spécifiques autour de l’articulation de sons propres à la langue française, qui sont absents dans la langue maternelle de l’élève (Wauters, 2020).
Les cercles de parole peuvent être également l’occasion de travailler les compétences psycho-sociales et favoriser l’estime de soi. La régulation du comportement par le langage, le respect des envies et des opinions et des tours de parole, l’adoption d’une communication non-verbale et verbale adaptée au contexte, l’écoute empathique et l’expression émotionnelle adéquate font partie des compétences sociales essentielles aux apprentissages (Réseau régional d’appui à la prévention et à la promotion de la santé, 2020).
Outre ces ateliers de groupe avec les enfants, il paraît nécessaire d’accompagner, d’écouter et de sensibiliser les parents au rôle du langage dans la scolarisation des enfants et du rapport préventif à la santé. Des séances de discussions parentales autour de ces thématiques pourraient être organisées régulièrement par un animateur et une logopède. Ces moments seraient l’occasion d’enrichir nos réflexions et de mieux comprendre le vécu et la réalité des familles et des enfants.
Un soutien collaboratif et pluridisciplinaire
Pour reprendre le propos de Bernard Lahire, « les enfants vivent au même moment dans la même réalité, mais pas dans le même monde » (2019, p.13). Rappelons-nous que la plupart des familles que nous accompagnons subissent une réalité difficile, empreinte de souffrances et de luttes quotidiennes qui rendent leur parcours de vie compliqué et semé d’embûches. Le parcours scolaire de l’enfant est rapidement impacté, puisque dès le départ, le capital culturel et langagier joue un rôle déterminant dans ses apprentissages. Les logopèdes, spécialisées dans le développement du langage, ont la possibilité d’aider l’enfant à intégrer un niveau linguistique abstrait et conceptuel qui permet le déploiement de ses connaissances et de son esprit critique. Outiller l’enfant sur le plan langagier, c’est aussi lui permettre de croire en ses capacités, et lui offrir la possibilité de trouver sa place en société. Les écoles de devoirs sont notamment des lieux où il est possible de soutenir l’enfant dans sa scolarité et son développement au niveau affectif, physique et psychologique. Tout ce travail doit s’intégrer dans une perspective d’accompagnement familial global, puisque, comprendre la famille, c’est comprendre l’enfant et son vécu. Cet accompagnement est d’autant plus riche s’il peut être multidisciplinaire et collaboratif au sein d’une même structure.
Bibliographie
– Bray R., De Laat M., Godinot X., Ugarte A., Walker R. (2019) Les dimensions cachées de la pauvreté, Montreuil, Éditions Quart Monde
– Drealants H., Cattonar B., (2022) Manuel de sociologie de l’éducation, De Boeck Supérieur
– Draelants H., Dupriez V., Christian M., (2011) Le système scolaire. Dossier du Crisp, n°76
– Fillon T., (2024). Pisa 2022 : ce que le Covid démasque. Éduquer, n°183, pages 7 à 11
– Jeunejean T., Chevialier A., Grosjean S., Teller M., (2014, 21/02) , Ecoles maternelles et familles en situation de précarité, Edition Fondation Roi Baudouin,
– Lahire B. (dir.), (2019) Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Edition du Seuil
– Lambert H., Aujoulat I., Delescluse T., Doumon D., Ferron C., (2021) Agir pour la réduction des inégalités sociales de santé, In : Lambert H. (coord.) Onze Fondamentaux en promotion de la santé : des synthèses théoriques. Bruxelles : UCLouvain/IRSS-RESO & Promotion Santé Normandie & Fnes, 4 p.
– Observatoire de la Santé et du Social Bruxelles (2021), BAROMÈTRE SOCIAL– RÉSUMÉ – Rapport Bruxellois sur l’état de la pauvreté 2020. Vivalis. vivalis.brussels/fr/publication/2020-barometre-social
– Réseau régional d’appui à la prévention et à la promotion de la santé, Bourgogne Franche-Comté (2020), Renforcement des compétences psychosociales : les critères d’efficacité.
– Romainville A-S., (2019) Les faces cachées de la langue scolaire. Transmission de la culture écrite et inégalités sociales, Edition La Dispute
– Teller M., (2016, 16/02), l’école maternelle, une chance à saisir. Mieux préparer les futurs enseignants préscolaires à l’accompagnement des enfants de milieux précarisés, Edition de la Fondation Roi Baudouin
– Valler, (2021), Saint-Antoine, quartier sous tension, Alter Échos n° 493
– Wauters N. (2017), Français de scolarisation, d’une question spécifique à une question pour tous. Traces de changements, n°230, pages 12 et 13
– Wauters N., (2020) Langage et réussite scolaire. Pratiques d’enseignement et français de scolarisation, Editions Couleur livres asbl