Trop de fabricants de médicaments abusent des brevets et de la législation qui les entoure pour pérenniser le monopole de leur médicament ou commercialiser des produits sans valeur ajoutée. C’est ce qui ressort d’une enquête (1) de Test-Achats et de la Mutualité chrétienne (MC). Ces abus retardent fortement l’arrivée de génériques (moins chers) sur le marché et obligent les patients et les pouvoirs publics à payer trop cher leurs médicaments pendant de longues années. Test-Achats et la MC ont calculé que tant les patients que les autorités pourraient économiser des millions d’euros. À titre d’exemple, 60 millions d’euros ont été dépensés par les autorités en cinq ans pour une variante plus coûteuse – et sans réelle valeur ajoutée – d’un antidépresseur connu. Pour Test-Achats et la MC, il est grand temps d’adapter la législation sur les brevets et de concrétiser le brevet européen unique.
Les ficelles de l’industrie
Une enquête demandée par la Commissaire européenne Neelie Kroes a révélé que les fabricants de médicaments mettent en œuvre de multiples stratégies pour préserver la position dominante de certains de leurs médicaments sur le marché. L’un des artifices les plus populaires consiste à lancer des ‘produits de suivi’ (‘follow-on’ ou ‘me-too’ en anglais). Il s’agit de médicaments à peine différents de leurs prédécesseurs, qui présentent rarement un réel progrès thérapeutique, mais pour lesquels le fabricant dépose néanmoins un brevet et se voit donc réserver l’exclusivité pendant un certain nombre d’années. La seule chose qu’il lui reste alors à faire, est de convaincre les médecins et les patients de passer du médicament original au produit de suivi, en déployant l’arsenal marketing nécessaire.
Nouveau mais pas meilleur
Le Sipralexa, commercialisé en 2003 pour succéder au Cipramil, un antidépresseur de la firme Lundbeck en est un bel exemple. Alors que le Cipramil contient du citalopram, mélange d’un principe actif et d’une substance inerte, le Sipralexa ne contient que le principe actif, l’escitalopram. Ce dernier ne constitue donc pas une véritable nouveauté mais permet de justifier un nouveau brevet.
S’il n’est pas prouvé que le Sipralexa est meilleur que le Cipramil, Lundbeck a néanmoins fait la promotion du nouveau produit en lui attribuant une efficacité nettement supérieure au Cipramil. Du marketing pur et simple grâce auquel les médecins se sont mis à prescrire ce nouvel antidépresseur. L’usage du Cipramil a donc diminué à partir de 2003 mais, pour la firme, ce recul a été largement compensé par la forte progression du Sipralexa. De ce fait, la part de marché des génériques du Cipramil s’avère aujourd’hui nettement inférieure à ce que l’on aurait pu attendre pour un brevet arrivé à expiration.
Si les médecins prescrivaient en se basant sur les recommandations scientifiques, de telles stratégies n’auraient aucune chance de réussir. De surcroît, le système de remboursement actuel fait en sorte que, pour le patient individuel, le Sipralexa est meilleur marché que le Cipramil. Pour le patient, une prescription de Sipralexa est donc plus attrayante. En revanche, les pouvoirs publics doivent débourser davantage pour le Sipralexa que pour le Cipramil.
Test-Achats et la Mutualité chrétienne ont calculé qu’au total, entre 2006 et 2010, les patients ont dépensé par an 12 millions d’euros en moyenne pour le Cipramil, le Sipralexa et les génériques du Cipramil. Sans le Sipralexa, ce montant aurait été inférieur à 10 millions d’euros. En comptant le Sipralexa, l’INAMI a payé en moyenne plus de 39 millions d’euros par an. Sans le Sipralexa, les dépenses se seraient limitées à 27 millions d’euros par an. En cinq ans, les pouvoirs publics auraient donc pu économiser 60 millions d’euros (2).
Ajouter de la vitamine en guise d’innovation
On trouve un autre exemple de médicament de suivi chez Merck Sharp & Dohme (MS&D;). Cette firme a d’abord lancé un produit contre l’ostéoporose, qui devait être pris avec un complément de vitamine D et de calcium, le Fosamax. À l’approche de l’expiration du brevet, MS&D; a sorti un médicament combinant cette fois directement la substance active et de la vitamine D, le Fosavance.
Une valeur ajoutée d’autant plus mince que, comme l’estiment Test-Achats et la MC, une telle association n’est pas recommandée et que le dosage requis devrait être déterminé individuellement pour chaque patient. MS&D; n’a cependant pas réussi à convaincre tous les utilisateurs de Fosamax de passer au Fosavance. En effet, le fabricant qui détenait encore 76 % du marché en 2006 (68 % pour le Fosamax et 8 % déjà pour le Fosavance) a vu sa part de marché totale chuter en 2010 à 35 % (6 % seulement pour le Fosamax mais 29 % pour le Fosavance). Cette part de marché aurait peut-être été encore bien plus faible si la firme n’avait pas lancé le Fosavance. Entre 2008 et 2010, les pouvoirs publics auraient pu économiser 21 millions supplémentaires si le médicament de suivi n’avait pas existé.
Des dépenses en marketing plutôt qu’en recherche
Le Sipralexa et le Fosavance ne sont que deux exemples parmi beaucoup d’autres. Dans l’échantillon de la Commissaire Kroes, 40 % des médicaments se sont avérés être des produits de suivi. Peut-être n’est-ce pas vraiment étonnant puisqu’ils sont nettement plus lucratifs pour leurs fabricants que l’élaboration d’une nouvelle molécule. C’est aussi ce qui explique pourquoi les fabricants de médicaments originaux consacrent aujourd’hui plus d’argent au marketing et à la promotion qu’à l’innovation. Au cours de la période 2000-2007, ils ont consacré environ 23 % de leur chiffre d’affaires au marketing contre seulement 17 % à la recherche et au développement, toujours selon l’étude de la Commissaire Kroes.
En finir avec l’abus de position dominante
Les brevets ont un double objectif: récompenser les fabricants pour leurs recherches et le développement d’un médicament inédit ou de meilleure qualité et stimuler l’innovation. C’est pourquoi Test-Achats et la MC plaident pour des mesures qui recentrent l’attention sur la véritable innovation, tout en veillant à ce que les génériques puissent arriver plus rapidement sur le marché à l’expiration du brevet:
-la législation sur les brevets doit avant tout stimuler la véritable innovation;
-il est nécessaire de disposer d’un brevet communautaire unique et d’un système européen spécialisé pour régler les litiges relatifs aux brevets, afin qu’il ne soit plus possible d’intenter des procès dans plusieurs pays en même temps en vue de préserver une position dominante;
-les firmes pharmaceutiques qui abusent de leur position monopolistique en se prévalant de brevets non valides doivent être sanctionnées;
-il faut mettre un frein aux informations trompeuses de l’industrie pharmaceutique;
-les médecins doivent baser leurs prescriptions sur des recommandations scientifiques et non sur des injonctions du marketing;
-une fois qu’un médicament original a perdu son brevet et que le paiement de référence entre en vigueur, le prix du médicament original devrait également descendre jusqu’au niveau de référence (c’est-à-dire le ticket modérateur payé par le patient, sans supplément). Ainsi, les patients qui souhaitent continuer à prendre le médicament original ne paieront pas plus cher, ce qui atténuera la tendance à recourir aux médicaments de suivi mieux remboursés.
D’après un communiqué par Test-Achats et la Mutualité chrétienne
À lire aussi sur ce sujet: Les vendeurs de maladies – Comment l’industrie pharmaceutique prospère en nous manipulant, Dr Emilio La Rosa, Fayard, 2011.
(1) Contournement de brevets, l’industrie s’enrichit en «innovant», Test-Santé 105 octobre/novembre 2011. http://www.mc.be/fr/129/Resources/enquete_generiques_mc_test_achats_tcm179-83822.pdf
(2) Soit 50% de plus que le budget annuel ‘santé’ de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et ce pour un seul médicament d’une seule famille d’antidépresseurs! Cela laisse rêveur… (ndlr)