Septembre 2007 Initiatives

L’étude Jeunes et Drogues ‘ ( 1 ) publiée en octobre 2006 par le CRIOC et la Fondation Rodin plonge les professionnels des domaines de la prévention et des soins des dépendances aux drogues dans la perplexité . Ce ne sont pas les liens financiers , maintes fois dénoncés , liant la Fondation Rodin aux géants de l’industrie du tabac qui posent cette fois problème .
Dans le cas présent, les contrevérités émaillant le document incriminé, certaines définitions fantaisistes, la dramatisation du sujet et ses conclusions orientées et réductrices révèlent une ignorance coupable dans ce domaine sensible et complexe. Elles soulèvent de nombreuses questions sur les objectifs de cette étude destinée avant tout aux décideurs politiques (2). Et obligent les professionnels des domaines de la prévention et des soins des dépendances à réagir. Les enquêtes tendancieuses font plus de mal que de bien et les travailleurs de terrain trouvent important que les données soient correctes et restituées de manière neutre et scientifique.
L’étude porte sur la consommation de cannabis chez les jeunes. En premier lieu certains termes de base, mal définis ou utilisés de manière hasardeuse, portent préjudice à la crédibilité de ce travail. La définition de la dépendance, tronquée et lourde de sous-entendus, illustre le mieux ces approximations. Serait dépendante toute personne qui: ‘ consomme au moins 1 produit ; non dépendante = ne consomme aucun produit ( tabac , drogue , jeu , alcool , etc )( 3 ). Cette définition ne permet pas de distinguer l’essai expérimental d’un produit, l’usage, l’abus ou le développement d’une dépendance.
Dans la littérature, la notion de dépendance inclut automatiquement celle de sujétion au produit consommé, et le malaise psychique ou physique qui découle de l’arrêt de cette consommation (4). Assimiler la dépendance à la consommation revient à exclure toute possibilité de gérer l’usage d’un produit psychoactif (cannabis, alcool, café…). Cela réduit l’ensemble des consommateurs de produits à des malades, et efface le fait que la majorité d’entre eux ne franchira jamais ce seuil.
Ces contrevérités alimentent certains clichés tenaces en matière de drogues, où le ‘drogué’ est forcément dépendant, voire systématiquement assimilé à un criminel. Ces représentations tronquées rendent plus ardues l’approche, la compréhension et une gestion responsable et adaptée de ces problématiques.
Les erreurs de terminologie ne constituent pas l’unique motif de réserve, ni le plus important. Les conclusions tirées sont hâtives et orientées. A propos de la perception du cannabis, en réponse aux questions posées (5), les auteurs de l’étude concluent d’un trait: ‘ Si les jeunes sont majoritairement conscients de l’engrenage de la dépendance et du caractère dangereux du produit , un sur trois pense qu’il peut réduire le danger en faisant preuve de prudence . Un jeune sur trois sous estime le danger et estime qu’il peut contrôler le risque ‘ ( 6 ).
Le verdict est sans appel: le cannabis est dangereux, provoque l’engrenage de la dépendance et celui qui pense pouvoir développer une habileté à diminuer les risques liés à sa consommation sous-estime les dangers du produit.
De quels dangers parle-t-on ici? La dispute familiale? Les ennuis judiciaires? Les complications de santé? Il est évident, en particulier chez les jeunes encore en évolution au plan psychique et physique, que les consommations précoces comportent des dangers accrus et doivent être évitées. Sous une perspective de santé la priorité chez les jeunes est de prévenir l’usage. De là à dire que toute forme d’usage est dangereuse, il y a un pas à ne pas franchir.
On lit également que ‘ Plus d’un jeune sur deux estime recevoir assez d’information sur le cannabis . Toutefois , moins d’une famille sur quatre aborde , à la maison , la thématique du cannabis . Si c’est le cas , c’est plus souvent à l’initiative des parents , plus rarement des jeunes . Les jeunes surestiment leurs connaissances sur le cannabis .’ ( 7 ) Cette affirmation n’est basée sur aucune question précise. Scientifiquement, peut-on déduire une surestimation de leurs connaissances du fait que peu de jeunes prennent l’initiative d’en parler en famille? Bien sûr que non. Doit-on alors déduire que seul le dialogue en famille et l’information parentale sont pertinents dans ce domaine? Non plus.
Si les parents ont un rôle essentiel à jouer, les jeunes consommateurs sont en règle générale mieux informés sur les produits. Même si cette connaissance reste imparfaite, le contact, l’utilisation et les rites associés à la consommation de cannabis constituent un savoir que beaucoup de parents sont loin de posséder. D’où l’importance d’informer les adultes pour qu’ils reprennent leur rôle d’éducation également dans ce domaine.
En tout état de cause, au fil des pages, le consommateur ressort infantilisé, dépossédé de toute capacité de gestion d’un produit menant automatiquement à l’engrenage de la dépendance… Le message transmis joue sur l’angoisse et stigmatise les consommateurs. Cette orientation ne correspond pas à la réalité et aux objectifs des programmes de prévention ciblant nos plus jeunes. Ceux-ci visent à développer chez eux une attitude responsable concernant l’utilisation des drogues dans leur entourage et dans la société. Cela semble plus constructif que de jouer sur la peur des personnes et la stigmatisation des jeunes et de leur famille (8).
Certains résultats de l’étude sont uniques au monde, tels que la consommation plus importante chez les filles (20%) que chez les garçons (9%) (9)! Cela signifierait une augmentation spectaculaire de la consommation chez les filles qui passeraient de 3 à 20 % en une année, simultanément à une baisse de la consommation drastique chez les garçons en un an, de 17% à 9%. Le manque de transparence sur le cadre et les méthodes de l’enquête expliquent probablement ces résultats aberrants et mettent sérieusement en doute la fiabilité des résultats présentés. Ceux-ci sont en contradiction avec une série d’études sérieuses et fiables tels ESPAD, HBSC, au niveau européen, ou pour la Flandre les enquêtes du VAD réalisées en milieu scolaire et de ‘De Sleutel’.
Manque de structure et de lisibilité, chiffres non justifiés, manque d’information sur la méthode suivie, questions orientées, concepts mal définis, interprétations hâtives… Parce que l’objectif secondaire est également de ‘ permettre aux décideurs fédéraux , communautaires , régionaux et au monde de l’enseignement de disposer d’informations en matière de notoriété , perception , motivation et comportement des jeunes vis à vis de la consommation de cannabis et d’ecstasy ‘, il est de notre responsabilité de souligner les insuffisances graves et l’effet contre-productif de cette étude basée sur la dramatisation, la déresponsabilisation et la perte de crédibilité des premiers acteurs concernés, parents et jeunes.
L’étude comprend aussi une recommandation: la mise en place d’une grande campagne d’information sur le cannabis… L’analyse critique de cette étude devrait inciter nos responsables politiques à examiner avec une rigueur sans faille et la plus grande prudence tout projet de campagne d’information ou de prévention que pourraient introduire la Fondation Rodin ou son satellite, le Centre d’études et de recherche sur les assuétudes (CREEA). Pour les professionnels actifs dans ces domaines, il est clair que cette étude révèle une incompétence et la méconnaissance complète du domaine abordé.
Communiqué par les Fédérations des Institutions pour Toxicomanes (FEDITO) bruxelloise et wallonne, et la Vereniging voor Alcohol en andere Drugproblemen (VAD) (1) 25 octobre 2006, ‘Jeunes et Drogues’: http://www.oivo-crioc.org/textes/pdf/1814fr.pdf
(2) Son objectif est de ‘ permettre aux décideurs fédéraux, communautaires, régionaux et au monde de l’enseignement de disposer d’informations en matière de notoriété, perception, motivation et comportement des jeunes vis-à-vis de la consommation de cannabis et d’ecstasy ‘, page 3.
(3) Jeunes et Drogues, p.29
(4) Richard D., Senon J-L, Valleur M., Dictionnaire des drogues et des dépendances , Ed. Larousse, 2004, p. 199-219.
(5) Jeunes et Drogues, p.34: ‘1° Il est préférable de ne pas commencer le cannabis car la dépendance s’installe très rapidement. 2° Prendre du cannabis est dangereux. 3° Le cannabis bouleverse la vie et engendre des problèmes. 4° Le cannabis n’est pas dangereux si on est prudent avec la quantité et qu’on fait attention à la qualité’.
(6) Ibidem
(7) Op. cit p.55.
(8) Le 25/10/06 via un communiqué Belga, La Ligue des familles se déclarait ‘consternée par l’enquête publiée par la Fondation Rodin en association avec le CRIOC sur la consommation de cannabis chez les jeunes’… Elle remet en cause ‘l’objectivité de la Fondation Rodin et regrette la culpabilisation des parents faite par cette enquête’. Pour la Ligue des familles, «il est regrettable que ce type d’enquête soit commanditée par une structure telle que la Fondation Rodin, financée par l’industrie du tabac».
En outre, la Ligue des familles déplore ‘le manque de nuances et le ton’ adoptés par cette enquête. ‘Il est révoltant de constater que, là où les familles ont grandement besoin de soutien et de réponses constructives, la présentation de telles enquêtes induit, au contraire, la culpabilisation des parents’, dénonce la ligue. ‘Pointer leur malheureuse méconnaissance du sujet voire leur responsabilité dans la consommation de substances illicites par les ados revient à livrer un message stigmatisant et contreproductif’. Pour la Ligue des familles, il faut absolument dédramatiser la situation auprès des familles et globaliser la réflexion pour l’ensemble des consommations à risque au lieu de se centrer uniquement sur un produit.
(9) ‘Jeunes et Drogues’, Fondation Rodin & Crioc., p.9.