Il était une fois… Bernadette Taeymans (Question Santé, FWPSanté) et Catherine Spièce (PIPSa), deux personnalités qui gravitent depuis longtemps dans le secteur de la promotion de la santé à Bruxelles et en Wallonie. Le hasard fait qu’elles prennent toutes les deux le chemin de la pension au cours de ces prochaines semaines. Nous les avons conviées ensemble en cette fin du mois de mai (car « fait ce qu’il te plaît »), l’occasion de remonter avec elles dans le temps, dérouler le fil de leurs riches expériences respectives et de tourner le regard vers l’avenir du secteur de la promotion de la santé.
Mais comment ont-elles ‘atterris’ en promotion de la santé?
Catherine Spièce ‘est tombée dans la marmite’ en animant des ateliers sur des problématiques de santé (stress, alimentation, obésité, etc.) avec les Femmes prévoyantes socialistes. Quand la Mutualité socialiste – désormais Solidaris – a été agréée comme service aux éducateurs en 1988, elle a officiellement rejoint l’équipe. 11 ans plus tard, la Communauté française (devenue depuis lors la Fédération Wallonie-Bruxelles) organise le secteur de la promotion de la santé sur son territoire et l’outilthèque PIPSa voit le jour. Au long des 24 dernières années, Catherine Spièce s’est investie (avec son équipe) dans le projet pour le déployer et le faire évoluer… et pour proposer toujours plus de plaisir et d’amusement dans les jeux et les animations autour des questions de santé (lisez à ce propos l’article « PIPSa, une nouvelle ère de jeux », paru en juin 2023).
Bernadette Taeymans, quant à elle, a démarré son parcours d’abord comme infirmière. Après quelques années en milieu hospitalier, elle rejoint la maison médicale de Forest (une des premières en région bruxelloise, et une des premières à passer ‘au forfait’ !) « avec une attention portée aux publics fragilisés », précise-t-elle. Elle nous raconte aussi, enthousiaste, que la maison médicale a été à l’initiative d’une maison de quartier, d’une mission locale, etc. En parallèle, elle suit un master en santé publique/éducation à la santé au CUNIC à Charleroi, dans le but de développer la santé communautaire à la maison médicale. Le master en poche, elle rejoint l’équipe de promotion de la santé de la Mutualité chrétienne (si si ! la même qu’Education Santé, qui s’appelait à l’époque Infor Santé) avec pour mission, notamment, de promouvoir la promotion de la santé au sein de la mutualité. Après un passage à PSD (Permanence Soins à Domicile) pour un projet de télévigilance et d’écoute sur la maltraitance des personnes âgées, on la retrouve à Question Santé. Elle partage alors son temps comme animatrice en éducation permanente et comme chargée de projets en promotion de la santé, puis comme responsable du service agréé avant d’être nommée directrice de l’asbl durant 9 ans (jusqu’en 2021). Fort impliquée dans le développement du secteur de la promotion de la santé en Belgique et des fédérations, elle accepte aussi le rôle de présidente de la Fédération wallonne (FWPSanté) pour le dernier mandat en cours.
ES: Vous rappelez-vous la première fois que vous avez entendu parler de « promotion de la santé » ?
CS : Hé bien, la toute première fois, c’était dans un article d’Education Santé justement ! (rires) Un article de Danielle Piette [1]. Elle mentionnait à l’époque trois composantes qui, ensemble formaient un triangle pour la promotion de la santé : la santé (au sommet), les déterminants sociaux et les déterminants économiques (à la base) [2]. Les modèles ont évolué depuis…
BT: A l’époque où je travaillais en maison médicale, on parlait plutôt de « soins de santé primaires », dans le sens de la Déclaration d’Alma Ata, ou d’« éducation pour la santé » au cours de ma licence à Charleroi avec notamment Jacques Bury [3], Allain Deccache [4], Danielle Piette ou Michel Demarteau [5], qui ont fait office de pionniers dans ces matières en Belgique francophone. La « promotion de la santé » était mentionnée en filigrane, le terme s’est imposé un peu plus tard.
ES: Les outils et les projets en promotion de la santé et en communication santé, au début, ça ressemblait à quoi ? Comment ont-ils évolué, avec la constitution du secteur, les programmes…?
BT : Côté communication en matière de santé, il y a quarante ans, le pouvoir était dans les mains des médecins et des professionnels de la santé : ils détenaient l’information et la transmettaient (ou non) à leurs usagers. On était essentiellement dans des actions d’éducation à la santé et c’était déjà une grande avancée qui a permis de redonner du pouvoir aux usagers. L’arrivée d’Internet a considérablement changé la donne, on est aujourd’hui dans une tout autre réalité informationnelle.
CS : Dans l’approche initiale de l’éducation à la santé, telle que nous l’observions en évaluant les outils pédagogiques, les concepteurs d’outils amenaient ‘la bonne parole’ auprès de publics avec lesquels ils travaillaient. La réflexion autour de la notion de projet en promotion de la santé a permis de faire évoluer les choses, de positionner le support en termes d’objectifs, de penser un « avant » et un « après » l’intervention, de prendre peu à peu en compte les réalités du public. La logique de programme, qui s’est vraiment implantée avec le décret de 1998, a permis, de voir plus loin… mais elle s’est confrontée à la logique du pouvoir politique en place. On est alors parfois en contradiction. Entre projets et programmes, il y a une différence d’ambition.
BT : Oui, il y a une notion de temps qui les différencie. Mais des projets très riches par le passé [je pense notamment aux Ecoles en santé, aux Cellules bien-être…] ont eu des évaluations positives. Puis ça s’arrêtait et on repartait sur autre chose. Actuellement, j’ai le sentiment qu’on réinvente l’eau chaude sans arrêt. Il y a 20 ans, on avait déjà clairement identifié les critères d’un projet en promotion de la santé de qualité… mais ce qui a manqué et qui manque encore, c’est la continuité. On ne capitalise pas assez ! Ça peut entraîner une forme de découragement pour celles et ceux qui travaillent depuis longtemps dans le secteur. En pérennisant les dynamiques existantes en promotion de la santé, la notion de programme devrait permettre de le faire…
ES : Le choix des publics a-t-il évolué au cours des années ?
CS : Pour moi, il y a eu un basculement au moment de la parution d’une étude sur les inégalités sociales en matière de santé, réalisée par la MC en 2008, où l’impact qu’elles engendrent sur l’espérance de vie et les écarts entre les différents groupes étaient clairement rendus visibles. Cette prise de conscience que nous n’avons pas tous les mêmes choix, les mêmes opportunités, a fait basculer selon moi la manière dont on concevait la promotion de la santé. Ce fut un choc de me rendre compte que nous n’avons pas forcément accès aux facteurs sur lesquelles il faudrait jouer. Ça parait étonnant de dire ceci mais c’est ainsi que je l’ai vécu. Et heureusement aujourd’hui, quand on parle de promotion de la santé, on intègre forcément les questions liées aux ISS.
BT : Structurellement, ceux qui étaient sur le terrain en étaient conscients depuis longtemps. Je constate aussi un enrichissement de la diversité des milieux de vie pris en considération : les milieux carcéraux, la prostitution, etc. ; et un enrichissement du secteur, rejoint par des acteurs qui sont au cœur de ces réalités. Ce qui fait la différence, c’est d’avoir une connaissance et une expérience des réalités de terrain… ce que tous les professionnels en promotion de la santé n’ont plus nécessairement aujourd’hui.
ES : Comment aujourd’hui expliqueriez-vous ce qu’est la promotion de la santé ?
BT : Pour moi, il faut expliquer plus par l’expérience que par des théories ou des concepts, « faire vivre » la promotion de la santé. Pour comprendre et expliquer les déterminants de la santé, on peut par exemple partir de son propre vécu, d’un moment où l’on a voulu changer un de ses comportements (de santé) : comment l’ai-je expérimenté, surmonté, ce qui m’a freiné, ce qui m’a aidé, etc. Se poser la question de comment je peux améliorer le bien-être à mon niveau, et ensuite au-delà, au niveau collectif.
CS : Ma façon de l’expliquer dépendrait de mon interlocuteur. Mais je crois que j’insisterais lourdement sur les inégalités sociales et leur impact sur la santé. Pour remettre la question au niveau politique plutôt qu’en responsabilité individuelle : la normalisation des modes de vie et la culpabilité qui s’en suit, ce n’est pas bon pour la santé !
ES : Et depuis lors, la promotion de la santé est-elle selon vous entrée dans le langage commun ?
Ensemble : Il y a eu une évolution, c’est indéniable. La promotion de la santé est mentionnée dans les intentions [politiques], mais malgré un secteur qui s’est institutionnalisé, professionnalisé et qui est utilisé comme ressource, ça ne se ressent pas forcément par la concrétisation des intentions ni dans l’allocation des moyens.
ES: Parlons des politiques justement, comment le secteur a-t-il évolué cette dernière décennie?
BT : Le secteur était quand-même parfois malmené. Je pense par exemple à l’audit du secteur mené par un consortium constitué des sociétés «Perspective Consulting» et «Effisciences» en 2010-2011. Il y a eu ensuite la régionalisation et le transfert des compétences en 2014 [6]. A cette époque, les acteurs financés en promotion de la santé en Fédération Wallonie-Bruxelles se sont fort mobilisés et ont mis sur pied une plateforme initiale qui a donné naissance à deux fédérations (la FBPSanté et la FWPSanté), avec des dynamiques un peu différentes. Ayant été au conseil d’administration côté wallon depuis le début (dont deux années de présidence), j’ai suivi de près les chantiers qui nous ont mené à l’obtention d’agréments cette année.
CS : C’était quand-même incroyable que notre secteur ait été oublié dans le transfert des compétences ! Mais cela a aussi représenté un signal fort pour nous tous de la nécessité de se rassembler et de faire « commun ». En termes de bilan, quelques années plus tard, c’est positif : les deux régions ont leurs cadres décrétaux, leurs plans de promotion de la santé, leurs priorités… Reste évidemment l’épineuse question des moyens alloués, dans un contexte multi crises, qui génèrent encore beaucoup d’inquiétudes pour les équipes.
BT : Il faut dire qu’on est aujourd’hui dans un autre contexte ; avant, les moyens étaient plutôt en expansion, on ressentait un optimisme ambiant, plein de potentiels à exploiter. Une conjonction des planètes a fait que nous avons construit des programmes ensemble, avec une vision concertée plus large… Puis on a buté sur des questions de moyens et de structures. Les ambitions étaient grandes (elles le sont toujours !), mais les moyens ne suffisent pas et une série de leviers nous échappent. Ces dernières années, on a exigé de nous davantage de preuves de l’impact de nos actions, de chiffrer celui-ci, parce que les administrations et les politiques aussi doivent rendre des comptes. Il a fallu et il faut encore réexpliquer ce qu’on fait.
CS : Selon moi, le transfert des compétences a fait beaucoup de dégât dans le sens où beaucoup d’expertise a disparu. Par exemple, nos partenaires collaborant à l’évaluation des outils ont quitté le secteur à cause de l’absence de perspective, l’incertitude des contrats et le stand-still [7] renouvelé d’années en années.
ES : La régionalisation et le transfert des compétences qui s’en est suivi ont en effet été des facteurs qui ont marqué le secteur, comme la question du financement que vous avez évoqué. Quel est votre regard plus général sur la régionalisation ?
CS : Que chacune des régions se dote d’un cadre de priorités et de recommandations proches de ses réalités est une très bonne chose ! Mais c’est devenu plus compliqué pour les organismes bi-régionaux, avec deux organismes subsidiants – l’un à Bruxelles, l’autre en Wallonie – qui ont deux logiques différentes…
BT : C’est en effet positif d’être plus en phase avec les réalités régionales. Mais il faudrait arriver à équilibrer l’explosion des exigences administratives et la richesse de cette adaptation aux réalités régionales. Pour le moment, c’est la lourdeur qui prend le pas. Il y a un côté effrayant pour les structures en termes de surcharge de travail, de démultiplication des énergies et des sources de financement.
ES : Quel regard portez-vous aussi sur des plans ambitieux comme le Plan Social-Santé Intégré à Bruxelles, par exemple ?
CS : On perçoit un certain malaise dans le secteur, notamment lié à l’inquiétude de ne pas être reconnu dans son expertise et le risque d’en être dépossédé au profit d’ acteurs nouveaux qui ne connaissent pas la promotion de la santé…
BT : Oui, c’est la tension entre la professionnalisation de la promotion de la santé et son appropriation par d’autres métiers ou d’autres fonctions. D’où l’importance d’être reconnus comme appui des autres acteurs et du travail sur la formation.
ES : Et dans le contexte de la régionalisation, comme vous le racontiez, les fédérations de promotion de la santé (ndlr : la FBPSanté et la FWPSanté) ont été créées. Que leur souhaitez-vous ?
BT: Sans elles, nous travaillerions chacun de notre côté ! Les contraintes extérieures, ainsi que la volonté de plusieurs d’entre nous de se fédérer ont permis ce résultat. Cela n’aurait pas été possible avec des conflits d’égo ou de territoires comme il a pu y en avoir antérieurement.
CS : Elles permettent de faire commun et d’agir collectivement. Je souhaite que chacune des fédérations puisse continuer à travailler et se développer car elles constituent un appui concret pour leurs membres, une réelle aide pour faire connaître le secteur et pour qu’il soit un interlocuteur reconnu auprès des politiques.
BT : Mon souhait est qu’on puisse collectivement retrouver du souffle, et trouver des personnes prêtes à s’investir dans les instances. En cette période, tout le monde s’est battu pour obtenir son financement et sauver sa structure… On a maintenant tous besoin de retravailler sur les contenus et redonner du sens à nos activités, prendre le temps de se poser ensemble et parler de la richesse de notre travail.
ES : Quel message aimeriez-vous faire passer à la nouvelle génération de “promoteurs de santé” ?
Ensemble: Allez sur le terrain, rencontrez les publics !
CS : Soyez aussi attentif à votre bien-être au travail. Pour ne pas perdre la notion du sens, demandez-vous: ‘en quoi ce que je fais me nourris?’. Et tant qu’à faire, si on peut s’amuser en le faisant… ! Je dirais enfin d’investir le collectif, même si c’est à contre-courant dans notre société actuellement, c’est indispensable !
BT : Prenez du plaisir, ne vous prenez pas la tête… Il faut que ça vive, que ça pleure, que ça rie, laissez la place à la spontanéité et à la vitalité ! Retrouvez-vous lors d’évènements, de colloques, de rencontres car c’est ressourçant et nourrissant.
[1] Danielle Piette a enseigné l’éducation à la santé et promotion de la santé à l’Université Libre de Bruxelles. Parmi de multiples projets, son implication dans l’Ecole de Santé Publique de l’ULB et de nombreuses recherches menées, elle a notamment participé à la mise en place des enquêtes HBSC du Sipes et aux évaluations de la politique du projet européen des Ecoles en santé. (Source : https://bsi.brussels/researcher/piette-danielle/)
[2] https://educationsante.be/investir-en-sante/
[3] Jacques Bury est professeur émérite à l’UCLouvain. Il est d’abord professeur de psychologie médicale à l’université Laval de Québec et dirige des programmes de formation en psychologie et sociologie médicale pour les étudiants médecins et paramédicaux. De retour en Belgique, il est inspecteur des écoles paramédicales au Ministère de la Santé publique, puis responsable à l’université Catholique du Louvain des Unités de Pédagogie médicale et d’éducation pour la santé. (Source : site Uclouvain)
[4] Alain Deccache est professeur émérite de santé publique à l’UCLouvain. Jusqu’en 2019, il fut Président de la Société d’éducation thérapeutique européenne. Auparavant, il a occupé le poste de directeur du Centre d’Education Patient asbl. (Source : LinkedIn)
[5] Michel Demarteau a été chercheur en santé publique en en sciences de l’éducation à l’ULiège, ainsi que directeur de l’Association (interuniversitaire) pour la Promotion de l’Education pour la Santé, avant diriger l’Observatoire de la Santé du Hainaut durant une vingtaine d’années, et de présider le CLPS Mons-Soignies jusqu’en 2018. (Source : LinkedIn)
[6] Les 2 articles suivants permettent de recontextualiser les enjeux du transfert des compétences en 2014 : « Quel impact de la 6è réforme institutionnelle sur la prévention ? », Education Santé, Octobre 2013 et « Lettre aux ministres concernés par les transfert de compétences francophones en promotion de la santé », Education Santé, Mars 2014
[7] Le stand-still fait référence au fait que, n’ayant pas de décret propre, les budget du secteur ont été gelés et renouvelés d’années en années. Voir à ce propos : https://www.fwpsante.be/projets/wapps-et-decret/