Décembre 2010 Par P. GOVERS C. SAGLIMBENE Initiatives

Les États Généraux de la médecine scolaire organisés par l’Association professionnelle des médecins scolaires (APMS) ont fourni aux participants l’occasion de s’interroger collectivement sur leurs pratiques professionnelles. L’analyse des discussions tenues dans les différents ateliers met en évidence le souhait des médecins scolaires de trouver et d’afficher une identité professionnelle renouvelée et spécifique. Comment comprendre la place que les médecins scolaires attribuent à l’identité dans leurs pratiques professionnelles?
La théorie des luttes pour la reconnaissance semble particulièrement adéquate pour une interprétation sociétale de cette revendication identitaire professionnelle. Avant d’aborder ce point, un petit détour sur le concept même de l’identité professionnelle s’impose: qu’entend-on par identité professionnelle? En existe-t-il une définition claire et précise?

L’identité professionnelle: quelques repères

À la lecture synthétique des écrits de sociologues et psychosociologues (1), plusieurs points d’ancrage semblent émerger autour de l’identité professionnelle et de ses caractéristiques:
-l’identité professionnelle est en lien avec les autres identités configurant l’individu, autrement dit, elle est une des composantes qui participent de l’identité « globale »;
-l’identité professionnelle, au même titre que les autres composantes identitaires, est dynamique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas figée une fois pour toute, elle évolue au fil de la vie;
-l’identité professionnelle s’acquiert à l’intérieur d’un champ spécifique, en l’occurrence le monde du travail, par l’incorporation de pratiques spécialisées;
-l’identité professionnelle prend donc corps à travers un vocabulaire et des procédures définis et construits en référence à un domaine précis d’activités.
Par ailleurs, la question de l’identité renvoie à une vision du monde définie par le passage du modèle de société industrielle (ou postindustrielle, hypermoderne… les qualificatifs ne manquent pas) vers un modèle de société identitaire, avec, au centre de ce passage, la figure de l’individu posé comme acteur (2).
La compréhension de ces processus identitaires s’intègre dans la reconnaissance de soi à travers autrui. Comment relier la construction de l’identité professionnelle avec la théorie des luttes pour la reconnaissance?
Cette théorie est le fruit des réflexions d’ Axel Honneth , philosophe allemand, héritier de l’école critique de Frankfurt. Selon celui-ci, l’ensemble de nos rapports à autrui est traversé par des attentes de reconnaissance. En effet, l’image positive que nous pouvons avoir de nous-mêmes dépend du regard, des jugements et des comportements d’autrui à notre égard. C’est la raison pour laquelle nous restons toujours en attente de reconnaissance dans les interactions sociales.
Axel Honneth met en rapport trois formes de reconnaissance (affective, juridique et morale) avec trois formes de rapport positif à soi, eux-mêmes distribués dans trois sphères sociales distinctes (3).
Comment les trois formes de reconnaissance se déclinent-elles dans le discours des médecins scolaires sur leurs pratiques?

La reconnaissance interpersonnelle de proximité

Il s’agit de la reconnaissance affective au sens de Axel Honneth. La première sphère est celle du relationnel qui rend possible la « confiance en soi », c’est-à-dire la conscience de la qualité de notre propre existence.
À plusieurs reprises, les médecins scolaires ont évoqué le souhait de plus d’interactions avec les parents, les élèves et les partenaires scolaires ou hors école. Cependant, leurs pratiques professionnelles restent trop souvent focalisées dans une relation individuelle. Ainsi, de nombreux participants aux ateliers ont mis en exergue l’importance que recouvre, dans leurs pratiques professionnelles, le colloque singulier médecin/élève.
Cela peut se traduire ainsi : « Il y a un temps que l’on ne doit pas oublier , c’est le temps de l’écoute , c’est le seul moment où l’enfant est en tête à tête avec nous …»
Quoique cette spécificité constitue une plus-value à leurs yeux, ils ne sentent pas que celle-ci soit perçue à sa juste valeur. En d’autres termes, les médecins scolaires signifient ici l’absence de reconnaissance interpersonnelle de proximité dont ils sont l’objet.

Profil des participants aux États Généraux

144 médecins participants (source APMS, 2008)
soit 44,3 % des 325 médecins répertoriés par l’APMS
soit 53,9 % des membres de l’APMS
75 % des services PSE et centres PMS étaient représentés (proportion établie en tenant compte des affectations)
SPSE subventionnés officiels 18/24
SPSE subventionnés libres 18/22
CPMS Communauté française 30/42

Par ailleurs, le médecin scolaire dépend des autres professionnels pour mener à bien un certain nombre de prestations. Son identité professionnelle réside aussi dans le travail en équipe, le partenariat avec les éventuels partages de responsabilité et de délégation qui en découlent. Toutefois, les médecins scolaires envisagent davantage le partenariat dans une dynamique individuelle (entre eux-mêmes et des partenaires extérieurs) plutôt que dans une dynamique institutionnelle d’intervention (entre leurs équipes et des intervenants extérieurs). Les partenariats s’inscrivent donc dans une forte attente de reconnaissance interpersonnelle.

La reconnaissance juridique

La deuxième sphère publique (du droit et de la politique) porte sur les relations juridiques . La reconnaissance dépend alors des droits qui nous sont attribués; ceux-ci donnent lieu au «respect de soi», à savoir la certitude de la valeur de notre liberté.
La santé publique et la promotion de la santé ne jouissent pas d’une reconnaissance juridique suffisamment affirmée. Trois raisons pourraient expliquer le déficit de la reconnaissance juridique de ces missions parmi les tâches du médecin scolaire:
-les mandats de santé publique et de promotion de la santé ne sont pas définis avec suffisamment de clarté et de précision;
-le cadre légal valorise moins les missions de promotion de la santé et la santé publique (4).
-enfin, les conditions de prestations et de statut des médecins scolaires limitent ceux-ci aux bilans de santé et aux vaccinations qui sont les principaux services rendus aux élèves, en termes de temps de travail et de couverture de la population scolaire (5).
Pour le dire autrement, « Le projet santé , ça demande plus de temps au médecin , beaucoup plus de temps …»

La reconnaissance morale

La dernière sphère concerne la contribution de nos activités individuelles au bien de la société, soit de la division du travail. Ce qui est recherché ici est l’« estime de soi », entendue comme la conviction de la fonction sociale de notre activité. Cette forme de reconnaissance morale permet ainsi à la personne de se rapporter positivement à ses qualités et à ses capacités concrètes.
Le déficit de reconnaissance morale du médecin scolaire comme acteur de santé publique pourrait s’expliquer par une image souvent dévalorisée renvoyée par les parents, par les confrères médecins, par les acteurs de la communauté éducative et par les autorités.
Le médecin scolaire ne se sent pas reconnu comme un acteur de santé publique qui détient des informations utiles à la description de l’état de santé de la population scolaire et à la détermination des politiques permettant de l’améliorer, qui est le garant de l’équité et de l’universalité du service préventif auprès des enfants et des jeunes.
Comme l’exprime une participante : « Les gens ont besoin de reconnaissance de leur travail et que quelqu’un dise que cette médecine là est incontournable . »

En guise de conclusion

L’objectif poursuivi dans cet article est d’illustrer en quoi le recours à une théorie sociale, située à l’intersection de diverses disciplines – philosophie, sociologie, psychologie sociale – permet d’approfondir l’interprétation de vécus professionnels et de les relier à des manières d’être, de penser, d’agir et de faire qui caractérisent notre contemporanéité.
N’est-ce pas là une porte d’entrée vers le décloisonnement des pratiques professionnelles et, partant, un levier pour jeter les bases propices aux dialogues multidisciplinaires, un des enjeux de taille au cœur même de la prévention et de la promotion de la santé ?
Patrick Govers et Cetty Saglimbene , SCPS APES-ULg

(1) R. Sainsaulieu, 1977, L’identité au travail , 2e édition 1985, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques ; P. Berger, T. Luckmann, 1966, La construction sociale de la réalité , Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 ; Jean Marie Barbier, L’analyse des pratiques : questions conceptuelles , dans Claude Blanchard-Laville et Daniel Fablet (Éds), L’analyse des pratiques professionnelles , Paris, L’Harmattan, 1996a, pp. 27-49. Claude Dubar, La socialisation , construction des identités sociales et professionnelles , 3e édition, Paris, Armand Colin, 2000 ; Christophe Dejours. Vulnérabilité psychopathologique et nouvelles formes d’organisation du travail ( approche étiologique ) L’Information psychiatrique 2007 ; 83 : 269-75.
(2) Voir par exemple Guy Bajoit, Le changement social . Approches sociologiques des sociétés occidentales contemporaines , Paris, Armand Colin, 2003 ; Alain Touraine, Un nouveau paradigme . Pour comprendre le monde aujourd’hui , Paris, Fayard, 2005.
(3) Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance , Paris, Édition du Cerf, 2002. Par la suite, l’auteur revient sur sa théorie dans La Société du mépris . Vers une nouvelle théorie critique , La Découverte, Paris, 2006. Pour une vision plus générale de cette théorie, voir Alain Caillé, La quête de reconnaissance nouveau phénomène social total , La Découverte, Paris, 2007
(4) L’article 5 de l’Arrêté relatif aux modalités des bilans de santé, à leurs fréquences et contenus, stipule clairement que « la durée minimum des prestations affectées au suivi médical des élèves est de 70 %. La durée minimum des prestations affectées à la mise en place de programmes de promotion de la santé et de promotion d’un environnement scolaire favorable à la santé est de 20 % ».
(5) Ce déficit de reconnaissance juridique fait d’ailleurs l’objet d’une revendication spécifique de la part de l’APMS : « rendre obligatoire la fonction de médecin coordinateur , afin de donner à la médecine scolaire la dynamique nécessaire pour œuvrer utilement dans les domaines de la santé publique et de la santé communautaire ». Association professionnelle des médecins scolaires, op . cit ., p.80.