juin 2024 Par Clotilde de GASTINES Réflexions

Les industriels déploient des stratégies bien rôdées pour vendre certains produits au détriment de la santé des populations. Une matinée organisée par Cultures&Santé  a permis aux acteurs de la promotion de la santé de découvrir le terrain miné des déterminants commerciaux de la santé.

Un homme de dos, hésite devant un distributeur de snack alors qu'il s'apprête à taper un code

Tabac, alcool, glyphosate, PFAS, junk food. Au schéma des déterminants de la santé, il faut ajouter une nouvelle catégorie : celle des déterminants commerciaux de la santé, estime l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Ce concept récent se présente comme une sous-catégorie des déterminants sociaux de la santé.

Il désigne les pratiques qu’emploient les industriels, à travers la publicité et le marketing, mais aussi le lobbying pour imposer leurs produits sur le marché ou maintenir des autorisations alors qu’il existe un doute sur leur qualité. Ils peuvent être des déterminants de bonne santé si les intérêts commerciaux permettent d’atteindre des objectifs de santé publique en valorisant des produits sains, ou de mauvaise santé s’ils vont à leur encontre. 

Le 18 avril dernier, Cultures&Santé consacrait une journée à la thématique « plaidoyer communautaire versus lobbying industriel : influencer les décisions politiques pour la santé”. Elle mettait à l’honneur une fonction essentielle de la promotion de la santé : le plaidoyer comme levier d’émancipation et de transformation sociale. 

Contrer la sur-responsabilisation des individus 

Si le lobbying industriel fait pression sur le pouvoir politique – pour augmenter les profits d’un petit nombre en dehors de toute participation citoyenne, le plaidoyer communautaire vise quant à lui, à accroître le pouvoir des individus et des groupes et à faire en sorte que le politique, les institutions, les services en place répondent mieux aux besoins humains dans le respect des écosystèmes. 

L’Asbl Cultures&Santé s’intéresse depuis plusieurs années à ces rapports de force « pour les mettre en évidence », explique Denis Mannaerts, son directeur, et surtout accompagner « des groupes de citoyennes et de citoyens » qui s’emparent d’un enjeu collectif pour le porter à l’oreille des politiques et/ou des corps intermédiaires. 

« L’équité en santé se joue à un niveau collectif et politique » rappelle-t-il. Pourtant, les mouvements de plaidoyer sont souvent freinés par « l’atomisation des rapports sociaux et la marchandisation croissante de la santé. L’hégémonie de ce modèle rêvé par les lobbies marchands a des effets dévastateurs en matière d’équité en santé, car cela met toujours plus à la marge une partie de la population qui est sur-responsabilisée ». 

En terrain miné 

Pour planter le décor de la journée, Cultures&Santé avait invité la journaliste d’investigation Stéphane Horel. Spécialiste des lobbies, elle documente depuis plus d’une dizaine d’années, pour le quotidien français Le Monde, l’impact des pollutions chimiques sur la santé et les rapports de forces entre politiques, industriels et société civile. 

Le paysage est terrifiant, un véritable champ de mines. « Quatre secteurs industriels sont responsables d’au moins un tiers des décès au niveau mondial chaque année », dit la journaliste, dont les estimations oscillent entre 19 et 33 millions dans la fourchette haute. En tête, l’agro-industrie causerait ainsi 11 millions de morts en produisant et en commercialisant des aliments ultra-transformés. Le secteur des énergies fossiles à travers la pollution de l’air provoquerait 10 millions de décès, le tabac 9 millions et l’alcool 3 millions. A ces morts s’ajoutent les inconnues liées à l’imprégnation aux produits toxiques tels que le plomb, les opioïdes… et les effets cocktails liés au manque de contrôle des rejets industriels qui entraînent la pollution de l’eau et des sols.

girl drinking water from a fountain

A ce titre, la journaliste mentionne l’exemple des PFAS (le per- et polyfluoroalkylées), ces polluants éternels contenus notamment dans le revêtement des poêles antiadhésives. En février 2023, Stéphane Horel co-signait justement une grande enquête dans le Monde montrant une carte des eaux souterraines belge absolument saturée par les PFAS. Une publication qui faisait écho au scandale des pollutions autour de l’usine 3M à Zwijndrecht près du port d’Anvers découvert en 2021, qui a connu un rebond en novembre 2023, quand le magazine Investigation de la RTBF révélait une alarmante contamination de l’eau de distribution dans certaines communes du Hainaut. 

« Il se passe quelque chose autour des PFAS, peut-être le début d’une prise de conscience de l’influence majeure des pollutions industrielles sur la santé ? », espère la journaliste, qui tente de percevoir les prémices d’une prise de conscience au sein de l’opinion publique. « Nous vivons une triple crise planétaire en raison du changement climatique, de la perte de biodiversité et des pollutions chimiques, mais le niveau de conscience n’est pas encore équivalent sur ce troisième pan » ajoute-t-elle.  

Capturer le régulateur 

La journaliste, qui a décrit le torpillage en règle de la régulation européenne des perturbateurs endocriniens au cours des années 2010 ou encore sur la réautorisation du glyphosate, constate que « la manipulation est centrale sur les questions de santé et d’environnement ». 

Les industriels suivent des stratégies bien rôdées et disposent d’une armada de conseillers pour imposer leurs vues. Leurs lobbyistes-maison font rarement cavalier seul, car les firmes préfèrent s’organiser en puissante association sectorielle pour défendre leurs intérêts (pharma, chimie, agro-alimentaire, cosmétique). Ils s’appuient sur des cabinets de lobbying et de relations publiques, des cabinets d’avocats, des think tanks et des cabinets de défense de produits. 

Les industriels ont compris qu’ils ont tout intérêt « à participer à la rédaction de la loi, plutôt que de la subir », constate Stéphane Horel. Elle utilise d’ailleurs le concept anglo-saxon de « capture réglementaire » pour décrire comment les émissaires des fabricants vont agir le plus en amont possible pour « écrire la loi » en sollicitant l’administration avant même le premier livre blanc, puis à chaque phase de régulation, en rendant des notes ou en proposant des amendements déjà pré-rédigés.  

S’ils arrivent trop tard, ou que toutes leurs tentatives ont échoué, ils cherchent au moins à « édulcorer le projet de législation, en détournant les mesures à leur avantage, et s’ils ne parviennent pas à faire dérailler l’action politique, ils tentent a minima de retarder les décisions » explique la journaliste. 

La fabrique du doute 

Le second axe consiste à « véhiculer une parole qui a l’air neutre et indépendante et relaie des informations scientifiques biaisées ». Cela va permettre de fausser une partie du débat public. L’OMS le confirme dans sa définition des déterminants commerciaux de la santé. « Le secteur privé est connu pour influencer l’orientation et le volume de la recherche en finançant l’enseignement et la recherche médicale, où les données peuvent être biaisées en faveur des intérêts commerciaux. Pour façonner davantage les préférences, certaines entreprises s’adressent à la société civile en fondant ou en finançant des groupes de façade, des groupes de consommateurs et des groupes de réflexion, leur permettant de fabriquer le doute et de promouvoir leurs idées ». 

Ces stratégies – déployées pour l’industrie du tabac par Edward Bernays, père des relations publiques et accessoirement neveu de Sigmund Freud édictent que « le doute est le meilleur moyen d’être en compétition avec tout le corpus de faits qui s’oppose à nous ».  

Elles consistent à : 

  • mettre en avant la multicausalité, la (les) maladie(s) a (ont) souvent plusieurs origines, mais ce n’est jamais leur produit ;
  • créer une controverse ou une pseudo-controverse en expliquant qu’il n’existe pas de consensus scientifique sur les effets nocifs du produit grâce au “Science Washing”. Ainsi entre 1954 et 1998, l’industrie du tabac a sponsorisé 6 400 articles scientifiques pour 300 millions de dollars. « Le fait de mettre en avant l’incertitude permet de minimiser les faits produits par la science indépendante, ajoute Stéphane Horel. Quand les faits sont accablants, les industriels passent à l’offensive en attaquant et en sapant la réputation des scientifiques et des organisations, comme lorsque Monsanto a attaqué l’OMS qui avait classé le glyphosate comme cancérogène probable » ; 
  • exiger des preuves : la notion importée du monde judiciaire américain a été introduite en science – la science se réduit à une démonstration de cause à effet – cette notion pollue le débat scientifique ; 
  • mettre en doute les corrélations : une multitude de facteurs de confusion empêchent de conclure. « D’ailleurs, la vie elle-même finira par vous tuer » conclut la journaliste, ce qui fait sourire la salle. 

Traquer les compromis et les compromissions 

Au cours de ses enquêtes, la journaliste tente de mettre en évidence les intentions des industriels, en demandant l’accès à l’agenda des responsables européens et aux échanges de mail avec les lobbyistes. Ceux-ci permettent d’analyser une partie de ces déterminants commerciaux de la santé. Pour récupérer ces traces, des ONG effectuent des démarches auprès des tribunaux administratifs. Lora Verheecke, chercheuse à l’Observatoire des multinationales réalise souvent ce travail de fourmi. En parallèle, l’ONG cherche aussi à créer le débat et à politiser ces enjeux encore trop confidentiels « pour que les citoyens puissent passer leurs élus et l’administration à la casserole, pour savoir qui ils ont rencontré, quand, comment et qu’est-ce qu’ils se sont dit ? » 

L’ONG attire aussi l’attention de l’opinion publique à des moments-clés. En février dernier, l’Agence européenne des produits chimiques a proposé de restreindre l’usage de l’ensemble des polluants éternels. Un texte sera soumis aux États membres par la nouvelle Commission européenne d’ici 2025, ce qui pourrait ouvrir la voie à « l’une des plus grandes interdictions de substances chimiques jamais imposées en Europe » précise la chercheuse. Sans cela, l’Agence européenne des produits chimiques estime que 4,4 millions de tonnes de PFAS pourraient échouer dans l’environnement d’ici trente ans. 

Pour l’OMS, en établissant des partenariats avec la société civile, en adoptant des stratégies dites de « meilleur achat » et des politiques relatives aux conflits d’intérêts et en soutenant des espaces sûrs pour les discussions avec l’industrie, les pays peuvent aborder les déterminants commerciaux de la santé. 

Capitaliser sur les mobilisations

Après l’introduction de la journée par Stéphane Horel, Brieuc Dubois a présenté la campagne de plaidoyer portée par la société civile #VivreMieux, qui s’oppose farouchement à la marchandisation de la santé et à sa bio-médicalisation. 

Quatre ateliers ont ensuite permis de mettre en avant la mobilisation de collectifs de citoyennes et de citoyens qui visent le mieux-être de leur communauté. La Voix des sans-papiers, l’Asbl Les Pissenlits, le mouvement Contre l’ordonnance Bruxelles numérique, les collectifs No key west et Stalingrad, avec ou sans nous ?. 

Au cours de l’après-midi, Timothée Delescluses, responsable de projets à la Société française de santé publique a présenté le site CAPS qui capitalise les expériences en promotion de la santé. Le site publie des analyses transversales qui peuvent être utiles pour le plaidoyer en promotion de la santé.  

Enfin, des représentant.es d’O’Yes, d’Univers santé, du Réseau Wallon de lutte contre la pauvreté et de l’Observatoire des multinationales répondaient à la question de savoir si les politiques sont à l’écoute sur des enjeux tels que la généralisation de l’EVRAS, les tentatives infructueuses pour développer un plan Alcool ambitieux, l’abolition du statut de co-habitant·es, la possibilité d’organiser un contre-pouvoir. 

Pour Cultures&Santé, ces voix citoyennes contribuent à réenchanter le commun, à exercer une démocratie plus participative et mieux en phase avec les besoins. Des organismes de promotion de la santé, d’éducation permanente, de cohésion sociale accompagnent localement des groupes de citoyen·ne·s qui se mobilisent et proposent des solutions ayant des effets positifs sur la santé.  

En 2018, Cultures&Santé éditait le guide “Osez le plaidoyer pour la santé”. Il donne les principaux repères d’une démarche de plaidoyer communautaire pour la santé : de l’identification d’une problématique partagée, la construction d’un argumentaire ou la formation d’une coalition jusqu’à l’évaluation de la démarche. Le guide relate aussi des expériences concluantes et met à l’honneur cette fonction essentielle de promotion de la santé.

Références :  

  • La carte européenne de la contamination des eaux souterraines aux PFAS publiée par Le Monde :