Depuis quelques temps, la théorie du nudge et sa mise en application prennent une relative ampleur dans le champ de la santé publique. Le nudging tutoie un vieux rêve libéral, celui de faire adopter, par des moyens ingénieux et modestes, les bons comportements sans sanctionner, faire la morale ni altérer la liberté de choix. Mais, les nudges sont-ils compatibles avec une éthique de promotion de la santé ? Constituent-ils des outils efficaces pour réduire les inégalités sociales de santé ? Ne dédouaneraient-ils pas l’État de prendre des dispositions plus coûteuses budgétairement, mais plus impactantes sur la santé des populations ? Coup d’œil sur le phénomène.
Qu’est-ce qu’un nudge ?
Ça y est ! La SNCF a enfin pu dissuader les voyageurs d’une de ses gares, de prendre à contresens un couloir qu’ils empruntaient allègrement pour accéder aux quais. Comment ? En remplaçant simplement le panneau « sens interdit » par la signalétique « voie sans issue ». Autre décision étonnante, celle d’une municipalité asiatique qui a repeint les marches d’un escalier public en indiquant sur chacune d’elles le nombre de calories consommées à chaque franchissement. Pourquoi ? Pour soutenir le choix de l’effort physique et encourager une mobilité bénéfique pour la santé, sans toutefois supprimer l’alternative de l’escalator. Encore un exemple de nudge : vous circulez en voiture lorsqu’un panneau lumineux vous rappelle d’être prudent ou vous remercie vertement pour le caractère adapté de votre vitesse. Et la liste pourrait être longue…
Un « nudge », littéralement « un petit coup de coude », est un dispositif technique mis en place pour inciter un individu ou un groupe d’individus à adopter sans obligation un comportement souhaité. Le principe est d’établir une « voie royale » vers le meilleur choix et/ou de dresser des obstacles sur la route de la mauvaise option. C’est une forme d’automatisation du comportement de la personne qui est visée. Quand elle s’y conforme, elle le fait malgré elle, souvent inconsciente du mécanisme sur lequel il repose. Sécurité routière, lutte contre les incivilités, écologie, don d’organes, fiscalité… Ces dispositifs graphiques, sonores, urbanistiques, sémantiques, ludiques, numériques sont utilisés dans le vaste champ des politiques publiques pour amener le citoyen à suivre une norme dans son propre intérêt et dans celui de la collectivité.
Sur quoi se base le nudge ?
C’est à la science des comportements qu’on doit le nudging. Son principal théoricien, l’économiste nobélisé Richard Thaler, s’est appuyé sur le constat suivant : la rationalité de nos décisions est souvent mise à mal par des émotions et des paramètres environnementaux. Chaque nudge est alors créé à partir d’une analyse de nos biais cognitifs. Il s’agit d’exploiter cette irrationnalité mais aussi le caractère prévisible de nos comportements pour modifier l’environnement de choix. Premier exemple, avec le biais de cadrage. Celui-ci renvoie à la manière dont les choix nous sont présentés. En réduisant la taille d’une assiette contenant une certaine quantité d’aliments, la satiété pourra être plus vite atteinte qu’en utilisant un plus grand format proposant le même contenu. Ici, la taille de l’assiette influence la perception de la quantité d’aliments qu’elle contient. Le biais de dotation constitue un deuxième exemple. L’exploitation de ce biais se concrétise par les formulaires préremplis. Comme nous avons généralement tendance à donner plus de valeur à ce qui nous est attribué d’office, de nombreux services publics orientent nos choix en cochant des cases par défaut (opting-out).
Ainsi, aux États-Unis, un plan d’épargne proposé automatiquement aux salariés a permis d’augmenter sensiblement le taux d’épargne. Troisième et dernier exemple, le biais de conformité. L’individu a tendance à être rassuré, motivé ou responsabilisé par les expériences du plus grand nombre constituant dès lors pour lui un point de référence. Le ministère des impôts au Royaume Uni s’est appuyé sur ce biais en envoyant un sms précisant que « 90% des contribuables rendent leur feuille d’impôt dans les temps », ce qui a permis de diminuer le retard des dossiers.
Notre cerveau parfois nous gruge. Y a-t-il une flèche plus longue que l’autre ?
Le nudge en santé publique : l’exemple du Nutri-score
Les suggestions subtiles, indirectes voire subliminales qui influencent la prise de décision servent depuis longtemps les intérêts et la communication du secteur marchand, à travers l’ingénierie marketing. La théorie du nudge a, quant à elle, été pensée dans une optique de service public. Diminution de la prévalence des maladies chroniques, augmentation de l’activité physique, limitation de la consommation d’alcool… : l’amélioration de la santé de la population fait partie des multiples engagements de l’État. Mais, les politiques de santé peinent actuellement à atteindre leurs objectifs. Toujours focalisés sur la modification des comportements, limités sur le plan budgétaire et poussés par le manque de résultat des campagnes de communication, les responsables de la prévention voient dans le nudging une stratégie à investir.
Le Nutri-score, adopté récemment par la Ministre fédérale de la santé, entre dans cette logique de nudge. Ce logo nutritionnel qui est apposé sur certains emballages de produits alimentaires entend faciliter les choix santé du consommateur, classant les produits du vert (A), les plus qualitatifs d’un point de vue nutritionnel, au rouge (E), les produits à consommer de manière mesurée. À travers une pondération d’indicateurs nutritionnels, il constitue une simplification de l’information. L’étiquetage obligatoire actuel noie effectivement le consommateur dans un océan de chiffres et de signes, impossibles à décrypter sans préalable éducatif. Le Nutri-score répond à cela en apparaissant comme une clé de clarification. Mais, cet étiquetage est plus qu’informatif, il vise clairement à établir un comportement-réflexe à l’aide d’un référent culturel intériorisé : le signal vert est associé à ce qui est autorisé, le rouge, à ce qui est interdit. Dès lors, consommer un aliment classé rouge s’assimilerait à braver un interdit. Dans une perspective de santé publique, le Nutri-score est une avancée dans le sens où il permet d’une part, de faire pression sur les industriels – la plupart hostiles vis-à-vis de la mesure – pour améliorer la qualité de leurs produits, et d’autre part, d’amener les consommateurs à s’intéresser un peu plus à la qualité nutritionnelle des aliments. Mais, le principe général de nudging sur lequel le dispositif repose, charrie une série de questions éthiques au regard des approches défendues en promotion de la santé.
La santé, ressource éminemment intime et subjective, se construit à partir d’un ensemble d’éléments socio-environnementaux relevant d’une responsabilité multiple, non exclusivement individuelle. Pour atteindre une meilleure santé, la promotion de la santé mobilise plusieurs stratégies d’actions, s’appuyant sur une série de valeurs parmi lesquelles on retrouve l’autodétermination, l’émancipation et l’engagement collectif. Dès lors, la théorie du nudge est-elle compatible avec ce cadre de valeurs ?
Premier point de tension éthique : le conditionnement
Intervenir à l’aide d’un nudge revient à modifier l’architecture du choix, à pousser le citoyen vers la bonne décision en utilisant ses failles cognitives. Le but, l’adoption du comportement souhaité, prévaut sur la prise de conscience de ses tenants et aboutissants. En d’autres mots, la fin justifie les moyens. Si les stratégies éducatives en promotion de la santé cherchent à maximiser les connaissances et les compétences en vue d’une autodétermination des choix pris par la personne quels qu’ils soient, le nudge vise, lui, pour reprendre les mots de Linda Cambon, à « économiser ses ressources mentales afin qu’elle puisse prendre des décisions rapides allant dans le sens voulu par la puissance publique ». On s’éloigne nettement de la citoyenneté critique revendiquée par les acteurs de promotion de la santé. Même si ces influences discrètes et subtiles sont pensées et mises en œuvre de manière bienveillante, elles nous amènent sur une pente glissante, celle d’un conditionnement de nos pensées et de nos actes.
Deuxième point de tension éthique : le paternalisme
Le paternalisme est mort, vive le paternalisme ! Puisque les citoyens ne font pas les meilleurs choix pour leur santé, l’autorité publique les y aidera. Les théoriciens du nudge se réclament d’une forme de paternalisme, le paternalisme libéral. Si, par ses apparences non-contraignantes et son caractère non-autoritaire, il semblerait plus acceptable qu’un paternalisme frontal et assumé, ce courant reste basé sur une posture en surplomb, définissant a priori la norme à suivre et le bien commun, et faisant fi des systèmes de valeurs propres à chaque individu. Et s’il ne remet pas en cause la liberté de chacun, le nudge crée les conditions d’une culpabilisation voire d’une stigmatisation des personnes qui résistent. La sanction sociale est latente.
Sollicité de toute part par une série de nudges, l’individu qui prendrait, malgré tout et pour de bonnes raisons (se faire plaisir, par exemple), la mauvaise décision pourrait entendre cette petite voix intérieure, ou la voix plus tangible de ses pairs, lui rappeler qu’il s’égare voire qu’il y met de la mauvaise volonté. La promotion de la santé nous apprend au contraire que ce qui est juste n’est pas toujours ce que l’on croit bon pour l’autre. Elle invite à comprendre le monde dans lequel chaque personne évolue. Se dégager des assignations, donner du sens aux normes voire les reconfigurer, s’approprier du pouvoir, voilà les balises d’une philosophie télescopant à maints égards les principes paternalistes, fussent-ils libéraux.
Troisième point de tension éthique : l’individualisme
Faire le choix du nudge c’est donner plus de poids à la responsabilité individuelle. David Cameron, quand il était encore premier ministre conservateur britannique, voyait dans le nudge un des outils de mise en œuvre de son idéologie politique, la Big Society. Son dessein était de remplacer l’action de l’État par l’agglomération des (bonnes) volontés individuelles, postulant que la société est bien capable de s’occuper d’elle-même et qu’elle a seulement besoin de petits coups de pouce pour se responsabiliser. Plusieurs décennies de recherche en santé publique ont mis en évidence que la voie du comportementalisme ne permet pas d’améliorer durablement la santé de toutes et tous, et que ce sont les déterminants de santé structurels, dépendant avant tout de l’action publique, qui pèsent majoritairement sur la santé.
Nudgées dans l’espace social, les personnes contraintes par des réalités sociales, économiques et culturelles ne se trouveront pas moins en difficulté face à des normes comportementales téléguidées. Par exemple, si le Nutri-score n’est pas associé à d’autres stratégies, si le pouvoir public ne se penche pas simultanément sur la qualité de l’offre alimentaire et sur son coût, s’il n’agit pas sur les conditions de vie dans lesquelles s’inscrivent les choix, ce nudge nourrira une forme de marginalisation. Réduire les inégalités sociales de santé se fonde sur un investissement de l’État et un accroissement des responsabilités collectives, tout l’inverse de l’objectif avoué de la Big society qui visait surtout à les réduire.
Conclusion : un usage sous conditions
Un nudge n’est pas l’autre et un contexte d’utilisation n’est pas l’autre. Mais, pour qu’il soit éthique dans le champ de la santé publique, le nudge doit être assorti d’une série de conditions, même si celles-ci tendraient peut-être à le dénaturer.
- Premièrement, la transparence doit prévaloir dans le dispositif. Même si des tenants du nudge disent qu’une fois dévoilé, il perdrait de son efficacité, une politique publique dans un espace démocratique ne peut se fonder sur une manipulation, même douce et bienveillante. L’autorité doit donc expliciter les intentions qui l’amène à mettre en place le nudge ainsi que les mécanismes qui le tissent.
- Deuxièmement, avant de lancer un nudge dans l’espace social, il y a lieu de réfléchir à la norme que le nudge encourage à suivre. Quel sens a-t-elle ? Comment est-elle partagée au sein de la population et des différentes couches qui la composent ? Quels sont les freins, autres que ceux d’ordre psychologique, et les coûts liés à son adoption par les personnes ? En faisant ressortir ce contexte de société et les divers registres des valeurs et de préférence, la réflexion permettra d’estimer la pertinence de la stratégie.
- La troisième condition se situe dans le prolongement de la précédente : le nudge ne doit aucunement nuire. Il est donc indispensable de penser en amont (notamment à travers des ballons d’essai) à ses effets collatéraux et à la distribution de ces effets au sein de la population afin qu’il ne soit pas contre-productif (sentiment d’impuissance, disqualification, stigmatisation…) et ne devienne un facteur aggravant les inégalités.
- Quatrièmement, le nudge doit, s’il répond aux conditions précédentes, être considéré comme un outil parmi d’autres et s’inscrire dans un ensemble de mesures parmi lesquelles la mise en place de démarches éducatives nourrissant l’empowerment et la réflexion.
Dans tous les cas, les nudges ne doivent pas être considérés comme la clé de voûte des politiques de prévention. Faire le choix exclusif de stratégies d’activation des individus serait une erreur. Cela reviendrait à limiter les problèmes sociaux à l’origine des disparités de santé à des comportements individuels et à nier la complexité des interventions utiles pour promouvoir la santé qui ont, plus que jamais, besoin de soutiens et d’investissements publics.
Bibliographie
BERGERON H., CASTEL P. et al., Le Biais comportementaliste, Presses Sciences Po, 2018, 128p.CAMBON L., Le nudge en prévention… troisième voie ou sortie de route?, in : Santé Publique, 2016/1 (vol 28), pp. 43-48DEHOUCK L., TRONTIN C. & GAMASSOU C.E., Les nudges un coup de pouce pour votre santé, in : The conversation.com, novembre 2017,DRIEU LA ROCHELLE M., La théorie du nudge en santé publique : Quelles perspectives et limites pour l’avenir en France?, Thèse, Université de Poitiers, Faculté de Médecine et de Pharmacie, 2018, 96p.FRENKIEL E., La main invisible du nudge, in : Sciences Humaines, n°225, avril 2011, pp. 48-49JOURNET N., Comportements sous influence, in : Sciences Humaines, n°312, mars 2019, pp. 8-9SUNSTEIN C. & THALER R., Nudge, comment inspirer la bonne décision, Pocket, 2012, 480p.SUSSAN R., La manipulation bienveillante, in : Sciences Humaines, n°287, décembre 2016, pp. 48-49
Le fait de créer des nudges et de les placer dans l’espace social.
Il a édité en 2008 avec son co-auteur Cass Sunstein l’ouvrage de référence « Nudge : La méthode douce pour inspirer la bonne décision ».
Notons que l’efficacité de l’exploitation de ce biais est relativisée par des mécanismes de résistance face à des choix proposés par défaut (SUSSAN R., Nudge, la manipulation bienveillante, Sciences Humaines, 2016).
Aucune disposition contraignante n’a été prise par le législateur. L’industrie est donc libre de placer ou non l’étiquetage sur les emballages.
Le nudge et les sciences du comportement : l’avenir des politiques publiques?, conférence, mars 2019, sciencespo.fr
Il a créé en 2010 la Behaviourial Insights Team, un cabinet d’experts se penchant sur les nudges.