Juillet 2021 Par Julien MARTELEUR Dossier

En Belgique, un enfant sur cinq est en surpoids, un sur dix en obésité parfois sévère. La sédentarité et de mauvaises habitudes alimentaires sont les premières responsables de ce constat inquiétant. Mais la publicité et le rôle trouble de certains « influenceurs » sur les réseaux sociaux ne sont pas à sous-estimer.

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« L’influence est une nourriture », écrivait le romancier français Claude Baillargeon dans Les médisances de Claude Perrin. Il ne croyait pas si bien dire ! Sur les réseaux sociaux Instagram, YouTube ou plus récemment Tik Tok, les influenceurs, par leur statut et leur position médiatique, semblent dicter les habitudes de consommation des plus jeunes. Y compris ce qu’on retrouve dans leur assiette. Du pain bénit pour l’industrie agro-alimentaire, qui se sert de ces superstars numériques comme de véritables « hommes-sandwichs » pour promouvoir leurs marques et produits. La plateforme vidéo YouTube, par exemple, regorge de chaînes « familiales » qui n’hésitent pas à mettre les enfants en scène lors de séances de dégustation de bonbons ou de déballage de paquets de chips XXL… La tactique a ceci d’insidieux qu’elle brouille les codes traditionnels de la publicité et joue sur le puissant rapport affectif qui se crée entre l’influenceur et sa communauté, qui compte parfois des millions de membres à travers le monde.

Un ami qui ne vous veut pas que du bien

Pour Karine Charry, professeure de marketing à l’UCLouvain, « un enfant, dès l’âge de 5-6 ans, est capable de distinguer une publicité à la télévision d’un autre type de programmes. Parce qu’elle répond à des codes précis (de la musique, un slogan, une durée limitée dans le temps, etc.), la publicité « traditionnelle » est aisément identifiable. Par la suite, le placement de produits, au cinéma ou à la télévision, a tenté de brouiller les pistes du marketing conventionnel. Avec les influenceurs, les contours sont encore plus flous », s’inquiète-t-elle. C’est bien là le danger : l’enfant (entre 2 et 17 ans), consommateur fragile par excellence, peut avoir du mal à exercer un quelconque esprit critique face à ce nouveau genre de « maquillage publicitaire », a fortiori si l’ambassadeur d’une marque de chips, de soda ou de bonbons se présente comme un ami sur les réseaux sociaux.

« La force d’un influenceur, c’est d’instaurer une relation para-sociale forte avec sa communauté, c’est-à-dire une relation vécue au travers de rencontres médiatisées. En s’invitant dans l’univers numérique de l’enfant ou de l’adolescent, il devient rapidement un ami, un confident. Or, il s’agit bien souvent d’une relation à sens unique », souligne Karine Charry. Ce rapport de proximité n’est pas passé inaperçu auprès de certaines grandes marques de l’industrie agro-alimentaire : quand un ami – ou une personne que l’on admire – nous vante les vertus d’un produit, on est souvent plus enclin à l’adopter également…

En 2013, une étude anglo-saxonne(1) a démontré que l’approbation affichée de célébrités pour la nourriture grasse, trop salée ou trop sucrée jouait sur les préférences alimentaires des plus jeunes. Le concept était plus impactant encore avec des « Instagrammeurs », qui créent une proximité plus importante avec leur communauté que les stars de cinéma ou de la télé, par exemple. Cet « effet miroir » fonctionne particulièrement chez les adolescents, principaux consommateurs de réseaux sociaux. « Au moment de l’adolescence, ce qui prime, c’est l’acceptation sociale. Tout ce qui va créer un sentiment d’appartenance à un groupe (les séries, les marques de vêtements mais aussi d’aliments que l’on consomme) acquiert une grande importance », explique Karine Charry. C’est la théorie de l' »apprentissage social » : de nouveaux comportements sont intégrés via l’observation du comportement des autres.

Cheval de Troie

Autre « cheval de Troie » publicitaire en vogue : l’advergame digital, contraction anglophone de « advertisement » (publicité)et de « game » (jeu).Il s’agit en général d’un jeu vidéo sur smartphone ou tablette, dont l’unique but est de… promouvoir une marque. Le support permet aux entreprises d’atteindre plus facilement les consommateurs via le divertissement, un style de communication différent de celui utilisé par les publicités traditionnelles. En 2015, la marque Oasis proposait déjà aux consommateurs de jouer avec ses personnages-fruits emblématiques. Le jeu a été téléchargé… plus de deux millions de fois. Milka s’est également adonné à ce type de jeu avec succès pour faire la promotion d’une nouvelle gamme de biscuits : l’application a été téléchargée plus d’un million de fois et le produit a vu ses ventes augmenter de 17% en six mois !(2)

Avec les smartphones, les marques sont littéralement dans la poche des jeunes consommateurs. L’expérience peut être renouvelée à tout moment, partagée sur les réseaux sociaux, vécue à plusieurs, etc. Cerise sur le gâteau : les marques peuvent récolter un nombre considérable de données transmises gracieusement par les consommateurs en échange de l’expérience de jeu…, « Le problème, souligne la professeure de marketing Karine Charry, c’est que l’industrie agro-alimentaire ne promotionne pas des produits particulièrement sains mais plutôt ceux qui se trouvent à la pointe de la pyramide alimentaire, des produits gras et sucrés, associés au plaisir. Le défaut du secteur de l’alimentation équilibrée, c’est qu’il souffre d’un déficit d’image. » Et qu’il peine à toucher une cible démographique qui pèse de plus en plus – malheureusement, au propre comme au figuré – sur ce qui se retrouvera au menu familial.

Le pouvoir du harcèlement

PRA :ce sont les initiales de « Principal responsable des achats », autrement dit le membre du ménage qui influence principalement le choix des marques pour les produits d’alimentation, boissons courantes et produits d’entretien pour ledit ménage. Au sein d’une famille, c’est le plus souvent l’un des parents qui joue ce rôle, mais les enfants ont de plus en plus une influence déterminante sur certains produits, notamment alimentaires. C’est le fameux « pester power » (pouvoir de harcèlement), cette capacité à harceler les parents pour leur faire acheter ce qui est désiré. Les « enfants-rois » et autres dictateurs de bacs à sable auraient-ils étendu leur empire au frigidaire familial ? « C’est plus complexe que cela, tempère la professeure de marketing. À partir des années 70, la structure familiale a profondément évolué. Les parents se sont mis à travailler tous les deux, les moments passés à table en famille se sont raréfiés. En parallèle, l’avènement de la télé a multiplié l’impact de la publicité. L’industrie de la « malbouffe » a également connu un essor, avec les plats préparés, les fast-foods… »

Depuis 2012, le secteur agroalimentaire belge a pris des initiatives pour cadrer la publicité à la télévision, dans les écoles et sur les sites web des entreprises. En juin 2017, ce Belgian Pledge s’est élargi à neuf canaux supplémentaires tels que Facebook et YouTube, les jeux interactifs et le marketing sms et mobile. 52 entreprises se sont engagées à suivre cet engagement et ont récemment implémenté une nouvelle série de mesures, notamment en ciblant désormais aussi Tik Tok : critères nutritionnels plus stricts pour pouvoir faire de la publicité auprès des enfants, élargissement de la charte aux influenceurs, mise en test d’un système de plaintes… Si la Belgique semble prendre le problème à bras le corps, il ne faut toutefois pas sous-estimer l’importance de l’univers créé autour des marques, du design des emballages et de la taille des portions, de la visibilité des aliments dans les rayons des magasins (placés à hauteur d’enfant) …  Karine Charry le rappelle : l’éducation des enfants comme des parents, à ces nouvelles dérives publicitaires est essentielle (voir encadré Déballe ta pub). « Si on reste dans la régulation, dans l’interdiction, ça ne va pas marcher. Les marketeurs ne vont pas arrêter de faire du marketing et ils auront toujours un coup d’avance sur le législateur… Le développement d’une éducation adaptée à la problématique, dans les écoles comme à la maison, est déjà un bon point de départ. »

« La force d’un influenceur, c’est d’instaurer avec sa communauté une relation vécue au travers de rencontres médiatisées »

Karine Charry

Cet article est paru initialement dans En Marche, le journal de la MC (20/05/2021). Nous les remercions pour leur aimable autorisation de reproduction. Retrouvez l’article sur www.enmarche.be

(1) »Food choice and overconsumption : effect of a premium sports celebrity endorser« , E. Boyland et al., National Library of Medecine, 2013.

(2) »Advergames : zoom sur ces jeux marketing », A. Desert, Toute La Franchise, 2019.