Au cours d’une visite récente au Rwanda, où 25% des habitants de Kigali sont atteints par l’infection VIH, j’ai pu recueillir les sentiments de frustration des médecins. Lorsqu’ils réclament à corps et à cris de la trithérapie pour leurs malades, on leur objecte que les protocoles sont si complexes qu’ils ne pourront être correctement appliqués par les personnes en situation de pauvreté, voire d’analphabétisme.
Ces médecins protestent et disent qu’ils sont là, avec le personnel de santé, pour expliquer. Ils témoignent combien la motivation est particulièrement grande ici, si l’on a la chance de disposer de ces médicaments, un peu mythiques encore.
Ils s’offusquent aussi de ce que, pour diminuer les coûts, on leur propose des traitements minimums, ceux dont les pays riches se contentèrent il y a plusieurs années. Mais un pays en développement doit-il passer par les étapes que les mieux nantis ont dû connaître? S’il y a bien un cadeau que ces derniers puissent faire, c’est celui de leur acquis intellectuel. En cela, les brevets sur médicaments avec monopole d’exclusivité sont nuisibles à la santé, tant intellectuelle que physique. L’échange de savoirs est peut-être le facteur d’entraide dominant. Il s’agit bien d’échanges dans les deux sens, car les riches ont besoin que les pauvres étudient et communiquent leurs besoins spécifiques.
Prévention et traitement sont complémentaires
Le plaidoyer mentionné dans le titre a été mûri au cours d’une année de consultations entre experts de 27 pays et 57 organisations nationales et internationales. Il propose des objectifs réalisables à moyen terme, dans les 18 à 36 mois, dans le cadre d’un plan d’action permanent.
Neuf personnes contaminées sur dix, en Afrique subsaharienne, ignorent si elles sont séropositives. La perspective d’un traitement incitera au dépistage volontaire , lequel peut engendrer lui-même de la prudence dans le mode de vie. En outre, les traitements représentent une forme de prévention, dans la mesure où, même si le sujet n’est pas totalement guéri, il subira moins d’infections opportunistes, dont la tuberculose, fléau en soi de par sa contagiosité. En outre, la diminution très importante de la charge virale ( la quantité de VIH dans l’organisme) freine la dissémination du virus d’un malade vers les partenaires.
Mais les discours de prévention devront mettre en garde contre une certaine ‘frivolité’ à l’égard du problème: Bah! Amusons-nous sans contrainte; après, si nous tombons malades, il y aura les pilules ! Il faudra du doigté: faire pression pour assurer l’accès aux traitements mais sans dorer la pilule, ne pas faire miroiter un éden thérapeutique miraculeux, alors que les médicaments les plus efficaces sont parfois les plus toxiques, et engendrent chez certains des allergies graves. Ceci peut contraindre d’arrêter inopinément le traitement, avec le risque de disséminer des souches virales résistantes. Nous ne pouvons distribuer des médicaments sans mises en garde.
Les besoins
Ceux des séropositifs qui présentent déjà des symptômes cliniques, soit entre 7,5 et 9 millions de personnes vivant dans les pays en développement, nécessitent un traitement. Or seulement 200.000 d’entre elles (3%) bénéficient actuellement de traitements, dont 100.000 pour le seul Brésil, qui a pris son sort en main en tentant d’acquérir l’autonomie en produisant des médicaments génériques . Le coût total du processus de traitement (médicaments et autres frais) par patient et par an est de l’ordre de 1.200 dollars US. Avec le financement additionnel disponible pour 2002, on pourrait seulement doubler le nombre de personnes traitées dans les pays en développement. D’où l’appel, presque pathétique, du document analysé ici pour organiser l’afflux de ressources vers le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme , pour que la communauté internationale, le secteur privé, les assurances et les budgets nationaux se coalisent pour la bonne cause de la santé publique.
Rentabilité
Nous n’entrerons pas ici dans des calculs complexes de coût/bénéfice. Ces calculs ont déjà été effectués par des entreprises privées, en Afrique, en Asie et en Amérique, qui trouvent un avantage à subventionner le traitement de leurs employés. Dans certains pays d’Afrique, la diminution de main d’œuvre est déjà criante, à cause des décès de jeunes adultes sidéens. Comment quantifier, par ailleurs, ce que représentent l’espoir retrouvé, la réintégration partielle dans la société, pour les grabataires sidéens?
La science et le pragmatisme
Les molécules médicamenteuses n’opéreront pas leur miracle sans la mise en place de personnels de santé et de moyens logistiques, comprenant un soutien psychosocial. Pour ce faire, les mentalités et cultures des divers pays devront être prises en compte. Un suivi médical de l’apparition de VIH résistant aux médicaments est mis en place. Tout effort de mettre au point des médicaments et des tests de diagnostic moins coûteux devrait être soutenu en tant que tel par les subsides à la recherche médicale. Mais faut-il nécessairement disposer de tout l’arsenal de suivi de la charge virale pour être autorisé à mener une thérapie anti-VIH?
J’ai rencontré ce dilemme au Rwanda, où un clinicien m’a dit préférer avoir de l’argent pour traiter deux malades, plutôt que d’en suivre un seul avec une batterie de tests de laboratoire. En effet, selon lui, ses confrères, déjà confrontés à de nombreux malades, ont acquis une grande connaissance des aggravations progressives de la maladie naturelle. Aussi peuvent-ils reconnaître si le médicament a produit une amélioration clinique, ou au contraire si le malade ne répond pas à la thérapie choisie.
Le plaidoyer recommande des partenariats entre le Nord et le Sud, avec l’organisation de réseaux d’hôpitaux, sans déposséder de son rôle la médecine locale. Un souci de perfectionnisme ne devrait pas freiner l’effort. Les programmes de traitements et de soins ne devraient jamais être retardés par l’attente des résultats de projets de recherche.
En guise de conclusion, citons une phrase clef de ce plaidoyer: les générations futures nous jugeront sévèrement si nous ne parvenons pas à mobiliser rapidement le minimum de 7 à 10 milliards de dollars US de dotations annuelles préconisées .
Lise Thiry , Présidente du Conseil scientifique et éthique de prévention du sida
La ‘Déclaration pour la mise en œuvre d’un plan d’action en vue d’améliorer l’accès aux traitements contre le sida dans les pays en développement’ peut être consultée sur le site http://www.remed.org/declaration .