Janvier 2007 Par M. KESTEMAN Réflexions

«Les hommes qui tracèrent les premiers un chemin entre deux endroits ont accompli l’une des plus grandes performances humaines.» Georges Simmel

Ethique

Dès qu’une question est controversée, dès qu’elle est controversable, elle génère un espace éthique, celui d’un discernement entre diverses visions ou divers scénarios de solution.
A quoi sert un réseau (1), quelles en sont les limites , les risques et les bénéfices? Voilà des questions qui ne manquent pas d’interroger ceux qui dans le réseau scolaire, le réseau hospitalier, le réseau de soins à domicile, le réseau social, voire le réseau de distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité, les télécommunications sont confrontés à des choix sur l’évolution de ceux-ci: il y a longtemps que les autoroutes et les autoroutes de l’information ne sont plus le seul modèle de réseau reliant les gens.

Ethique de responsabilité

Depuis Max Weber, nous savons que l’éthique de responsabilité est l’alternative à l’éthique de conviction: elle renvoie au pratique, aux conséquences envisagées et à celles qu’on ne pouvait envisager. L’homme s’y reconnaît, depuis St Exupéry en tout cas, pourvu que la responsabilisation ne soit pas le nouveau visage de la culpabilisation.
On peut distinguer différents niveaux ou modes de responsabilité.
La première est la responsabilité particulière , personnelle , celle où un homme en relation avec un autre répond de ses actes à cet autre.
La responsabilité singulière devient responsabilité plurielle quand notre individu rend compte de ses actes devant plusieurs. Il s’agit en l’occurrence de la société ou de ceux qui la représentent (hommes de loi, hommes d’église, hommes politiques) ou plus largement de tous ceux que la société entend représenter (citoyens, voisins, prochains, humanité, générations futures), voire Dieu même comme garant méta-social ou instance fondatrice (le « coram Deo », le face à face de Luther).
Dans les années 50, le procès de Nuremberg a posé la question d’une possible responsabilité collective , irréductible à la somme des responsabilités individuelles: plusieurs ont-ils à répondre ensemble de l’effet de leurs actions communes ou de leur inaction, en particulier face à la Shoah, indépendamment de leur propre responsabilité personnelle? La question s’est répétée sur des enjeux écologiques, humanitaires ou militaires qui émaillent le vingtième siècle: Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl, Rwanda et autres Sarajevo. Il y a en effet une responsabilité collective, construite ou non, des groupes de décideurs et des groupes constitués impuissants à se déterminer et à réagir.
D’autres noteront que la responsabilité conjointe , identifiée parfois dans les schémas favorisant le racisme, se retrouve dans la malbouffe, le non-soin ou le surendettement: les victimes peuvent contribuer à leur victimisation même si certains ont créé ou amplifié les circonstances qui y conduisent.

Tout au réseau?

La mondialisation, la création d’internet comme la modification de modes de vie éclatés entre plusieurs lieux de vie ont fait de nous des navetteurs et des branchés, des zappeurs et des opportunistes. La pluralité des initiatives sociales, sanitaires, culturelles, éducatives et la multidisciplinarité ont conduit au développement de réseaux, spécialisés ou non, juxtaposés ou entremêlés, qui conduisent à étudier ce phénomène dont A. Bravais avait développé le concept en cristallographie, en conjuguant motif et réseau pour décrire la formation des cristaux.(2) Le sociologue Guy Bajoit observe à ce propos: «Les acteurs collectifs forment des groupes plus ouverts, que l’on désigne justement comme des réseaux, dans lesquels on entre et on sort plus librement, qui tolèrent mieux les tendances et les critiques internes et invitent davantage leurs membres à participer à l’élaboration de leurs normes.»(3)
S’il faut caractériser un réseau matériel (par exemple de voies ferrées), on soulignera l’architecture topologique de nœuds / sites et de liaisons entre eux qui assurent un maillage chaque fois qu’un ensemble formant maille se répète.
On parlera de réseau dynamique (par exemple pour les populations) quand on peut analyser les distances, les détours, les chemins possibles et les parcours privilégiés ou répétitifs: c’est ainsi qu’un usager nous indique son réseau ou qu’un prestataire s’installe dans le sien, qu’il soit formalisé ou non: les réseaux informels ont autant d’importance que les formels pour la sociologie, à défaut d’avoir statut légal, mais même le droit reconnaît l’usage dans le fait des servitudes.
On évoquera enfin les réseaux de communication ou relationnels , surtout à l’heure des télécommunications et des réseaux virtuels: on est ainsi passé d’un mode binaire comme chez Shannon à un modèle systémique, complexe, comme le révèle le réseau culturel «où beaucoup transmettent à beaucoup, sans qu’on sache toujours qui à qui, ni exactement quoi à qui», a fortiori dans les bases de données relationnelles où le stock préservé sous contrôle devient flux cumulable et exploitable, exportable et copiable à l’excès.(4) Le réseau n’est plus seulement local (LAN), contrôlable par ses usagers et ses acteurs-auteurs, mais global (WAN): l’ouverture formidable permet tous les courants d’air!
Le philosophe Parrochia nous invite à approfondir pour tout réseau les caractéristiques qui font qu’il y a réseau, selon P. Dujardin (5).
Artificialité : un réseau est une relation voulue et construite;
Formalisation , même élémentaire: comme l’entraide, la répétition, la remise d’un document; qui peut décider de quoi? qui peut parler au nom du réseau et sur quoi?
Limites : où s’arrête le réseau, où va-t-il céder, passer le relais à d’autres?
Procédure d’établissement : elles sont diverses et révélatrices.

Ainsi, nous sommes amenés à observer:
L’institution de réseaux : une institution mère en suscite d’autres comme filiales ou succursales réparties dans l’espace concentrique géographique ou dans l’espace hiérarchisé des compétences (par exemple une université s’entourant d’écoles, hôpitaux ou de PME complémentaires; les « piliers » en Belgique sont du même type). On élargit ainsi le bassin de recrutement ou de distribution.
La fédération ou réseau fédérateur : un ensemble d’institutions existantes ou de prestataires visent leur représentation politique commune, leur synergie ou la création d’économies d’échelle, voire leur fusion et un pilotage commun (par exemple des fédérations patronales, fédérations de pouvoirs organisateurs…). Dans certains cas, l’élément identitaire l’emporte sur les aspects pratiques: qui se ressemble s’assemble.
La complémentarité ou réseau interdisciplinaire : un ensemble d’institutions ou de prestataires complémentaires associent leurs savoirs et savoir-faire pour élargir leur palette de compétences et de performances (constitution d’académies réunissant universités et grandes écoles, transversalités santé-social). On élargit le bassin d’équipements.
Le réseau interne : un espace multi-portes permet d’articuler des spécialités dans un espace unique et facilite les transitivités d’une spécialité à une autre: c’est le concept des polycliniques, qui offrent à l’usager la possibilité d’accéder par la spécialité, le généraliste, l’accueil ou le dispensaire lui offrant le moins d’effet de seuil économique ou psychologique (je ne suis pas un cas social, je n’aime pas les psy, je ne suis pas malade mais…, ce n’est pas pour moi mais pour ma sœur,…).
Les individus : leur bricolage les conduit à éclater des points de contacts institutionnels ou personnels susceptibles de répondre à leurs besoins, soit pour préserver leur liberté, soit par irrationalité, soit par opportunisme au nom d’une proximité physique ou d’une relation de confiance particulière (dialogue singulier). C’est le réseau à la carte car «il est de l’essence des liens d’être multiples, empiétants, parfois instables» selon l’observation de Parrochia.
Les communautés : l’institution culturelle ou idéologique, le bricolage des individus dans une émigration conduisent à des réseaux populationnels, communautaires ou thématiques. Dans le secteur de la santé, on distinguera souvent: les réseaux de soins proprement dits (qui visent à mobiliser plusieurs intervenants autour de la patientèle avec possibilité d’un dossier médical commun), les réseaux de connaissance qui « regroupent des spécialistes qui tentent de trouver des solutions à un problème commun par leur renforcement de leur base de connaissance », les réseaux de communauté de pratique informels au départ en vue du développement d’une compétence spécifique, mais pouvant être conduits à être plus normatifs en affirmant une cohérence méthodologique ou éthique et enfin les réseaux virtuels qui se présentent comme des « systèmes de référence où les membres s’inscrivent eux-mêmes dans un répertoire électronique en indiquant les domaines dans lesquels ils sont désireux de servir de ressource au sein du réseau » à l’heure où la toile du net permet de tels réseaux à l’échelle planétaire. (6)

Questions au réseau: facteur de quoi?

On voit donc pourquoi se pose une première batterie de questions.
Est-il pertinent d’occuper l’espace sanitaire, social et culturel par un réseau monopolistique? N’est-ce pas totalitaire? Que reste-t-il du libre choix de l’usager ou du patient?
Peut-on faire la même chose avec un réseau complémentaire? Sans entrer dans le même objectif de conquête ou d’hégémonie territoriale, d’influence sectorielle ou de chalandise (les parts de marché)?
Le fait de créer un réseau induit-il une dépendance vis-à-vis de l’institution, de sa maison mère, de sa fédération?
Quel statut fait-on à la liberté de l’individu, à son libre choix du prestataire, initial et successif? Les prestations sont-elles conditionnelles et la conditionnalité est-elle justifiée (continuité d’un traitement, d’une guidance…)?
Quel traitement sera donné aux informations récoltées pour une prestation? L’anamnèse appartient-elle au prestataire, à l’usager, aux deux, au réseau pour éviter un doublet et fournir l’information utile au prestataire suivant?
La synergie ne crée-t-elle pas une nouvelle forme de monopole: le passage de l’occurrence à la concurrence?
Le pouvoir public contemporain préfère souvent, à l’inverse de l’adage ‘diviser pour régner’, limiter ses interlocuteurs et négocier avec une instance représentative plutôt qu’à des individus ou des institutions atomisées (facilité de négociation, information cohérente, discours construit, limitation des coûts). Faut-il s’y soumettre par décret ou par opportunité?
La détotalisation des appartenances et prestations dans l’éclatement urbain et sociétal contemporain est-elle une forme de détricotage des liens sociaux ou une forme de retricotage des liens sur mesure, satisfaisant parce que personnel, expérimenté et validé par ses effets positifs?

Le lecteur aura compris que les problèmes éthiques ne manquent pas dans ce champ.
Notre réflexion va croiser ici celles des Docteurs Pierre Hahnel et Etienne Duschu, membres du Conseil national de l’Ordre des médecins en France.(7) Nous pouvons reprendre leur argumentation en élargissant leur propos.
L’appel à prestataire/intervenant/opérateur (de soins, d’action sociale) , quand il n’est pas fondé sur la rareté des intervenants, est basé sur la «rencontre d’une confiance et d’une compétence», même si celle-ci n’est que supposée ou faite sous réserve de vérification. Cet appel à prestataire ou cette confiance à prestataire entre dans une logique nouvelle quand cet appel s’élargit à d’autres intervenants mobilisés au titre de l’équipe comme adjuvants, agissant simultanément, en relais, en alternance pour des raisons de disponibilité spatiale ou temporelle ou de compétences différentes et complémentaires. Ce qui rend cette transitivité acceptable c’est que le premier prestataire se porte garant des autres et que les éléments de concertation ou de cohérence méthodologique ou procédurale valident cette prétention. On s’y retrouve, on n’y perd pas ses repères, on est dans de bonnes mains et on vous explique comment et pourquoi: dans ces conditions on peut passer de main en main. Nos auteurs appellent cela délégation de confiance et obligation d’explication . Si la confiance se mérite, la délégation de confiance se légitime. Il y a cependant une évolution en contenu et en nature, parfois en lieu: le réseau n’est pas une somme de compétences techniques ni un rassemblement d’intérêts croisés de clients/usagers/patients/élèves et de prestataires / intervenants / soignants / éducateurs / enseignants mais une communauté morale . Même si cela prend parfois la forme hiérarchique où le plus fort valide le plus faible, on entre néanmoins dans un système réticulé où la force de l’ensemble est à la mesure du maillon le plus faible. On peut certes distinguer première et seconde ligne, premiers soins d’urgence et traitements spécialisés, niveaux primaire, secondaire et supérieur, la qualité de l’ensemble d’un réseau n’est pas seulement dans le pôle d’excellence à «la source» mais jusqu’à l’estuaire dans le delta large et distant, la frontière de la qualité totale. C’est là que l’enjeu devient la réalisation et la validation d’une performance de groupe et le renforcement des maillons faibles , par le jeu de l’équipe, des procédures, des formations, de l’accompagnement. La coordination des compétences, la fluidité relationnelle et la transparence, la circulation pertinente des infos, l’évaluation entre pairs en sont les garants. Une charte de qualité commune en est le signe externe, expression de l’engagement de la communauté des prestataires. Quelques facteurs déontologiques émergent dès lors:
-l’accessibilité de l’information pertinente (rien que celle-là et toute celle-là) pour éviter de soumettre l’usager à la question à répétition;
-le dossier médical partagé ou le dossier social partagé ou le dossier pédagogique commun;
-la vigilance à l’égard de pratiques à risques susceptibles de faire de la casse par manque de proportionnalité ou perte de contrôle, ce qui suppose transmission adéquate des données et sédimentation suffisante;
-le maintien de l’autonomie du praticien par rapport à son réseau mais avec obligation de communiquer ce qu’il a fait et pourquoi à celui qui doit assurer la suite de son action. On évitera ainsi de tomber dans le complexe d’Hippocrate des médecins, le complexe de Socrate des enseignants, le complexe de Lacan des psys et le complexe soixante-huitard libertaire des travailleurs sociaux, qui peuvent être autant de sur-développements de l’ego au détriment du service au client;
-le maintien du libre choix de l’usager dans et hors réseau;
-l’enregistrement officialisant les partenariats en réseau et les conditions d’exercice tarifaire ou horaire par exemple;
-la vigilance à la qualité pour éviter qu’un incident localisé ne discrédite l’ensemble;
-un code déontologique commun définissant les «bonnes pratiques» usuelles et le travail éthique d’analyse des terrains nouveaux;
-une délimitation des pratiques d’urgence et de remplacement;
-une détermination des limites d’intervention;
-un bilan des compétences en vue d’une formation permanente adaptée des intervenants.

Il y a plus d’un réseau

Dans l’univers de la rareté, on serait très content de trouver un réseau: l’absence de réseau est au porteur de portable ce que la solitude est à l’homme en quête de lien social introuvable. Pourtant en milieu urbain, dans les mégapoles, dans un espace concentré comme la mégapole européenne, comme celles du Japon, des bandes côtières américaines,… il n’y a pas seulement présence de plusieurs réseaux concurrents sur le même thème, ce qui laisse des possibilités de choix, mais enchevêtrement, juxtaposition, superposition. A l’heure de la fin des affiliations totales et définitives et de l’éclatement ou du zapping des affiliations provisoires, la cohérence manque quelquefois aux usagers et le pur effet d’aubaine engendre déconnections et reconnections: une synapse peut en cacher une autre.
Par ailleurs nous sommes tous de plusieurs réseaux: réseau de service, de communication, de télécommunication, chatteurs du net, réseau d’amis, réseau des tenants d’une même conviction, réseau scolaire de nos enfants, réseau militant de nos mouvements, réseau commercial de notre carte de client, réseaux de savoir, d’échanges de pratiques, de financement… (8) On peut donc être simultanément membre de plusieurs maillages, en interaction ou non.
Nous voilà avec une nouvelle batterie de questions éthiques:
Comment garantir à la fois liberté et continuité?
La transmission de droit en cas de rupture?
Faut-il jouer la conditionnalité contribution-rétribution? Investissement préalable ou fidélité?
Comment résoudre la question de la concurrence ou de la superposition des réseaux?
Peut-on envisager un métissage des interventions?

Communication en réseau

Certains craignent le flou, le manque de visibilité du réseau; une campagne de communication aide à résoudre cette question s’il y a clarté du concept: ce qui se conçoit bien, s’énonce et se montre clairement. Si on ne peut voir le tout, ce n’est pas pour autant objet d’opacité, à condition de prévoir la disponibilité effective de la communication sur le reste du réseau.
Mais communiquer: quoi et comment?
La communication d’un réseau et en réseau a pris une importance nouvelle à l’heure des nouvelles technologies: quel médium privilégier et quels médias, quel rythme, quelle distribution? Quels moyens pour communiquer, quel support, quelle régulation? Est-elle purement transitive, réversive, alternée, permanente, publique ou semi-publique? Qui régule ces questions? Où sont-elles négociées et protocolées? Quel rythme et quelles modalités de communication?
On pourrait considérer ces questions comme anecdotiques mais elles vont plus loin qu’une éthique de la communication. En effet, comme le remarquait Marshall Mc Luhan à la suite de Shannon: « Toute forme de transport non seulement transporte mais traduit et transforme l’expéditeur , le message et le destinataire .»(9) Les utilisateurs des traitements de texte et outils de mise en page savent comment cela les aide à rendre leur pensée infiniment plus percutante, plus communicable au détriment parfois d’une rigueur de pensée et d’argumentation.
C’est l’interdépendance des acteurs qui s’en trouve modifiée: passer de la réunion mensuelle ou hebdomadaire aux courriels quotidiens, voire successifs dans la journée, passer du contact physique et visuel au ‘chat’ avec caméra ou télé-conférence offre des possibilités de raccourci et de dialogue intercontinental mais empêche des consultations que favorisaient la distance et le temps à prendre pour rejoindre le lieu de débat.
La mise au clair de protocoles de communication est donc une exigence fondamentale pour:
-garantir la validation démocratique et sortir du privilège du plus proche et du plus disponible (par servilité ou par hasard);
-éviter la dictature de l’urgence supposée ou fabriquée pour mettre sous pression ou valoriser l’exigeant qualificateur d’urgence (hiérarchie par disponibilité: le pouvoir du temps);
-éviter les discrédits ultérieurs des non-intervenus pour cause d’indisponibilité ou de délai de réflexion requis (l’urgence est mauvaise conseillère même si elle nous requiert);
-éviter l’application du principe économique de Gresham «la mauvaise monnaie chasse la bonne»: l’inflation des messages crée l’encombrement, la banalisation, l’indigestion, la non-priorisation ou des réponses aléatoires, impertinentes et dilatoires.
Il faut assumer fluidité du trafic de l’info, mise à disposition des informations pertinentes, des clés d’accès de la confidentialité à la fois pour préserver les droits à la confidentialité des données privées, qu’elles soient médicales, sociales, confessionnelles ou autres, tel que le prévoit la loi mais aussi d’éviter la fabrication de rumeurs indues parce qu’une hypothèse est prise pour une réalité avec l’effet domino des craintes et des frilosités.
Il faut donc allier paradoxalement devoir de réserve , devoir d’information et devoir d’hiérarchisation de l’info .
Parrochia conclut à ce propos: «Pour qu’une société fonctionne, il faut encore que chacun ait envie d’y vivre.»(10) Je dirais même plus «puisse encore y vivre sa vie sans se sentir menacé».

Gouvernance, leadership et évaluation

La communication n’est pas seulement postulée en terme de liberté et de diffusion mais de pertinence et d’organisation: l’information est source de capacité d’action et donc de pouvoir. C’est pourquoi lorsqu’un réseau s’installe, se pose la question de l’émergence d’un leadership qui le régule ou le pilote, ou de règles de gouvernance qui structurent ou organisent les prises de décision, prises de parole, sources et affectations des ressources financières et humaines.(11)
L’évaluation des réseaux, qu’elle soit à l’initiative du pouvoir subsidiant ou souhaitée par les participants en vue d’un pilotage adéquat de l’activité sur base des objectifs déterminés en commun et repris dans une démarche réflexive, pose la question «quel fonctionnement pour quel résultat?» mais encore «quel questionnement pour quel résultat?»(12) en s’interrogeant par exemple d’une part sur le regard pertinent des professionnels qui manifeste l’utilité et mesure son impact sur l’usager, sur les métiers, sur l’organisation, voire sur la santé publique et d’autre part sur le niveau de compréhension et de satisfaction des usagers ou bénéficiaires.
Ces deux démarches permettent d’analyser l’impact réel du processus même s’il demeure une interrogation sur le coût de production de la démarche, sur les économies d’échelle suscitées ou non, sur la capacité éventuelle de ce processus de faire l’économie d’autres, ou sur la valeur ajoutée qui mérite un investissement complémentaire ou des incitants spécifiques pour y conduire des secteurs d’activité trop émiettés aujourd’hui.
A chaque réseau de préciser ses objectifs initiaux et de les repréciser régulièrement dans un arbre hiérarchisé d’objectifs.
A lui de voir s’il peut se donner un tableau de bord mesurant l’évolution des partenariats, de la patientèle ou du territoire couvert. A lui encore d’ajuster un organigramme et une carte des maillages qui permette à chaque partenaire de se reconnaître en propre et au sein de l’ensemble, de pouvoir dire clairement à des tiers qui l’on est et comment on fonctionne.
A lui aussi de mesurer si l’implication différenciée des acteurs résulte d’une crainte sur la méthode, sur le changement requis, sur l’absence de formalisation du projet ou sur une perception différente des enjeux: le réseau est-il central ou périphérique à l’institution ? On ne débouche souvent sur une vision commune que parce qu’on en a trouvé l’avantage, une source d’idées nouvelles, d’enrichissement des pratiques et d’augmentation de l’efficacité.
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et seule une communication simplifiée, ramenée à l’essentiel, permet de garantir la transitivité du projet sans perte d’intensité, de qualité ou de projet.
A propos de l’impact, on sera attentif à enregistrer tous les changements opérés, pas seulement les attendus mais aussi les inattendus positifs ou négatifs, en termes de modification de comportement, de pratique, de structure qui sont induits par ce nouveau type de fonctionnement. On veillera aussi à tenir compte des rythmes différents des individus, usagers et intervenants, des sous-ensembles et de l’ensemble qui induisent des développements à géométrie variable et ne peuvent induire une lecture univoque de l’impact ou de la réussite du processus.

Réseau sans frontières et sans horaire?

L’existence de Médecins sans Frontières et autres Reporters sans Frontières manifeste la possibilité d’une relative ubiquité du réseau. Il n’empêche que la question se pose de l’au-delà et de l’en deçà du réseau: peut-il être sans limites géographiques, peut-il tout soutenir et durer, peut-il fonctionner 24 h sur 24, pour toute réquisition?
Tout étant théoriquement possible, tout n’est pas possible, tout n’est pas payable, tout n’est pas convenable, tout n’est pas acceptable. La question des frontières, de la limite territoriale comme celle de la limite morale ou pratique est donc inéluctable si on ne veut ni l’épuisement des acteurs ni l’incompétence et l’impuissance. La cohérence idéologique et le consensus sur les pratiques inclut donc celui des limites dans le temps, l’espace, la nature, l’ampleur, la quantité de la prestation.
Michel Kesteman (13)
Adresse de l’auteur: Canal Santé, Bd de l’Abattoir 28, 1000 Bruxelles. Tél.: 02 548 98 00. Fax: 02 502 49 39. Courriel: canal-sante@tele-service.be

(1) Voir: Daniel PARROCHIA, Philosophie des réseaux, Paris, PUF,1993; Réseau, Bruxelles, FIAS, 1986-1999; Réseaux (revue interdisciplinaire de philosophie morale et politique, Mons); Vlaams netwerk voor Zakenethiek; Chaire Hoover (Philippe van Parijs, http://www.etes.ucl.ac.be ); http://www.cocof.irisnet.be/site/fr/reseauxsante propose une large bibliographie actualisée
(2) Etudes cristallographiques, Paris, 1885. On ne parlait pas encore de fractales ni des boucles de rétroaction de la complexité chères à Edgar Morin.
(3) Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, Paris, Armand Collin, 2003, 144.
(4) D’où l’attention requise par ceux qui mettent en place le Customers relationship management (CRM) ou Coordination des relations avec les membres/consommateurs/usagers/clients.
(5) Du groupe au réseau, Paris, CNRS,1988,12-13.
(6) Voir Notions sur les réseaux sur http://www.fcrss.ca
(7) Problèmes éthiques et réseau. Actualité et dossier en santé publique, 1998 (24), 45-46.
(8) J’arrête l’inventaire mais d’autres auraient ajouté: réseaux de prostitution et de traite des blanches, réseaux pédophiles, réseaux maffieux, réseaux d’initiés… ce qui indique que tout n’est pas éthique dans la forme et le contenu! A l’heure de la directive Bolkestein et de la mondialisation, la tentative de transformation des services publics en marchandises au nom de la libéralisation des marchés fait des réseaux d’eau, de gaz et d’électricité comme des cartes d’accès au réseau téléphonique et bancaire devenus des nécessités dans notre univers contemporain des marchandises soumises au pur jeu de la concurrence. Le déploiement du libéralisme total sans régulation, sans acteurs collectifs fédérant les sans voix et garantissant collectivement des solidarités protectrices des minorités constitue un risque majeur.
(9) Pour comprendre les médias, Paris-Tours, Mame-Seuil, 1968,110.
(10) O.c.,147.
(11) La Première conférence sur le leadership au sein des réseaux des 24-25 octobre 2005 à Halifax, Canada est très éclairante sur ces question. Voir http://www.fcrss.ca/reseaux .
(12) Luc Hincelin y a consacré trois fiches concrètes dans Contact Santé, juin 2005, 205, 12-19.
(13) Cet article produit dans le cadre du réseau de santé Canal-santé est une version augmentée d’un texte paru initialement dans LAHAYE Thierry (alii), Les réseaux santé, Bruxelles, Cocof, 2005, 112-118.