Février 2004 Par J.-C. LEGRAND Réflexions

La Journée mondiale du sida nous offre l’occasion de relancer la prévention et d’évoquer la mémoire des disparus. C’est aussi un moment de réflexion sur notre action.
En Belgique, le secteur préventif et le secteur curatif sont séparés par une ligne de démarcation parfois plus infranchissable qu’une frontière. Certains (et nous en sommes) ont un pied de chaque côté de cette barrière . Cette position, parfois un peu inconfortable, nous permet de jeter un regard dans le pré des préventifs et dans celui des curatifs. Tout en constatant que la verdeur de l’herbe est grosso modo la même de part et d’autre mais que les dialogues sont difficiles, nous voudrions nous risquer à quelques réflexions sur trois thèmes récurrents.

L’analyse épidémiologique

Périodiquement, on nous commente les statistiques de l’Institut scientifique de la santé publique en présentant les chiffres des infections par le VIH comme s’il s’agissait de nouvelles contaminations. Or, il s’agit des personnes nouvellement dépistées mais qui sont peut-être infectées depuis longtemps et/ou qui l’ont été hors de Belgique. Il est évident qu’une meilleure (ou moins bonne) efficacité du dépistage entraîne ipso facto une augmentation (ou diminution) du nombre de cas qu’il ne faudrait pas confondre avec une aggravation (ou amélioration) de l’épidémie.
Une analyse plus fine devrait pouvoir montrer si les dépistages sont faits de manière de plus en plus précoce et si les nouvelles infections se font plus rares, deux objectifs de la prévention. Les données disponibles sont fort lacunaires à cet égard. Nous disposons toutefois d’arguments indirects, comme l’analyse (faite par d’autres canaux) de la prévalence de la syphilis.
On ne sait pas ce que deviennent les cas dépistés, du moins pas avant qu’ils n’arrivent au stade du sida. La diminution spectaculaire des cas de sida à partir de 1996-1997 correspond bien à l’apparition des premiers traitements réellement efficaces. La remontée récente des chiffres peut correspondre soit à un épuisement des traitements en cours, soit à un allongement de délai entre l’infection et le dépistage ne permettant pas un suivi à pronostic optimal.
De même, si on compare les chiffres (officiels de l’ISSP) des dépistés et les chiffres (officieux des centres de suivi) des personnes en traitement, on découvre un trou de plusieurs milliers de personnes. S’agit-il de morts? De gens qui ont quitté la Belgique? De gens qui ne se font pas suivre? Comprendre ce phénomène pourrait donner des idées pour améliorer l’efficacité de la politique de dépistage mais aussi de la prévention. Ce devrait être une des missions des centres de dépistage et des centres de suivi.
Enfin, lorsqu’on évoque l’augmentation des nouveaux cas, on a tendance (et on comprend bien le souci louable d’éviter des réactions xénophobes regrettables) à scotomiser le fait qu’une bonne partie sont des migrants récents.
Il serait intéressant d’entendre les centres de suivi nous parler de la population qu’ils voient arriver. Le tableau ci-dessous reprend les nouveaux cas des dix dernières années de notre centre à Charleroi. Ceci ne correspond qu’à environ 200 personnes (soit 2,5 % de la population dépistée selon l’ISSP) mais l’évolution n’a pas de raison d’être fondamentalement différente pour l’ensemble des centres de suivi, même s’il peut y avoir des différences locales. Il est manifeste que le nombre d’homosexuels et d’hétérosexuel(le)s non africain(e)s est à tout le moins stable et ne participe pas à l’augmentation .
Mais, sans nier le fait de la haute prévalence de l’infection par le VIH dans les pays d’origine de ces migrants, c’est peut-être aussi parce que le dépistage est fréquent dans cette population et peu efficient dans la population résidente en Belgique et hétérosexuelle (cf. plus haut).
Le recoupement avec d’autres données laisse toutefois penser que cette population « belge hétérosexuelle » est relativement épargnée mais qu’il y existe des noyaux qui ne sont touchés ni par la prévention spécifique (du milieu gay, drogué, migrant, pour caricaturer la situation) ni par la prévention dite généraliste.

La promotion du dépistage

La définition de la politique de dépistage doit découler d’une analyse de l’épidémiologie tout en sachant qu’on ne dépiste pas pour le plaisir d’enregistrer des données statistiques. L’objectif de cette politique est double: éviter de nouvelles transmissions de virus chez les personnes découvertes séronégatives (sait-on si elles adoptent une attitude plus safe après un tel dépistage?) et bien entendu amener les personnes infectées à un suivi correct, comprenant aussi l’incitation à une sexualité safe (comme il est dit plus haut, on n’a pas beaucoup de données sur ce point). Cette analyse demande vraiment la collaboration du milieu de la prévention et du milieu du curatif.
Mais comment promouvoir le dépistage (et au delà la démarche vers un suivi correct) lorsque la plupart des messages de prévention vous montrent les difficultés multiples que vit la personne infectée par le VIH? A titre de comparaison, la promotion du dépistage du cancer du sein paraît beaucoup plus enthousiasmante!
La technique même de la promotion du dépistage reste à découvrir dans notre pays. Une des raisons de ce retard est probablement le mur entre les acteurs du préventif et ceux du curatif que nous évoquions plus haut. Mais il semble y avoir une percée dans cette direction…

L’intégration de la prévention du sida dans la promotion de la santé en général

Ce thème prend par moment des allures passionnelles. La disparition annoncée du Conseil consultatif de prévention du sida , qui a suivi celle de l’Agence de prévention du sida, a été mal vécue par un bon nombre d’acteurs. Les centres de référence et certaines asbl fondées bien avant l’Agence se sentent dépossédés de leur enfant et ne reconnaissent plus leurs priorités dans les campagnes de prévention tout public. De plus, pour « appeler un chat, un chat », une certaine concurrence, réelle ou ressentie comme telle, entre les structures spécialistes et généralistes n’y est pas pour rien.
Il faut dire que cette intégration de la prévention du sida dans la promotion de la santé en général, ébauchée à la fin du gouvernement communautaire précédent et développée par l’actuel, s’est faite dans le même temps qu’une restriction des subventions pour certaines structures, même si le budget global alloué à la prévention du sida n’était pas modifié de manière substantielle. Et ceci se passe alors que se met enfin en place aux Etats-Unis, à l’image de ce qui était fait dans la vieille Europe, il y a dix ans, un programme de prévention centré sur les personnes infectées elles-mêmes, au départ des centres de traitement.
Cette intégration difficile aurait dû être accompagnée tant du côté des « spécialistes du sida » qui, dans la grande majorité des cas ne maîtrisaient pas le langage et les techniques de la promotion de la santé, que du côté des « généralistes » qui, en coulisse, reconnaissaient un manque de formation dans ce domaine spécifique.
La disparition du Conseil est un fait et nous ne savons pas, à ce jour, qui représentera le secteur «Sida et MST» dans les instances officielles de la Communauté française. Plutôt que de perdre son énergie dans de vaines polémiques, il nous faut travailler à cette intégration qu’à tout bien réfléchir, les acteurs de la prévention du sida avaient déjà accomplie en partie: l’exemple de «Prévention sida prostitution», fondée un soir (si pas une nuit) dans des combles un peu misérabilistes de la rue Duquesnoy (Bruxelles) par des combattants de la première heure et rebaptisée par la suite «Espace P…», est démonstratif: de la prévention du sida chez les prostituées et leurs clients, cette asbl a glissé vers la défense des travailleurs et la protection de leur santé au sens large.
Mais il n’empêche que pour monter un mur, on a besoin d’un maçon et non d’un homme à tout faire. Et donc, les structures « spécialistes du sida » doivent continuer à vivre, comme structures ressources, comme lieux de réflexion mais aussi comme équipes d’intervention directe dans les situations nouvelles, particulières ou difficiles.

Dr Jean Claude Legrand , Président de Sida MST Charleroi