Mai 2012 Par J. NEVE Initiatives

L’asbl Prospective Jeunesse intervient régulièrement en milieu scolaire pour former et accompagner les référents adultes (enseignants, parents, personnels encadrant…) dans l’élaboration d’un projet de prévention des méfaits liés aux usages de drogues. L’asbl inscrit son action dans le champ de la promotion de la santé, un domaine où la prévention ne se conçoit que sous les auspices du «long terme». Dans une société dominée par la culture du chiffre, c’est peu dire que ce message suscite incompréhension et résistance. Démonstration.

Un cas d’école

Pour les membres de Prospective Jeunesse la scène décrite ci-dessous est devenue un classique, voire, en osant le mauvais jeu de mots, un cas d’école. Un établissement scolaire bruxellois contacte l’asbl pour une intervention dans le cadre d’une conférence organisée par l’association des parents d’élèves. Thème proposé: la drogue à l’école.
Au téléphone, la responsable de l’association m’explique qu’elle cherche un intervenant susceptible de présenter les différentes substances psychotropes et de décrire leurs effets à la fois physiques et psychiques. J’accepte d’intervenir tout en précisant que nous n’avons pas coutume d’aborder la thématique des drogues sous l’angle «produit», que nous situons notre action dans le cadre de la promotion de la santé, autrement dit que nous évitons autant que faire se peut d’intervenir dans l’urgence, considérant les consommations sur base d’une approche globale, estimant que rien ne sied mieux aux démarches préventives que le long terme. Quelque peu déçue, mon interlocutrice m’explique qu’elle connaît bien notre discours, «le même» que celui tenu par Infor-Drogues avec qui elle a déjà collaboré. « Je cherche quelque chose de différent », me dit-elle. Mais, pressée par le temps, elle devra finalement faire avec mon discours, non sans avoir été rassurée par le fait que je pouvais aussi aborder la question des produits.
Arrivé sur place, je découvre les autres intervenants: l’un est commissaire de la brigade des stups, l’autre juge pour enfants, soit «le must des must» en matière de prévention. Apparemment, l’école a oublié de prendre connaissance du contenu de la circulaire envoyée quelques mois plus tôt à tous les chefs d’établissements. De fait, celle-ci attirait «l’attention des établissements scolaires sur la grande prudence à observer quant au recours à des services de police pour des activités de prévention dans l’école», précisant que «ce type de programme reflète une confusion des rôles prévention – sécuritaire qui risque de compromettre l’objectif poursuivi.» Et d’en conclure qu’«en toute logique, le recours aux forces de l’ordre devrait être exclu du projet de prévention des écoles» (1). Je ne fais toutefois pas part de mes réserves aux organisateurs, ne voulant pas préjuger de leur façon d’observer la prudence. Malheureusement, les préjugés trouvent parfois confirmation.
Les scientologues à la rescousse

En guise d’introduction à la soirée, la responsable de l’association de parents a souhaité diffuser quelques extraits d’un film illustrant les méfaits liés à la consommation de drogues chez les jeunes. Dans un premier temps, cette dernière refuse de me révéler la provenance du film. Devant ma mine interloquée, elle se ravise et me chuchote que le DVD lui a été fourni par l’Église de Scientologie. Pour rattraper le morceau, elle m’explique que les extraits diffusés ne concernent que des informations objectives sur les produits. Je reste évidemment sceptique mais sans avoir vraiment droit au chapitre vu que le commissaire abonde dans son sens et que le juge n’y voit rien à redire. Comme je le craignais, tous les extraits en question sont empreints d’un moralisme douteux et distillent un message nauséabond construit sur une accumulation de clichés, dont le désormais classique: «fumer un joint est la première étape d’une inévitable escalade vers les drogues dures». Les scientologues ayant mis les moyens, le film est toutefois bien ficelé et de bonne facture. Pas de doute, «le péril de la drogue» est bien leur cheval de Troie pour «évangéliser» le continent européen.
École et prévention

Après ce grand moment de cinéma, les orateurs prennent enfin la parole. Chacun y va de son speech. Comme je le redoutais, c’est moi qui endosse le rôle de «l’irresponsable», de celui qui doit expliquer aux parents qu’un monde, et a fortiori une école, sans drogues n’existe pas, que contrairement aux images qu’ils viennent de voir, le problème n’est pas de tester tel ou tel produit mais de développer une consommation problématique.
« Et qu’est – ce qu’une consommation problématique ?», me demande une mère suspicieuse. Je lui réponds qu’une consommation devient problématique lorsqu’elle est la seule source de valorisation du jeune, autrement dit sa seule source de plaisir. C’est pourquoi un programme de prévention ne peut pas seulement consister en une mise en garde ou un rappel à la loi mais doit s’attacher à aider le jeune à développer et diversifier ses sources de plaisir.
Pour ce faire, celui à qui revient la tâche de «faire prévention» se gardera bien de prêcher l’abstinence, voire même la réduction de la demande. En promotion de la santé, prévenir dans le champ des assuétudes ne signifie pas «venir avant», ni empêcher l’apparition ou le recours aux drogues, mais bien s’attacher à la réduction des méfaits liés aux consommations via le développement des compétences psychosociales du jeune, soit un ensemble de ressources ou d’habiletés (estime de soi, sens critique, autonomie, etc.) grâce auxquelles ce dernier restaurera ou augmentera sa capacité à poser des choix autonomes concernant son «bien-être», et donc a fortiori sa capacité à se situer et à se responsabiliser par rapport à une consommation problématique ou non.
Plutôt qu’un discours axé sur la peur et la mise en garde ou un discours centré sur la toxicité des produits, on privilégiera donc l’inscription des messages préventifs dans un discours global de promotion de la santé. En pratique, cela consiste à développer des actions portant sur les attentes des jeunes quant à leur milieu de vie, sur la façon dont ils gèrent leurs difficultés, sur ce qui les aide à vivre et à prendre du plaisir. Bref, plutôt que de les interroger directement sur leurs consommations, on préférera solliciter l’expression de leurs représentations et de leurs attentes en matière de bien-être et les questionner sur la façon dont ils prennent en charge leur santé.
Reprenant les arguments développés par Line Beauschesne , je poursuis en insistant sur le fait que cette démarche a pour premier avantage de pouvoir s’intégrer très tôt dans la vie des jeunes, avant même qu’ils n’aient acquis des habitudes de consommation potentiellement déséquilibrantes en termes de bien-être psychosocial. Deuxième avantage, cette approche ne peut se concevoir sans la mise en place d’un dialogue avec les jeunes. De fait, elle est fondamentalement interactive puisqu’elle se centre sur l’expression des attentes, des motivations et des représentations des jeunes. En d’autres termes, sa mise en pratique a toutes les chances d’accrocher à l’univers du jeune en biaisant le décalage entre sa culture et celle de l’adulte.
En partant du vécu des jeunes, en les faisant échanger sur les stratégies qu’ils mettent en place pour rendre leur vie plaisante et cultiver leur bien-être, on évite les écueils inhérents à tout discours moralisateur venu «d’en haut», au profit d’une dynamique volontaire d’apprentissage, avec en ligne de mire la construction par les jeunes eux-mêmes des outils et des ressources susceptibles de les protéger efficacement des méfaits liés aux consommations de produits psychoactifs.
Évidemment, ce type de démarche ne peut s’inscrire que dans le long terme. Ses résultats sont difficilement mesurables, du moins quantitativement. Elle est avant tout un pari sur l’avenir. À bien des égards, elle est à l’exact opposé de ce qui est proposé par les écoles. Généralement, les acteurs scolaires ne pensent à la prévention que suite à un incident ou à la découverte de faits de consommation au sein de leur établissement. Partant, les jeunes n’ont droit qu’à des actions «one shot», conçues dans l’urgence et dont l’efficacité est à peu près équivalente aux panneaux qui à coup de messages chocs le long des autoroutes invitent les automobilistes à réduire leur vitesse. On y pense pendant vingt kilomètres, ensuite on oublie.
Urgence, exclusion et hypocrisie

Mes propos ont-ils fait mouche? Les parents qui m’écoutent sont-ils convaincus? Mon intervention a-t-elle autant capté l’attention que la présentation des produits avec échantillons à l’appui orchestrée par le commissaire?
Difficile de répondre. D’autant plus que la séance des questions / réponses qui fait suite aux interventions m’éclaire sur les motifs qui ont présidé à l’organisation de cette rencontre. Le public qui me fait face est un public inquiet pour ses enfants. Et pour cause, la semaine précédente, la direction de l’école a organisé une descente de police dans l’enceinte de l’établissement. Les chiens renifleurs ont débarqué dans les couloirs de l’école. « Que pouvions – nous faire d’autre ?» , explique la directrice. « C’est que , tout de même , des élèves ont été surpris en train de fumer du cannabis , et certains d’entre eux dealaient ! Nous n’avons d’ailleurs pas manqué de les exclure définitivement » , poursuit la directrice choquée que je puisse m’interroger sur sa façon de faire alors même qu’elle a agi pour le bien de l’école et de ses élèves. La gravité des faits impliquait d’agir dans l’urgence afin d’enrayer le fléau au plus vite. Tel fut le raisonnement adopté par l’école et la façon dont la direction a estimé faire œuvre de prévention efficace en matière de drogues.
En dépit de l’intervention musclée de la police et de l’exclusion des élèves «dealers», il y a évidemment fort à parier que nombre d’élèves de l’établissement font toujours usage du cannabis, certains de façon non problématique, d’autres de façon problématique. Au final, excepté le fait d’avoir sauvé la réputation de l’école en l’«épurant» de ses perturbateurs, c’est-à-dire des jeunes dont le comportement «déviant» risquait de «contaminer» leurs condisciples, on ne comprend pas très bien quels ont été les objectifs de cette intervention. En termes préventifs, son résultat est assurément quasi nul.
Pourquoi dès lors les écoles sont-elles si nombreuses à opter pour ce genre d’action choc? Tout simplement parce que c’est dans l’air du temps. Dans une société caractérisée par l’obsession de la vitesse et du résultat immédiat où seul prévaut le risque zéro, la prévention ne se conçoit généralement que dans l’urgence et avec des résultats immédiatement tangibles. Comme le suggère le philosophe Paul Virilio , le triomphe du «présentisme» rend obsolète ou ringarde la scansion humaine de la durée dans son acception traditionnelle.
En politique comme en prévention, il devient de plus en plus difficile de prendre son temps. Or, à l’instar de tout processus d’individuation, la construction de l’autonomie, seule à même d’offrir à celui qui en jouit la possibilité de réguler ses comportements à risque, n’est en rien immédiate. En ne tenant pas compte de cette exigence de durée, les programmes de prévention se résumeront toujours à du contrôle social dont le seul «avantage» est de produire des résultats quantifiables: autant d’élèves exclus, autant de drogues saisies, etc.
Ne nous berçons pas d’illusions, les drogues circulent dans toutes les écoles. Récemment, un professeur de français me faisait part de sa stupéfaction face à l’hypocrisie de certaines directions d’écoles en la matière. Effectuant un remplacement dans une école d’hôtellerie, il se joint à une réunion des membres de l’établissement traitant des consommations des élèves.
Sur le sujet, personne n’avait grand-chose à dire à l’exception d’un éducateur qui fit tout de même remarquer que de plus en plus d’élèves fumaient des joints. Le remplaçant tombait des nues. En effet, ayant réussi à cultiver un climat de confiance avec les élèves de sa classe, certains d’entre eux n’avaient pas hésité à se confier à lui. Pour tenir le rythme des stages, c’était moins le cannabis que la cocaïne qui était consommée, parfois abondamment. Rien de vraiment étonnant à cela vu que la cocaïne compte parmi les drogues les plus prisées dans le milieu de l’Horeca. Ce fait de société est-il ignoré des enseignants de l’établissement? On peut raisonnablement en douter.
Pourquoi dès lors n’est-il pas discuté et étudié avec les élèves alors même que ces derniers vont nécessairement y être confrontés, voire sont déjà de gros consommateurs et que le rôle de l’école est précisément, si l’on en croit le décret définissant ses missions, de préparer les élèves au monde professionnel? À l’évidence, le monde scolaire est, comme bon nombre d’autres institutions, soumis à la pression de la réussite. C’est au final ce critère qui dicte le rythme du temps scolaire et ne laisse que très peu de place à la réflexion ou aux partages d’expériences.
Prendre le temps de l’ambition

Ces exemples montrent bien qu’en terme de prévention, et ce quel que soit l’objet que l’on entend prévenir, le temps manque. Le décret sur la promotion de la santé est certainement un bon décret, rempli de bonnes intentions. Mais dans la configuration sociale actuelle, il fait figure de chimère. Sa pleine application ne suppose rien de moins qu’une révolution copernicienne des valeurs dominantes, un ralentissement général de façon à pouvoir enfin prendre le temps et ainsi éviter que la prévention ne se résume à du contrôle social. Sommes-nous seulement prêts à envisager les choses de la sorte? Les signaux abondent pour nous convaincre du contraire. Nous évoluons tout de même dans une société qui a fait le choix de réguler l’immigration en édifiant des centres fermés et le choix de lutter contre la délinquance grâce à des peines de prison et à des caméras de surveillance. Bien que totalement inefficaces, ces mesures ont en effet l’avantage de produire des résultats à court terme et, surtout, de fournir du chiffre.
L’engagement dans des politiques sociales ambitieuses de réduction des inégalités supposerait au contraire que l’action politique s’inscrive dans la durée et fasse preuve de patience. Cette façon de prendre son temps n’est-elle pas l’étape nécessaire pour que les citoyens, tous les citoyens, jouissent de conditions socio-économiques à la mesure de l’autonomie que l’on entend leur faire adopter?
Julien Nève , rédacteur en chef Prospective Jeunesse
Article paru précédemment dans le numéro 59 de Prospective Jeunesse et reproduit avec son aimable autorisation
(1) Circulaire (n°3362) du 16 novembre 2010: Ressources à disposition des établissements scolaires en matière de prévention des assuétudes en milieu scolaire.