Le storytelling, traduisez «art de raconter des histoires», est une technique initialement mise en œuvre par les publicitaires, les politiciens et même les employeurs. De ‘belles histoires’ nous feraient acheter, voter ou même travailler. L’ouvrage de Christian Salmon fait le point sur le phénomène, et celui du Belge François Meuleman propose au secteur non-marchand d’utiliser les mêmes armes, cette fois au service de valeurs… plus nobles.
C’est une histoire qui commence étrangement. Le storytelling serait né d’une dérive. «Cette dérive est intervenue aux États-Unis à partir des années 90 quand la logique du récit a été intensivement investie par les logiques de la communication et du profit» explique Christian Salmon , dans un best-seller désormais disponible en format de poche et intitulé «Storytelling, la machine à fabriquer les histoires et à formater les esprits» (Éditions La Découverte ). C’est peu dire que le fondateur du Parlement international des écrivains et chercheur au Centre français de recherche sur les arts et le langage annonce la couleur et tire la sonnette d’alarme, puisqu’il faut se rendre à l’évidence… Le storytelling a bel et bien débarqué en Europe.
Marketing
Le storytelling est né dans le champ du marketing. Certains citent Edward Louis Bernays (le neveu de Freud) comme l’initiateur du courant. «C’est lui qui a persuadé un mouvement féministe que fumer était un droit pour les femmes» explique François Meuleman , un polytechnicien belge, formé à la psychologie et aux sciences commerciales, auteur de «Storytelling, on va tout vous raconter» (Éditions Edipro ). «Bernays les a baptisées, ces cigarettes, les flambeaux de la liberté. C’est lui aussi qui est parvenu à faire passer la voiture pour un symbole de la virilité.»
Le terme ‘storytelling’ est apparu dans années 90, à un moment où l’époque des logos qu’on identifie s’efface pour faire place à l’identification du consommateur aux marques. Comment est-ce possible? Par une identification à des personnages et à des histoires créées par lesdites marques! On en vient notamment à mythifier les fondateurs des grandes marques. S’adonnant au storytelling, le fabricant d’ordinateurs Apple va par exemple renvoyer à la success-story de l’entreprise et de son charismatique leader, Steve Jobs . Son fonds de commerce sera son histoire vue comme un roman d’apprentissage ce qu’il y a de plus exemplaire.
Autre exemple, le whisky Chivas Regal connaîtra un regain de ses ventes avec l’engagement d’ambassadeurs de la marque chargés de colporter l’histoire des frères Chivas en discothèques!
Christian Salmon pointe deux causes à ce revirement. La première: les consommateurs sont de moins en moins fidèles aux marques. La seconde, l’élément déclencheur de l’implantation du storytelling, aurait été la campagne anti-Nike menée suite à la découverte des conditions de travail désastreuses de ceux et de celles qui fabriquaient les fameuses chaussures. La reprise en main de Nike sera une reprise narrative. Le but de l’histoire racontée sera de contrôler les valeurs transmises par la marque et de jouer sur un attachement émotionnel du public. «On ne vend plus un produit, ni même un style de vie, mais un univers narratif» , explique Christian Salmon.
Pourquoi ça marche
Depuis l’aube des temps, les hommes se racontent des histoires. Elles ont un pouvoir structurant. Elles sont pourvoyeuses de sens. Le sémiologue français Roland Barthes y voyait l’une des grandes catégories de la connaissance. Les héros, les personnages, le suspens, les désirs mis en récit, l’issue du récit, tout cela contribue à la construction de l’imaginaire chez les enfants. Les histoires qu’on nous a racontées, petits, nous ont aussi permis de comprendre le monde. Elles nous ont aidés à nous projeter dans le futur en nous identifiant à autrui. Elles aident à devenir soi en passant par l’identification aux autres. Nous avions des liens affectifs avec ceux qui nous les racontaient.
«Les histoires sont le plus vieux canevas de compréhension de l’être humain» , explique François Meuleman. «Jeunes enfants, c’est sous forme d’images et de sons que s’est d’abord exercée notre mémoire. Ce n’est que vers l’âge de six ans, avec l’écrit, que notre système de mémorisation va subir une réforme totale. Avant cela, demandez à un enfant de raconter un moment de la journée, il vous la racontera toute. Il est dans un continuum d’images et de sons. Les premières années dissimulent ce que nous avons vécu de plus fort, les peurs, l’incompréhension, les angoisses, nos premiers succès, nos échecs, nos goûts. Cette boîte noire, c’est l’inconscient, dont on s’accorde à dire qu’il nous guide.»
Ce sont encore les histoires qui offrent une structure à nos rêves, à notre imaginaire, à nos désirs. Elles qui la nuit nous permettent de nous défaire des tensions de la veille et de gérer celles du lendemain. On voit combien la réceptivité au mode de communication que constituent les histoires est ancrée… dans notre histoire personnelle.
Univers narratif
Qu’il s’agisse d’images publicitaires uniques, de spots ou de sites internet, les marques n’ont pas leur pareil pour nous entraîner dans l’histoire qu’elles veulent bien nous raconter. Ici, des silhouettes d’enfants se découpent sur des vélos à la tombée de la nuit. «La virée se déroule à l’heure où les enfants devraient être près de leurs parents» , commente François Meuleman. «Entre chien et loup, c’est dans l’inconscient l’heure où l’on sort faire des bêtises. Où vont-ils? Pourquoi fuir? Où sont-ils? Ces questions induisent la construction d’un discours, d’une histoire.»
Autre exemple, la publicité d’une chaîne de fast-food: «Sur une plage, un groupe d’enfants semble être laissé seul avec un clown. Les habits du clown sont visibles mais pourquoi les enfants ont-ils l’air nus? Que font-ils à la tombée de la nuit sur une plage déserte? Heureusement, le clown est celui d’une marque bien connue. Ne confions plus nos enfants à d’autres fast foods…» L’auteur relève encore l’image utilisée pour une publicité pour une voiture: «On dirait du sang. La vue du sang n’est pas neutre. Chacun va avoir sa représentation: un accident, une opération, un meurtre, mais la marque dévoile sur son site qu’il s’agissait de pigments de couleurs. De la couleur, c’est donc le plaisir et la créativité…»
Ringard le non-marchand?
François Meuleman entend outiller le non-marchand des forces du storytelling. Il questionne, non sans provocation: «Pourquoi le non-marchand serait-il plus catholique que le pape? Pourquoi vit-il à l’ère du pré-marketing?»
Frileux le non-marchand? Mal-informé? Les deux sans doute. Et notre homme de se livrer à une description savoureuse d’un contre-exemple, concernant une association que nous vous laissons découvrir dans son livre: «Pas de vision client, la communication est digne d’une administration des années 80 et d’un point de vue ergonomique, le site reste un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. Lors des foires ou des expositions, la situation est pire encore: à proximité de vieilles tentes, qui sentent tantôt le moisi tantôt le renfermé, on devine les vieilles photographies aux couleurs passées et les photocopies (plastifiées malgré leur piètre qualité) accrochées à une ficelle qui fait office de banderole. Pour vous accueillir, vous découvrez deux membres de l’association, deux bénévoles qui ressemblent à une mauvaise caricature: les cheveux en bataille, un foulard pro-palestinien noué autour du cou…On en vient à penser qu’ils se sont déguisés, qu’ils ont volontairement emprunté le costume stéréotypé du militant ou de la personne impliquée dans le social.» Dur, drôle et gageons que chacun y reconnaîtra, si pas un peu de soi, un peu voire davantage d’une association voisine ou concurrente…
Quant à ce site consacré à la lutte contre le tabagisme, il ne trouve pas non plus grâce aux yeux de François Meuleman: «C’est laid, les couleurs et les dessins sont d’une naïveté affligeante et le développement a dû être fait par un bénévole qui n’y connaissait rien. Quant au slogan qui dit que si tu fumes près de moi je fume aussi, il est ambigu, il peut être interprété comme un slogan revendicateur genre ‘nous les jeunes on fume aussi’.»
François Meuleman est convaincu et assez convaincant: George Bush ou les couches Pampers ne doivent pas être les seuls à maîtriser des techniques efficaces!
Positiver
Pourquoi donc le non-marchand n’offrirait-il pas d’autres modèles d’identification que ceux correspondant à des idéaux sportifs, politiques et commerciaux? L’identification, on en est loin quand on montre , par exemple, un enfant affamé. Le marketing positif va plutôt miser sur la visibilité du sauveur, du héros. C’est la position d’une association comme Médecins sans frontières, qui ne culpabilise pas, mais en appelle à l’action.
La non-culpabilisation ouvrirait la voie à l’action, lui laisserait champ libre en tout cas. «Pour changer un comportement» , explique François Meuleman, «il faut ouvrir un sésame neuronal: l’affectif. La zone de l’action est entourée par la zone de l’émotion. Il ne faut pas vouloir changer un comportement par le négatif. La culpabilisation ou l’interdit se révèlent un échec.»
Bons points aussi pour la communication de l’Unicef qui ne focalise pas la communication sur le problème, mais sur la solution. «Les associations devraient comprendre qu’elles ne sont pas le problème, mais la solution» martèle François Meuleman. Parmi les associations qui ont compris les enjeux d’une approche positive, on citera encore Handicap International: «Elle a osé jouer sur le symbole. Le lacet bleu renvoie à des symboles forts, comme la fraternité, le concept de lien et de vie.»
Les héros sont non seulement les clients ou donateurs potentiels. Ils sont aussi les fondateurs des marques sociales. À y regarder de plus près, le non-marchand pourrait trouver quelques héros à mettre en lumière: «Les marques du non-marchand elles aussi ont une vie et cette vie pourrait nous raconter de belles histoires porteuses de vraies valeurs et de rêves véritables.» Bien sûr, quelques figures de proue se dégagent: l’abbé Pierre, Sœur Emmanuelle, Coluche avec les Restos du cœur. «Tout y est, avec Coluche» pointe François Meuleman, «le héros, à qui on a reproché de faire de la démagogie, le drame et la reconnaissance.»
Mais avant de se chercher des héros, les associations sont invitées à un exercice tout simple: soigner la page d’accueil de leur site Internet. La première impression est importante (on l’appelle l’empreinte en marketing). Une association sur quatre débute sa présentation par un historique et une association sur cinq présente d’emblée ses statuts. Utilité de la démarche? Proche de zéro. «Ce qui est important» , rappelle François Meuleman, «c’est l’utopie portée par l’association, les solutions qu’elle apporte et les gens qu’elle aide.»
On recourra donc aux images. Signifiantes s’il vous plaît! Mais attention à leur usage «sauvage»: «Le moulu mélangé est la dernière étape de notre relation à la nourriture. C’est une mixture tirant vers les bruns clairs. C’est assez déroutant. Cette description convient assez bien à certaines photos qu’on trouve sur les pages d’institutions ou d’associations. Trop c’est trop, trop d’éléments, trop d‘objets ou de personnages, cela manque d’homogénéité ou de sens.»
Autre conseil au opérateurs du non-marchand: envahissez le web, utilisez les réseaux sociaux, les blogs, lancez votre newsletter! Une communication sera multicanal ou ne sera pas efficace.
Voter pour des histoires
Les politiques, on s’en doute bien, ont cédé aux sirènes du storytelling. On peut voir en Thomas Woodrow Wilson le précurseur des politiciens storytellers. Thomas Wilson fut élu Président des États-Unis en 1913. Son image de marque était celle d’un pacifiste. Position difficilement tenable au vu de l’actualité mondiale de l’époque. Il a donc développé un discours qui ne lui faisait pas perdre la face. Son contenu: la démocratie est en danger et ce sont les États-Unis qui vont se battre pour elle. C’est pour sauver la démocratie que l’oncle Sam a besoin de vous. Pas mal pour quelqu’un qui avait été réélu en 1916 avec le slogan ‘He kept us out of war’ (‘Il nous a préservé de la guerre’)…
Barack Obama n’aurait rien fait d’autre que du storytelling face à une Hillary Clinton au discours plus rationnel pour obtenir l’investiture démocrate. En guise d’exemple plus proche de nous, Christian Salmon évoque l’attitude de Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy lors de la course à la présidence française. L’un comme l’autre ont mis en avant leur histoire familiale, et particulièrement un rapport conflictuel à la figure paternelle (le père pour elle, Chirac pour lui). Histoires personnelles et émotions vont colorer la campagne. «En termes d’enjeu électoral» , souligne Christian Salmon, «il sera question des femmes battues, des sans logis, des handicapés. Les candidats se livrent à des discours à forte résonance émotionnelle. Il est plus porteur de parler des victimes que de s’embarquer dans des propos sur la justice sociale.»
Pour conseiller l’UMP, qui trouve-t-on? Des spécialistes du storytelling du Boston Consulting Group. Retour à la case States avec des conseillers du même acabit que ceux qui ont lancé un clip gagnant pour George Bush lors des élections présidentielles de 2004. Le clip d’une minute a été largement diffusé sur les chaînes locales des neuf états que le parti républicain sentait encore indécis à l’égard de son candidat. On y voit des images d’Ashley, orpheline de mère suite aux attentats du 11 septembre, réconfortée par le candidat républicain, le tout sur fond de commentaires de proches. L’impact du clip aurait, selon les politologues, influé sur les résultats à la présidentielle.
Ce type d’approche s’ancre dans le travail de ces «spin doctors», ces conseillers en communication auxquels Ronald Reagan le premier eut recours pour produire des effets d’opinion via des anecdotes, des images et des mises en scène de la vie politique. Une manière de travailler qui aurait manqué aux démocrates en 2004, trop rationnels dans leurs discours. «Ils énuméraient des thèmes prioritaires» , commente Christian Salmon, «quand leurs concurrents se créaient des personnages, se positionnaient en figures héroïques, évoquaient des méchants et mobilisaient des émotions comme la peur ou la solitude, le tout en faisant passer des idées contradictoires.»
En storytelling, de toute évidence, l’homme politique ne vend pas un programme. Il explique un problème, une catastrophe ou un risque. Il veut persuader qu’il sera le gentil et qu’il nous sauvera des griffes des méchants ou de la menace. Selon François Meuleman, Jean-Luc Dehaene , notre premier ministre de l’époque est passé à côté d’un usage judicieux du storytelling au moment de l’affaire Dutroux: «Il n’a pas su adapter son discours. Il a parlé aux citoyens d’une manière essentiellement structurée. Quelle erreur! Il aurait dû prendre un nounours et le déposer une larme à l’œil devant la maison de Sars-la-Buissière.»
Des histoires pour travailler
Si les histoires nous font acheter et voter, pourquoi ne seraient-elles pas capables de nous faire travailler? Le néo-management saisit rapidement l’intérêt du storytelling. De nombreuses études pointent depuis des années le rôle négatif du silence dans l’organisation des entreprises. Il serait responsable de la majorité des échecs des projets commerciaux.
«Le silence, c’est celui de l’incompréhension face à un mode d’organisation» , explique Christian Salmon. «C’est aussi le silence des conflits non réglés. Le silence se révèle une technique de survie individuelle, exacerbée en cas de difficultés économiques.»
En entreprise, le storytelling prend la forme d’une injonction à raconter lancée aux travailleurs. Tous les récits ne seront pas valorisés, on l’imagine bien. Certains auront plus de poids: ceux qui permettent de partager des connaissances, des valeurs comme la disponibilité ou l’adaptabilité, ou qui donnent foi dans l’avenir. Parmi les premières entreprises à s’adonner au storytelling: Danone et IBM. L’une comme l’autre vont commencer par partager en interne des histoires édifiantes venues de nombreux centres de production. Le tout pour donner le sentiment d’un vrai travail en réseau et d’une abolition des distances.
Autre exemple parlant: celui de Renault, qui, pour faire entrer les «déménagements» de l’entreprise dans les mœurs invite ses employés à raconter la manière dont ils ont vécu un changement de site. «L’entreprise post-industrielle» , explique Christian Salmon, « se pense de plus en plus comme une machine à traiter des histoires. Elle recueille des récits, les projette à l’extérieur, les stocke dans la mémoire de ses employés. Et bien sûr elle diffuse les bonnes pratiques définies selon ses critères.»
Alors peut-on à la fois résister aux histoires et s’en laisser conter pour la bonne cause? Le grand écart est-il possible?
Le défi n’est pas mince, même si nous nous armons de toute notre jugeote, et d’ouvrages comme ces deux-ci. D’autant plus que François Meuleman nous livre une mise en garde particulièrement interpellante: «Quand on est persuadé de comprendre la pub, on baisse les défenses et c’est là que le second niveau touche sa cible. C’est là que le storytelling agit, avec tout ce qu’il active comme pulsions, désirs ou conditionnement.»
Une histoire qui n’est pas près de se clore donc…
Véronique Janzyk
Une version différente de cet article, ‘Des histoires pour convaincre’, est parue dans En Marche le 21 avril 2011, illustrée par le même dessin de Serge Dehaes .