Les quartiers fragilisés des grandes villes de Belgique connaissent depuis quelques années une nouvelle réalité: les familles primo-arrivantes. Nombre de celles-ci sont souvent en situation d’extrême précarité due en grande partie à leur situation administrative. Encore en procédure pour l’obtention du droit d’asile ou ayant épuisé tous les recours, clandestins ne s’étant jamais déclarés, ces personnes craignent l’expulsion de notre pays dans lequel, dans le même temps, elles s’installent. Pour les travailleurs des services des quartiers où se rencontre de façon aiguë cette réalité, cela représente un nouveau défi.
Dans le cadre de la recherche-action UNI-SOL, l’équipe de l’ULB a choisi de faire une intervention dans le quartier de Cureghem (à Anderlecht, en région bruxelloise) en s’appuyant sur les institutions y existant et sur les ressources locales.
A Cureghem, les familles primo-arrivantes sont nombreuses: un enfant sur dix à un enfant sur quatre présent dans les écoles de ce quartier est en Belgique depuis moins de trois ans. Beaucoup de familles sont en séjour irrégulier en Belgique et donc dans un état de grande précarité. La recherche-action a principalement consisté en un travail avec les professionnels de Cureghem. Les services destinés aux jeunes enfants sont nombreux dans cette zone.
Certains s’adressent principalement à la population cureghemoise, d’autres sont destinés plus largement à la population anderlechtoise ou même de la région. Parmi ces services, on peut compter les écoles fondamentales et secondaires, les consultations ONE, les prestataires de soins, indépendants ou organisés en maisons médicales et en polycliniques, les centres de planning familial, le service de santé mentale, la ludothèque, la maison de quartier, les associations de femmes, la mission locale, les services sociaux organisés par la commune et ceux émanant d’organisations caritatives, etc.
Ce travail mené avec les professionnels (1) a mené à un certain nombre de constats et de réflexions.
Le cadre de travail des professionnels
Le contexte belge n’est guère favorable aux primo-arrivants: la politique de l’immigration est gelée depuis plus de trente ans et la politique relative aux réfugiés réduit considérablement l’accès à l’asile en Belgique. Pourtant, les professionnels qui travaillent dans le quartier depuis de longues années constatent que la présence des primo-arrivants est une réalité assez récente et qui tend à s’accroître. Ils s’étonnent d’ailleurs de la contradiction entre les discours officiels et leurs propres observations. Alors que l’Office des Etrangers affirme que le nombre de demandeurs d’asile est en baisse, on observe à Cureghem une augmentation du nombre de primo-arrivants, notamment en situation de grande précarité. Certains en concluent que la politique belge actuelle en matière d’asile est surtout une «machine à produire des clandestins». Cette analyse rejoint les conclusions d’une recherche menée auprès de personnes sans papiers (2).
Le contexte est également professionnel . Chaque travailleur des secteurs médical, social, scolaire, extrascolaire, etc. relève de législations propres, définissant ses mandats, ses missions, sa déontologie et le public visé, ou tout au moins autorisé à bénéficier de ses services.
Ce contexte peut être explicite – cadré par des législations et des circulaires – ou implicite – régulé par exemple par des règles de subsidiation. Tous les professionnels n’ont dès lors pas la même légitimité, la même assise pour travailler avec des familles primo-arrivantes et surtout avec des familles sans papiers.
Ainsi, certains sont mandatés pour travailler avec tout le monde, indépendamment du statut. C’est le cas entre autres de la consultation ONE, du service de santé mentale, de l’antenne scolaire et des écoles. Mais dans les faits, ces dernières sont pénalisées dans la mesure où les enfants sans papiers ne sont pas pris en compte pour le calcul de l’encadrement pédagogique les trois premiers mois où ils fréquentent l’enseignement (3). Pour d’autres services, la situation est plus floue. Ainsi, les milieux d’accueil extrascolaire sont tenus, par l’obligation de respecter le Code de qualité de l’accueil, à un principe de non-discrimination (4).
Mais d’autres réglementations peuvent tempérer ce principe général. Ainsi, les milieux d’accueil extrascolaire sont souvent subventionnés. Certains fonds de subvention comme le FESC exigent des documents attestant de la situation familiale. Sans ces documents, le milieu d’accueil ne perçoit pas de subvention pour les enfants concernés, ce qui contribue à l’exclusion de ceux-ci. Cela a pour conséquence que certains milieux d’accueil refusent l’inscription d’enfants sans papiers. D’autres par contre font un autre choix: un milieu d’accueil extrascolaire à Cureghem accueille des enfants sans papiers et systématiquement met leur nom sur la liste envoyée au FESC, bien que ces enfants ne donnent droit à aucun subside.
« Pour signaler qu’ils ne s’agit pas d’enfants fantômes et parce que cela peut servir de preuve pour montrer leur attachement au pays d’accueil , en cas de nouvelle campagne de régularisation » (responsable d’un milieu d’accueil extrascolaire).
De même, le mandat des services sociaux n’est pas toujours clair. Ainsi, il arrive que certains refusent l’aide matérielle aux familles en situation irrégulière (5). Par contre, certains travailleurs dans des services sociaux luttent pour pouvoir développer des actions envers ce public.
Le contexte est également local . Les professionnels du quartier ont la profonde conviction que Cureghem a longtemps souffert d’un désintérêt total de la part des mandataires politiques. Si la situation actuelle semble s’être améliorée, l’amertume des professionnels est toujours là et toute initiative de la part de la commune est accueillie avec méfiance et scepticisme.
Il existe des ruptures entre la commune et le monde associatif. Le dialogue entre écoles libres et écoles communales semble encore plus qu’ailleurs difficile. Au sein même de la commune, il y a des fractures.
Le pessimisme des professionnels est également de mise face à de nouveaux projets, car nombre d’entre eux n’aboutissent jamais. D’autres sont de courte durée et finalement l’énergie investie est sans commune mesure avec les résultats obtenus. Nous avons été frappées par la multitude de projets temporaires en cours sur le quartier et le peu, voire l’inexistence de concertations entre ces différents projets.
Dans ces conditions, il est difficile d’encourager l’implication, tant des professionnels que de la population dans un projet, si celui-ci est de toute façon condamné à disparaître. C’est donc une logique de consommation qui va prédominer.
Certains ont néanmoins réussi des partenariats tout à fait intéressants. C’est le cas par exemple de la ludothèque qui collabore avec les écoles tous réseaux et régimes linguistiques confondus, ainsi qu’avec certains milieux d’accueil extrascolaire. Mais si certains services établissent des collaborations de longue durée basées sur la confiance et la complémentarité, il semble que ce soit plutôt l’exception que la règle à Cureghem.
Les projets dépendant de plusieurs compétences sont extrêmement difficiles à mettre en place. Or, dans un contexte aussi complexe que Cureghem, dans des réalités aussi multiples que celles vécues par les primo-arrivants et les professionnels en contact avec ceux-ci, la convergence des actions et le croisement des compétences sont essentiels.
Le travail avec les familles primo-arrivantes
De nombreux professionnels insistent sur la richesse du travail à Cureghem, richesse accrue par l’arrivée de primo-arrivants.
« La « donnée » – je dis « donnée » car ce n’est pas une problématique mais bien une donnée – la donnée des enfants primo – arrivants est relativement nouvelle dans le quartier – environ cinq ans . C’est une richesse , pour l’équipe et pour les enfants [ non primo – arrivants ]. C’est une opportunité de ne pas devenir un accueil « ghetto ». Car si l’équipe est depuis toujours multiculturelle , cela n’a pas toujours été le cas pour les enfants , qui sont surtout issus de l’immigration marocaine » (responsable d’un accueil extrascolaire).
Néanmoins, le travail avec cette population ne se fait pas toujours sans difficultés pour les professionnels. Ainsi, une partie des problèmes rencontrés par les primo-arrivants concerne des besoins vitaux: manger, s’abriter, avoir chaud, se laver, se soigner. La plupart des professionnels ne sont pas mandatés pour répondre à ces problèmes et même ceux qui le sont se trouvent démunis face à l’ampleur de la tâche, aggravée par la situation administrative de la plupart des familles qui les prive de fait d’une série de droits. Le sentiment d’impuissance est donc parfois bien présent chez les professionnels par rapport aux problèmes des familles.
Par ailleurs, certains soulignent qu’à Cureghem, le travail est toujours à recommencer car la population est changeante. Certaines familles disparaissent sans prévenir et sans donner de nouvelles, ce qui peut aussi être frustrant pour les professionnels qui se sont investis auprès d’elles.
Certaines difficultés ont plutôt trait à des aspects culturels . Plusieurs professionnels ont exprimé leur malaise par rapport à la condition de certaines femmes primo-arrivantes ou à certains aspects identifiés comme religieux. Ainsi certains services s’adressant entre autres à des adultes insistent sur le fait qu’ils proposent seulement des activités mixtes.
D’autres organisent des groupes exclusivement féminins avec le souci d’en permettre l’accès au plus grand nombre possible de femmes.
Les demandes des familles
Les familles adressent de nombreuses demandes aux professionnels. Outre leur nombre élevé, ces demandes se caractérisent par leur grande multiplicité, qui vont des problèmes de communication à des questions concernant l’éducation et la scolarité, en passant par des problèmes de logement ou des difficultés psychologiques. Il faut aussi souligner le fait que bon nombre d’entre elles ne sont pas faites de manière explicite mais se cachent derrière d’autres demandes exprimées, nécessitant un décodage de la part des professionnels.
Tous les professionnels sont confrontés à des demandes des familles qui dépassent le cadre de leur mandat. Il apparaît que celles-ci n’adressent pas nécessairement leurs demandes aux personnes les plus adéquates pour y répondre mais à celles avec qui elles ont tissé des relations de confiance. Il faut souligner aussi que la plupart des professionnels sont confrontés à des demandes similaires ou qui se rejoignent.
Les réponses des professionnels
Les professionnels ne sont pas forcément outillés pour répondre à ces demandes, ce qui peut engendrer chez eux un sentiment de découragement, voire d’impuissance, surtout quand les demandes portent sur des besoins vitaux (comment se centrer sur la scolarité d’un enfant alors que celui-ci a faim?).
Les professionnels doivent souvent faire face à des «conflits internes»; ainsi, par exemple, comment gérer le fait de se trouver en situation d’échec par rapport aux démarches entreprises en faveur des familles?
Le professionnel, pour ne pas se maintenir dans des illusions de fantasme, devra accepter l’idée qu’il ne pourra résoudre tous les problèmes et qu’il sera amené à «renvoyer certaines familles à leur désespoir».
Concernant le rapport aux familles et les pratiques envers celles-ci, il est parfois difficile, pour le professionnel, de comprendre la demande réelle des familles, celles-ci n’ayant pas nécessairement la volonté ou la capacité d’exprimer leurs sentiments profonds, en raison notamment de la complexité des situations qu’elles vivent et des traumatismes subis dans leur pays d’origine. Comment dès lors apporter une aide efficace à ces familles en demande? De même, donner des repères éducatifs aux familles primo-arrivantes qui en font la demande amène souvent le professionnel à se remettre en question par rapport à ses propres conditionnements culturels. Comment répondre à la demande des familles en veillant à prendre en compte les spécificités culturelles de celles-ci?
Le temps est un élément crucial. L’ensemble des professionnels s’accordent à dire toute l’importance de prendre du temps avec les familles pour trouver «un terrain d’entente». Mais accorder beaucoup de temps aux familles n’est pas toujours possible, vu la quantité de travail de chacun, et présente en outre le risque de voir les familles «s’accrocher», s’empêchant dès lors de voir d’autres professionnels peut-être plus compétents pour répondre à leur demande. Par ailleurs, chacun estime qu’il est important que les familles aient affaire à des intervenants variés afin d’accroître leur réseau social. Comment assurer un relais efficace tout en évitant discontinuités et ruptures? Et que signifie exactement « faire relais »?
Relayer une demande peut prendre la forme d’interventions plus ou moins importantes en temps et en investissement de la part des professionnels, en fonction des besoins des familles; ainsi, pour telle famille, fournir les coordonnées du ou des service(s) compétent(s) suffira pour que cette famille accède à ce ou ces service(s), alors que pour telle autre, un contact préalable (par exemple par téléphone) entre service «destinateur» et service «destinataire» sera nécessaire pour que la famille se sente sécurisée et accepte de se rendre de l’un à l’autre.
Dans bien des cas, le contact entre services permettra également de faciliter le travail du service «destinataire», en transmettant à celui-ci les informations contextuelles relatives à la famille nécessaires pour traiter la demande de celle-ci.
Pour certaines familles, enfin, un accompagnement physique d’un service à l’autre s’avérera indispensable, du moins dans un premier temps.
Il n’est pas toujours simple, pour les professionnels, d’estimer l’importance de l’accompagnement à apporter; certains d’entre eux ont ainsi pu constater, a posteriori, qu’ils avaient surestimé le besoin d’accompagnement d’une famille, celle-ci ayant exprimé sa frustration et sa gêne d’être assistée à ce point dans des démarches qu’elle se sentait tout à fait apte à effectuer elle-même.
Cette situation reflète le fait que les professionnels disposent rarement du temps nécessaire pour faire connaissance avec la famille préalablement aux démarches qu’ils entreprennent pour celles-ci. Elle peut aussi être liée à la représentation que se font les professionnels des familles primo-arrivantes.
Pour résumer, quand une famille a une demande:
-soit le professionnel a un mandat pour répondre à cette demande. Dans ce cas, il y répond par une action directe. Il faut toutefois souligner l’insuffisance des moyens par rapport à la charge de travail: les familles primo-arrivantes sont de plus en plus nombreuses dans le quartier, et plus particulièrement celles qui sont dans des situations de grande précarité. De plus, malgré son mandat, le professionnel peut malgré tout être dans l’impossibilité de répondre à la demande, surtout dans les situations d’urgence;
-soit le professionnel n’a pas le mandat pour répondre à la demande. Dans ce cas, il peut choisir d’y répondre quand même, au cas par cas. Il peut aussi mettre en place un dispositif lui permettant d’élargir son mandat. C’est le cas de deux écoles, qui dans le cadre des subventions de discrimination positive, ont engagé une assistante sociale dont le rôle est entre autres de proposer un accompagnement social aux familles primo-arrivantes. Le professionnel peut également faire relais vers un service mandaté pour traiter la demande. Ici se pose à nouveau la question des moyens insuffisants: pour le professionnel qui fait relais et qui n’a pas forcément du temps pour le faire; pour le service qui prend le relais et qui peut se trouver surchargé de demandes.
Des identités professionnelles en tension
L’identité professionnelle apparaît donc morcelée, écartelée entre différentes logiques, liées aux contextes (global, professionnel et local) et au public. Chaque travailleur va devoir ajuster les différentes facettes de son identité professionnelle et faire un travail intérieur, procéder à des arbitrages lui permettant un équilibre satisfaisant pour lui.
Ainsi, on peut proposer le modèle suivant: le travail des professionnels avec les familles primo-arrivantes se combine entre deux continuums liés aux contextes politiques d’une part, aux familles d’autre part. Le travail des professionnels avec ces dernières oscille entre l’enthousiasme et l’épuisement.
Par rapport aux contextes, les professionnels se situent entre l’acceptation / la collaboration des contextes politiques local et fédéral et la résistance à ce contexte. On peut croiser ces deux continuums.
Il y a une tension entre le respect des lois et réglementations et les réalités vécues par les familles primo-arrivantes avec lesquelles travaillent les professionnels.
Les actes de résistance à un contexte défavorable aux migrants sont nombreux. Il s’agit par exemple d’accepter les enfants non subsidiés car sans papiers dans le milieu d’accueil.
Par contre, l’acceptation du contexte politique peut aller jusqu’au refus d’inscription des enfants sans papiers dans un milieu d’accueil extrascolaire, ou encore jusqu’au refus d’aide matérielle aux familles en situation irrégulière.
Le contexte professionnel peut faire office de régulateur dans les tensions entre le contexte politique et le public. Tous les services ne sont en effet pas freinés par le contexte politique de la même manière. Certains, comme la consultation ONE, sont mandatés pour travailler avec tout le monde, indépendamment du statut des personnes. Dans ce cas, le travail avec les sans-papiers n’est pas un acte de «résistance».
La résistance peut également se faire au niveau du contexte local. A Cureghem, celui-ci est peu favorable aux partenariats. Aussi, les services ayant réussi à créer des collaborations à long terme peuvent être qualifiés de «résistants» ou à tout le moins de pionniers.
Pourquoi un travail en réseau
Le travail de réflexion collectif a permis d’amorcer un processus d’élaboration d’une identité collective. Tout comme les identités professionnelles spécifiques, l’identité professionnelle collective est liée aux contextes et au public. La construction de cette identité résulte aussi d’un arbitrage, d’un exercice d’équilibre entre les tensions dues aux différentes logiques pesant sur l’identité professionnelle. Mais dans ce cas, cet arbitrage pourra se faire de façon collective et donc être davantage exprimé et conscient.
L’identité collective qui commence à s’amorcer chez les professionnels ayant participé aux rencontres est clairement liée au public commun à tous et au contexte local. Les professionnels se reconnaissent mutuellement comme travaillant avec un public similaire, composé en partie de primo-arrivants en situation de grande précarité, dans un espace commun qui est la zone de Cureghem, qu’ils voient comme un contexte local avec ses spécificités propres. Ils partagent la vision d’une zone longtemps désinvestie par les pouvoirs politiques locaux et la difficulté d’y faire aboutir des projets communs.
L’identité professionnelle collective qui est en train de s’élaborer s’oriente vers «plus de résistance» aux contextes politiques et «plus d’enthousiasme» vis-à-vis des familles (voir ci-dessus).
Par ailleurs, l’identité professionnelle collective est un moteur pour l’élaboration d’un travail de réseau , celui-ci renforçant à son tour cette identité.
Pour certaines populations très fragilisées, connaître ses droits ne suffit pas toujours, il faut pouvoir «manier ceux-ci», les faire valoir, les revendiquer; ceci demande des compétences particulières que les individus n’ont pas toujours ou qu’ils perdent momentanément lors de ruptures, lors de périodes de grande fragilisation; dans ces moments-là, ils ont besoin de bases de soutien , de supports autres qu’administratifs pour utiliser leurs droits (6).
Pour une famille, accéder à un service ne se limite pas à localiser celui-ci et à en identifier les conditions d’accès, mais suppose que l’on s’engage sur un parcours bénéficiant d’un minimum de repères, en particulier ceux constitués par les personnes proches, susceptibles de guider cette famille, la conseiller, la soutenir. Beaucoup de ces familles ont besoin d’aborder les services en étant soutenues par d’autres services en qui elles ont confiance, au sein desquels elles ont pu établir préalablement des relations inter-personnelles sécurisantes.
Travailler en réseau permet de renforcer ces bases de soutien en constituant une multiplicité de liaisons sécurisantes entre services, augmentant ainsi le support social à l’égard des familles fragilisées (primo-arrivantes, notamment) et améliorant leur accès aux services disponibles.
Au fil des réunions, les professionnels ont pris la pleine mesure de l’intérêt de travailler en réseau. Le réseau permet en effet d’optimiser l’enthousiasme et la résistance des professionnels; d’élaborer des projets collectifs porteurs de sens; de témoigner, interpeller, être porte-parole des sans-voix.
De plus, le réseau constitue aussi de façon collective un «filet de résilience», un soutien pour les familles et pour les professionnels. Le réseau permet de partager le «souci» que l’on se fait pour les familles et de le transmettre à celles-ci. Par le travail en réseau, chaque professionnel n’est plus seul avec son sentiment d’impuissance, celui-ci est partagé. Les familles sont portées par l’ensemble des professionnels et non plus par chacun d’entre eux.
La confiance partagée entre professionnels peut également être transmise aux familles. Celles-ci, dont on a pu montrer l’isolement, sont dès lors incitées à constituer leur propre réseau. Elles peuvent sentir que plusieurs personnes «se soucient» d’elles, cherchent des solutions pour les aider, ce qui peut les aider à augmenter leurs capacités de résilience. Le réseau lui-même est un filet de résilience soutenant les professionnels (potentiellement tuteurs de résilience) et les familles (potentiellement résiliantes).
Enfin, une autre des conséquences d’un travail collectif est de développer un contrôle social des pratiques. En effet, les participants ont présenté leur travail à travers des situations concrètes. Ces présentations peuvent être considérées comme une expérience sociale à risque dans la mesure où chaque professionnel est amené à rendre ses propres pratiques visibles et donc à s’exposer aux regards des autres.
Pour réduire ce risque, le travail mené à Cureghem s’est effectué dans un cadre déontologique strict – tant vis-à-vis des familles que des travailleurs – élaboré avec les professionnels.
Le contrôle social des pratiques devrait à terme améliorer celles-ci. En effet, en s’exposant au regard d’autres professionnels, même dans un cadre déontologique, on tend à mettre en avant ses forces et donc à renforcer celles-ci.
Dans le contexte de Cureghem, le contrôle social des pratiques permet par exemple de valoriser la résistance aux contextes politiques fédéral et local: les professionnels résistants ne sont plus seuls, ils sont portés par un ensemble, un réseau. Celui-ci est donc porteur de valeurs et créateur d’une culture professionnelle dépassant les identités professionnelles spécifiques.
Joëlle Mottint , Anne-Françoise Dusart , Perrine Humblet , Ecole de Santé Publique, ULB.
Dans le cadre de la Recherche-action UNI-SOL menée en collaboration avec le Fonds Houtman et l’ONE
Adresse des auteurs: Ecole de Santé publique, ULB, route de Lennik 808 CP 597, 1070 Bruxelles. Tél.: + 32 (0)2 555 40 62. Courriel: joelle.mottint@ulb.ac.be.
(1) Pour plus de détails sur la méthodologie et sur le travail fait avec les professionnels de Cureghem, voir Dusart A.-F., Mottint J., Humblet P., Travailler ensemble: vers un réseau de professionnels pour un meilleur service aux familles primo-arrivantes. Genèse et cheminement d’une recherche-action à Cureghem (Anderlecht), in Born M., Deccache A., Desmet H., Humblet P., Pourtois J.-P. (directeurs), Recomposer sa vie ailleurs, recherche-action auprès de familles primo-arrivantes, à paraître prochainement chez L’Harmattan dans la collection ‘Compétences culturelles’.
(2) Adam I, Ben Mohammed N, Kagné B, Martiniello M, Rea A. Histoires sans-papiers. Editions Vista; 2002.
(3) Ce qui, dans les faits, pénalise le plus souvent les écoles plus de trois mois, puisqu’il faut attendre le prochain décompte (les comptages sont faits à date fixe) pour que la situation soit régularisée.
(4) «Le milieu d’accueil évite toute forme de comportement discriminatoire basé sur le sexe, la race ou l’origine socioculturelle et socio-économique à l’encontre des enfants, des personnes qui les confient et des accueillant(e)s » (Art. 9 de l’Arrêté du Gouvernement de la Communauté française fixant le code de qualité de l’accueil du 17/12/2003).
(5) Ainsi, lors de la phase exploratoire, nous avons rencontré dans une autre commune un service social privé qui refusait de distribuer des colis alimentaires aux personnes sans papiers, arguant qu’il ne faut pas les encourager à rester puisqu’il n’y a de toute façon pas d’avenir pour elles en Belgique.
(6) Joubert M. Crise du lien social et fragmentation de l’accès aux soins. Prévenir 1995; 28.