Le travail est à la fois le meilleur allié et le pire ennemi de la santé. À l’occasion du départ à la retraite du Pr Philippe Mairiaux, l’ULg a organisé en octobre dernier un colloque sur les évolutions de la prévention en milieu professionnel, dont il fut un pionnier.C’est à la fin des années 70 que Philippe Mairiaux, alors jeune médecin généraliste, commence à s’intéresser à la médecine du travail. Sa première recherche portera sur la condition des mineurs dans les charbonnages du Limbourg et les moyens d’améliorer leur tolérance à la chaleur. Il développera ensuite ses recherches au sein de l’ULg, accompagnant, au fil des années, les évolutions du monde du travail et du secteur de la santé.Ses derniers travaux concernent ainsi le développement d’un site internet visant à assurer un meilleur partenariat entre médecins généralistes et médecins du travail. Dans le cadre des nouvelles politiques de maintien dans l’emploi, le médecin du travail, dont le législateur avait décidé en 1965 la complète indépendance par rapport au reste du système de santé, est en effet appelé à travailler en collaboration de plus en plus étroite avec les médecins traitants et les médecins-conseils.Lors de son allocution, le Pr Mairiaux n’a pas manqué de souligner les multiples bouleversements qui ont touché les travailleurs au cours des dernières années, apportant aux chercheurs en prévention des défis sans cesse renouvelés.Le passage d’une économie industrielle traditionnelle à une économie largement numérique a ainsi changé drastiquement la donne: alors que les nuisances physiques (chaleur, bruit, poussières) et/ou les ambiances chimiques toxiques constituaient auparavant les causes majoritaires des maladies professionnelles, les risques psychosociaux ont aujourd’hui largement pris le dessus. Et l’on sait à quel point ils sont complexes à appréhender, tant dans leurs liens avec la vie personnelle et les évolutions sociétales (importance de l’accomplissement individuel, culte de la performance, discontinuité des parcours…) que dans leur dépendance aux modes d’organisation du travail (absence de reconnaissance directe, obligation de résultat, délocalisation, menace du chômage…).
La révolte des corps
Les premiers intervenants – Yves Roquelaure (Université d’Angers) et Patrick Loisel (Université de Toronto) – ont ainsi rappelé que dans les années 70-80, la médecine du travail se résumait en grande partie à une réflexion sur l’ergonomie et les aménagements capables de réduire les risques. Les systèmes de protection physique et technologique visant à prévenir les accidents sont alors au centre de l’attention.Mais au fil du temps, les risques professionnels vont s’élargir à d’autres beaucoup moins palpables (dépression, addictions, douleur chronique…). En matière de prévention, cette évolution imposera donc petit à petit des approches plus participatives, qui impliquent les travailleurs dans l’analyse et la recherche de solutions. C’est ce qu’on a appelé la macro-ergonomie ou l’ergonomie organisationnelle: plus ambitieuse mais bien plus difficile à mettre en place qu’une chaise de bureau adaptée ou un nouvel uniforme de protection…Car il est aujourd’hui incontestable que ce sont les modes d’organisation qui engendrent la plupart des problèmes de santé dans le milieu du travail. Lorsque les salariés d’une entreprise ne peuvent plus faire face aux exigences de productivité, lorsque les défis stimulants font au contraire défaut (bore-out), lorsqu’ils vivent des conflits avec leur hiérarchie, qu’ils ont le sentiment de ne plus disposer des moyens nécessaires pour bien faire leur travail, ou que ce travail, pour toutes ces raisons et d’autres encore, n’a plus de sens à leurs yeux, la ‘souffrance au travail’ finit toujours par s’installer.Ainsi, en Belgique, le nombre de personnes en invalidité a augmenté fortement au cours des dernières années, passant de 257.935 au 31 décembre 2010 à 321.573 au 31 décembre 2014, soit une augmentation de 24,67% en quatre ans.La féminisation du marché du travail et le vieillissement de la population, tout comme le relèvement de l’âge de la pension des femmes (fixé à 65 ans depuis 2009), sont généralement cités comme des facteurs impliqués dans cette croissance, l’incapacité de travail ayant tendance à augmenter avec l’âge.Mais c’est bel et bien la modification du type de pathologies qui permet d’appréhender la réalité de la problématique. Si l’on observe un net recul des invalidités liées aux maladies cardiovasculaires (avec des traitements plus précoces et plus efficaces), on constate parallèlement une augmentation constante du nombre d’invalides souffrant de troubles psychiques et de maladies du système ostéo-articulaire, des muscles et du tissu conjonctif.Car la souffrance au travail ne s’exprime pas systématiquement, comme on le croit parfois encore, sur le mode psychologique. Les fameux TMS (troubles musculo-squelettiques) ou lombalgies, loin d’être le seul résultat d’une mauvaise posture ou de la sédentarité, sont aussi une forme de douleur chronique favorisée par le stress et les conflits intrapsychiques. Confrontés à de nouvelles exigences et contraintes – quand ils ne sont pas tout bonnement sommés de mettre en sourdine leur esprit critique et leurs valeurs –, les travailleurs sous pression développent des symptômes qui sont autant d’expressions socialement plus acceptables de leur souffrance. Certains sociologues et psychologues du travail n’hésitent d’ailleurs pas à interpréter ces symptômes comme une ultime forme de résistance, voire de révolte, à l’heure où l’action collective et notamment syndicale semble en perte de vitesse. Une manière de dire «Stop» quand les conditions d’exercice d’un métier deviennent proprement intolérables.
Le travail: déterminant social de la santé
Lors de son intervention, Annette Leclerc, directrice de recherche émérite à l’INSERM, a tenu à rappeler pour sa part que si le travail nuit parfois à la santé, les personnes sans emploi sont généralement en moins bonne forme que les autres. Elles présentent en effet une morbidité cardio-vasculaire plus élevée et leur espérance de vie est globalement réduite.Mais comme l’a précisé la chercheuse, il est aussi significatif que ces différences en matière de santé soient aussi très marquées au sein même de l’entreprise, entre les travailleurs situés en bas de l’échelle et ceux qui occupent des emplois supérieurs. La célèbre étude de cohorte réalisée dans les ministères de Londres à la fin des années 60 (cohorte de Whitehall) avait ainsi montré que le taux de mortalité, sur une période de 10 ans, s’était avéré quatre fois plus élevé parmi les employés occupant des fonctions subalternes. Des différences qui n’ont malheureusement fait qu’empirer au cours des dernières décennies, en dépit des politiques de protection sociale.Plus édifiant encore: les inégalités sociales continuent de se creuser… en cas d’arrêt de travail. Les salariés fragilisés (faible niveau d’études) pâtissent ainsi plus que les autres de cette mise à l’écart. «La situation sociale se dégrade, on perd les avantages liés au travail comme l’identité, les repères, la reconnaissance sociale, les liens sociaux…», commente Annette Leclerc. De même, un faible niveau d’études favoriserait le retrait définitif du marché du travail en cas de troubles musculo-squelettiques.À l’heure où le gouvernement belge souhaite instaurer dès cette année un trajet de réintégration multidisciplinaire en cas d’absence-maladie de longue durée, cette problématique des inégalités sociales mérite une attention particulière. Car si la sortie définitive du marché du travail est présentée unanimement comme un mal à combattre – elle serait délétère tant pour le système de santé que pour l’entreprise et le travailleur –, aucune approche sérieuse ne pourra faire l’économie de cette question: qu’est-ce qu’un travail supportable pour un individu donné? Peut-être bien celui qu’il est capable de reprendre autrement que sous la pression d’autrui ou le spectre de la pauvreté. Un travail qui ne tue pas donc, mais qui rend plus fort. Et qui contribue à réduire les inégalités au lieu de les creuser.