Décembre 2022 Par Marie WALSER Réflexions

La Chaire Unesco Alimentations du monde est une chaire d’enseignement et de recherche spécialisée sur les systèmes alimentaires durables. Elle a pour mission d’animer un dialogue entre le monde de la recherche et les différents acteurs investis dans la transformation des systèmes alimentaires, et remplit son mandat au travers de diverses activités de formation, de recherche-action et de décloisonnement/diffusion des savoirs. A l’occasion de son dixième anniversaire, la Chaire a publié en 2021 Une écologie de l’alimentation, un ouvrage collectif co-écrit par une vingtaine de chercheurs et chercheuses de différentes disciplines, qui donne à voir la multidimensionnalité des enjeux auxquels nos systèmes alimentaires contemporains doivent répondre, ainsi que plusieurs pistes de réflexion pour envisager leur transformation.

L’autrice est membre de la Chaure UNESCO Alimentation du monde.

bunch of multi ethnic friends gathered around a table for breakf

Le système alimentaire industriel, qui domine dans tous les pays dits « développés », est aujourd’hui plus que jamais remis en question. S’il faut rappeler qu’au siècle dernier, l’industrialisation de l’agriculture, puis le développement des industries agroalimentaires et de la grande distribution, ont permis de répondre en quantité et en qualités (sûreté microbiologique et diversité des produits) à une demande alimentaire croissante, les problèmes posés par nos modes de production et de consommation contemporains sont désormais reconnus. Malnutrition et maladies associées, mauvaise rémunération des producteurs, appauvrissement des sols, érosion de la biodiversité, contamination chimique des milieux naturels, etc. : les préjudices sont nombreux.     

De plus, les récentes crises sanitaire et énergétique ont révélé toute la fragilité de ces systèmes industrialisés et mondialisés en mettant au jour leur dépendance aux marchés internationaux des matières premières et de l’énergie, et aux marchés financiers.(1) En temps de crise, cette dépendance se traduit notamment par une augmentation des prix des denrées, pouvant générer des situations de précarité alimentaire ou aggraver des difficultés préexistantes, rappelant ainsi l’importance de l’enjeu de l’accès de toutes et tous à une alimentation saine et durable.

Face à un tel constat, la transformation des systèmes alimentaires est une nécessité qu’il convient de conduire au plus vite. Au regard de la singularité du sujet, nous proposons d’aborder cette transformation en termes d’ « écologie de l’alimentation ».

L’alimentation comme vecteur de liens

Si l’acte de manger est vital, l’alimentation a ceci de particulier qu’elle joue une diversité de rôles au travers desquels elle façonne les individus, la société et la biosphère.

Tout d’abord, elle est notre principal carburant. C’est au travers de l’alimentation que nous apportons les nutriments nécessaires à la croissance et au fonctionnement du corps : la malnutrition résultant d’un apport nutritionnel en quantité ou qualité inadéquates par rapport aux besoins a un impact direct sur notre santé. Mais au-delà de la dimension biologique, manger est un acte pluriel pour tout individu. C’est à la fois une expérience sensorielle et émotionnelle, une affirmation identitaire, culturelle ou éthique, et un phénomène d’incorporation imaginaire au travers duquel on ingère autant de nutriments que de significations… (2) Ces dimensions « extra-biologiques » ont au quotidien une influence fondamentale sur nos choix alimentaires et sur notre bien-être.

Ensuite, l’alimentation est l’un des ciments de la société. Le repas est le moment de partage par excellence, où se vit la convivialité entre « con-vives » et où l’on devient la même chair que nos « co-pains » (ceux avec qui on partage le pain). En dehors des repas, l’alimentation est un support privilégié de reconnaissance d’une appartenance commune : les cultures alimentaires, pêle-mêle de savoir-faire et de significations oscillant entre tradition et renouveau, constituent un patrimoine partagé, objet de fierté et de transmission. Au travers de l’alimentation s’expriment ainsi une myriade de liens sociaux qui contribuent à mailler un « vivre ensemble » fédérateur.

Enfin, l’alimentation ancre l’humanité dans le cycle du vivant auquel elle appartient : nous consommons des végétaux produits à partir de l’énergie du soleil, des minéraux du sol et du travail des pollinisateurs ; nos aliments sont digérés dans notre tractus intestinal par des millions de micro-organismes avec lesquels nous vivons en symbiose (le microbiote) ; notre rapport aux animaux, qui se dessine dans nos pratiques de prédation, d’élevage, d’abattage ou encore de consommation de viande, reflète la place que l’on se donne en tant qu’humain dans le règne du vivant (3). Ainsi, nous travaillons – et travaillons avec – la biosphère pour nous nourrir.

Croiser les regards sur l’alimentation

Parler d’alimentation est donc bien plus qu’une affaire de nutriments ou de réponse à un besoin biologique. Cela nécessite d’aborder le sujet avec une approche multidimensionnelle, qui permet de dépasser la seule question de la production de denrées comestibles pour porter un regard systémique sur les enjeux agricoles et alimentaires contemporains.

Nous proposons de qualifier d’« écologie de l’alimentation » le nécessaire décloisonnement des regards permettant de saisir la diversité des relations tissées par l’alimentation entre individus, sociétés et biosphère.

En effet, dans le sens premier que lui a donné le biologiste Ernst Haeckel au XIXe siècle, l’écologie est une « science des relations ». C’est une discipline à dimension « intégrative », c’est-à-dire qu’elle tend à développer une lecture globale des phénomènes qu’elle étudie, en s’intéressant à leurs différentes composantes, aux liens qui les unissent et aux dynamiques qui en résultent. De ce point de vue, une « écologie de l’alimentation » traduit bien la volonté d’analyser ensemble la multiplicité des enjeux de nos systèmes alimentaires (environnementaux, socio-économiques, de santé, etc.).

Faire de l’alimentation un objet politique

Alors que l’alimentation devrait être considérée comme un bien commun (4), car elle nous concerne toutes et tous, tous les jours, nos systèmes alimentaires contemporains ne sont pas ancrés dans la poursuite de l’intérêt général. Loin de faire de la santé, de l’équité ou de la préservation de l’environnement des priorités, ils servent au contraire le profit économique d’une poignée d’acteurs privés en position d’oligopole [a].
Face à ce constat, une « écologie de l’alimentation » s’entend alors comme un appel à une reprise en main politique de notre alimentation. Cette reprise en main va au-delà d’un engagement individuel des consommateurs qui, bien que nécessaire, rencontre un certain nombre de limites et ne suffit pas à initier une transformation en profondeur de nos systèmes alimentaires. Dans une perspective de rééquilibrage des rapports de pouvoir et de défense d’une justice sociale et environnementale, l’alimentation doit devenir un objet démocratique approprié à tous les citoyens et toutes les citoyennes. Au travers de moyens aussi divers que des expérimentations « d’autres façons de faire », des coalitions d’acteurs de la société civile, des réseaux de collectivités territoriales ou encore des consultations publiques, la voix de la société civile peut, et doit, être prise en compte dans la co-construction des politiques publiques alimentaires et non-alimentaires, qu’elles soient territoriales, nationales ou européennes. Car c’est bien sur une évolution de ces politiques publiques (soutien massif aux pratiques de production agro-écologiques, généralisation des approvisionnements locaux en restauration collective, législation sur les emballages et la gestion des déchets, réforme de la lutte contre la précarité alimentaire, etc.) que repose la nécessaire transformation structurelle de nos systèmes alimentaires.

L’accès de toutes et tous à une alimentation saine et durable

Parmi les sujets qui préoccupent largement citoyens et gouvernements en France, en Belgique et ailleurs dans le monde, celui de l’accès de toutes et tous à l’alimentation figure en bonne place à l’aube d’une crise énergétique qui contraint sévèrement les pouvoirs d’achat. Dans le même temps, la lutte contre la précarité alimentaire sous forme de dons en nature de denrées alimentaires, telle qu’elle existe dans de nombreux pays industrialisés, fait l’objet de critiques croissantes sur la mauvaise qualité des produits distribués – très majoritairement issus du système alimentaire industriel, l’absence de choix des aliments ou la perte de dignité des bénéficiaires qui doivent en permanence justifier de leur situation de « pauvre » pour accéder à l’aide alimentaire.(5)

Il y a là un enjeu fondamental de changement de regards et de pratiques dans le traitement de la précarité alimentaire pour aller 

  • vers une approche multidimensionnelle de la question : les personnes concernées par la précarité doivent pouvoir se nourrir, mais surtout avoir accès à une alimentation produite dans des conditions durables pour l’environnement et équitables pour les producteurs, et qui réponde à leurs besoins nutritionnels, à leurs goûts et à leurs cultures alimentaires ;
  • vers une pluralité de dispositifs, inclusifs et démocratiques : il est nécessaire d’aller au-delà d’un unique dispositif d’accès à une alimentation non choisie dédié aux personnes en situation de précarité pour lutter contre la précarité alimentaire. Parce qu’il existe autant de précarités alimentaires que de situations vécues, la réponse ne peut qu’être plurielle, tout en étant tournée vers la prévention, l’inclusion et la promotion du pouvoir d’agir.

Deux voies parallèles se dessinent alors. Celle d’une réforme de l’aide alimentaire, un dispositif qui reste indispensable pour répondre aux situations d’urgence, et celle du développement de solutions complémentaires portées par une ambition démocratique et ancrées dans un autre rapport au monde (à l’environnement, aux travailleurs du système alimentaire, aux habitants de son bassin de vie, etc.).

Ces nouvelles formes de solidarités alimentaires sont variées.(6) Ce sont des tiers-lieux alimentaires, où le faire ensemble dessine par l’alimentation des futurs communs ; des épiceries solidaires, dans lesquelles on peut choisir et acheter son alimentation à des tarifs adaptés ; des cantines solidaires où l’on retrouve le lien à l’alimentation et aux autres au travers de la cuisine et du repas ; des groupements d’achats organisés par des habitants soucieux de reprendre la main sur leur alimentation ; des jardins partagés, qui permettent un lien à la terre souvent contraint dans certains lieux de vie, mais aussi l’accès à des fruits et légumes frais ; des dispositifs de transferts monétaires mis en place par des collectivités aux échelles locales pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages les plus vulnérables ; etc.         

En plus de proposer des alternatives d’accès à une alimentation saine et durable pour les personnes concernées par la précarité, ces solidarités alimentaires posent les bases d’un autre système alimentaire, plus inclusif, plus conscient des rôles de l’alimentation dans la vie des individus, des sociétés et de la biosphère. Puissent nos dirigeants les soutenir et s’en inspirer pour mettre en place des politiques publiques à la hauteur des enjeux auxquels font actuellement face nos systèmes alimentaires.

Pour aller plus loin 

Une écologie de l’alimentation, Bricas N., Conaré D., Walser M. (dir), 2021. Versailles, éditions Quæ, 312 p. Ouvrage téléchargeable en libre accès : https://www.chaireunesco-adm.com/Parcours-thematique

Références

(1)  IDDRI, 2022. « Guerre en Ukraine : quelles implications pour l’Europe face aux enjeux de sécurité alimentaire ? ». iddri.org, 9 mars 2022. 

(2)  Fischler C., 1990. L’homnivore, Paris, Odile Jacob, 448 p.

(3)  Poulain J.-P. (dir), 2007. L’homme, le mangeur, l’animal. Qui nourrit l’autre ?, Paris, Les Cahiers de l’OCHA, 325 p.

(4)  Vivero Pol J., Ferrando T., De Schutter O., Mattei U. (éd.), 2020. Routledge handbook of food as a Commons, London, Routledge, 424 p.

(5)  Paturel D., Bricas N., 2019. Pour une réforme de nos solidarités alimentaires. So What? Série dela Chaire Unesco Alimentations du monde, (9) : 4 p.

(6)  Page « Poster initiatives » du site « Rencontre sciences-société pour des solidarités alimentaires » https://www.chaireunesco-adm.com/Rencontres-sciences-societe-Pour-des-solidarites-alimentaires

[a] Marché où un petit nombre de vendeurs ont le monopole de l’offre, les acheteurs étant nombreux.