Par T. POUCET Dossier

Timonier de longue date du périodique Education Santé , Christian De Bock est évidemment mal placé pour inventorier dans son préambule et dans l’interview-bilan qui le prolonge les vertus foncières de cette publication quasi trentenaire…
Moi qui ne suis qu’un compagnon de route parmi d’autres du mensuel, sans implication fondamentale dans le travail éditorial quotidien mais attentif à ce que ce travail a permis de capitaliser et a pu générer au fil du temps dans son environnement, je n’aurai pas cette stoïque pudeur. Au diable l’avarice en matière de reconnaissance des mérites, du moins lorsque que les récipiendaires ne les ont pas volés!
Je me permets donc de souligner combien les apports d’ Education Santé sont variés, profonds, subtils, allant souvent bien au-delà des trois indicateurs de réussite les plus spontanément objectivables et donc les plus évidents pour le lecteur comme pour l’observateur familiers. Quels sont, pour commencer, ces trois indicateurs?
Tout d’abord, une belle longévité , que le présent hors-série célèbre précisément, dans la foulée d’une séance académique riche en réflexions éthiques (un choix de thèmes et d’orateurs lui aussi significatif d’un état d’esprit porté certes vers l’action «éducative» ou «protectrice» mais jamais aux dépens d’une réflexion sur le sens et les effets collatéraux de ce que l’on prône au nom du salut individuel et de ce que l’on entreprend au nom du bien commun).
La longévité n’implique évidemment pas à tout coup la qualité: il y a de ces almanachs, de ces toutes-boîtes, de ces périodiques de bas niveau, voire de caniveau, qui durent, qui durent! Dans le cas qui nous occupe, la longévité a de l’étoffe, de la densité. Ces quelque 200 sommaires plantés de mois en mois comme autant de bornes buissonnières dans le vaste paysage de la santé ne témoignent-ils pas à la longue d’une sorte d’« itinéraire bis » de l’engagement professionnel ou bénévole en faveur d’une certaine approche du mieux-être individuel et collectif?
Bien que surtout soucieuse d’être en phase avec le présent et d’ouvrir la voie à des futurs enviables, la publication renfermerait aussi un trésor potentiel, exploitable peut-être un jour par d’hypothétiques historiens de la santé: celui de pouvoir témoigner à sa mesure du cheminement incessant – parfois clair aux esprits, parfois infra-conscient – des pratiques et des centres d’intérêts sociaux, politiques, professionnels à l’égard des plaies et bosses de la vie civile…
Deuxième indicateur évident d’intérêt et de qualité touchant à la production d’ Education Santé : une notoriété éditoriale et un capital de sympathie et d’usage qui ne se dément pas dans le milieu-cible, lequel s’avère en outre sensiblement polymorphe sur le plan professionnel aussi bien qu’institutionnel, générationnel, géographique (rappelons que l’on recense des abonnés bien au-delà de nos frontières)…
Troisième indicateur, enfin, qui doit compter pour beaucoup dans la crédibilité du périodique: une application particulièrement scrupuleuse (sans oeillère ni complaisance, sans exclusive ni superficialité, sans mélo ni moralisation excessive) de la mission primitive qui fut conférée à la revue de suivre à la trace l’actualité et les évolutions d’un «secteur» spécifique en mal de puissance – et plus encore de prestige, comparé aux investissements médico-sanitaires de type plus technique, biomédical ou réparateur – à savoir tout le secteur de la prévention, de la santé publique, de la promotion de la santé et des actions sociales ou environnementales qui s’y greffent.
Quant au champ d’observation, s’il porte principalement sur ce qui bouge ou mériterait de bouger en Communauté française de Belgique, rappelons aussi qu’il s’étend sans hésitation plus loin chaque fois qu’aux yeux de la revue on trouve sous d’autres cieux matière à inspirer, à étayer, à titiller nos ressources indigènes…
On pourrait largement se satisfaire déjà de ces trois indicateurs et se contenter de saluer, pour solde de tout compte, le cocktail bien tempéré de ténacité, de curiosité, d’arbitrage habile et autres petits talents journalistiques variés autant que discrets que les responsables de la publication ont su mobiliser au fil des ans pour maintenir leur cap. Quelquefois contre vogues et galères…

Reconnaissances

Faut-il pourtant en rester là? N’y aurait-il rien d’autre à relever d’important, à célébrer même, dans la dynamique éditoriale au long cours qui nous occupe pour la circonstance? Si, certainement. Et je songe principalement à une vertu éditoriale forte d’ Education Santé qui saute moins directement aux yeux, car elle est plutôt de l’ordre du diffus, de l’inquantifiable, du non-prémédité. Une vertu cependant qui, sur le terrain (1), n’en est pas moins concrète, vécue, structurante, ne serait-ce que par sa charge d’influence sur les représentations que les acteurs se font d’eux-mêmes, de leurs objectifs, de leurs valeurs faîtières, de leurs marges et de leurs moyens d’action. Cette vertu est celle d’une l evure . La pâte qu’elle fait monter, à laquelle elle confère la densité critique voulue, est celle de l’identité collective du «secteur» évoqué plus haut.
Expliquons-nous. Deux cents numéros répartis sur plus d’un quart de siècle, largement consacrés à présenter les initiatives et projets des uns et des autres, ça ne contribue pas seulement à rendre à chacun, ponctuellement, son dû de reconnaissance publique. Cela contribue aussi, lentement mais sûrement, à l’émergence de deux formes déterminantes et durables de reconnaissance sectorielle : d’une part, celle des acteurs de promotion de la santé entre eux; d’autre part celle de ces acteurs par rapport à d’autres instances.
Reconnaissance entre soi , c’est-à-dire perception croissante que chacun est rattaché à un mouvement potentiellement connivent, synergique, interactif, qui tout à la fois le dépasse individuellement, l’englobe comme «pair» et exhausse ses accents spécifiques par rapport aux caractéristiques génériques du secteur.
Reconnaissance tierce , c’est-à-dire perception croissante par d’autres secteurs (universités, pouvoirs publics, médias, etc.) de l’existence d’un secteur propre constitué par l’ensemble des acteurs de promotion de la santé. Cette construction d’une identité collective forte, à retombées tantôt intra- et tantôt inter-sectorielles, il n’est absolument pas douteux que le pôle éditorial constitué par Education Santé , médium unique en son genre en Communauté Wallonie-Bruxelles, a largement contribué à la faire advenir et continue depuis lors à l’enrichir d’apports constamment actualisés.
Un élément intercurrent également épinglé par Christian De Bock dans l’interview évoquée en début d’article – le processus marqué de professionnalisation du secteur, avec ses formations et diplômes propres – a lui aussi apporté de l’eau au moulin de l’identité collective. On peut désormais se sentir membre d’une confrérie fondée non seulement sur des thèmes et domaines d’action mais aussi sur des titres et qualifications professionnels (si pas toujours obligatoires, du moins vecteurs de distinction et de crédibilité sur le marché du travail).
Le développement académique a par ailleurs introduit de la méthode et des cadres théoriques renforcés au sein d’un univers largement associatif, plutôt marqué à l’origine par la ferveur, le volontarisme et la créativité empirique. L’altruisme fervent des pionniers n’est pas totalement dissipé pour autant et hante toujours les oeuvres de sensibilisation à plus de «qualité de vie» ou à moins de «conduites à risque».
Au-delà d’apports rigoureux, le langage et les outils de la scientificité inculquée et patentée peuvent à leur tour conférer à l’interventionnisme et au prosélytisme latents une aura et une autorité de rationalité qui en camoufle les traits les plus discutables (notamment l’importation de priorités ou de critères de bien-être chers à une frange sociale ou professionnelle donnée dans des milieux soumis à des logiques et à des déterminants vitaux de constitution bien différente).
Apparaît alors la nécessité de lieux conviviaux où l’on puisse mettre en évidence que chaque courant émergent a son pesant d’avantages, qui parfois, à force de peser, appellent de nouveaux contrepoids. Pour le dire autrement: ferveur philanthropique et académisme centré sur le management des problèmes sociaux ont aussi besoin, pour donner le meilleur d’eux-mêmes (et rien que le meilleur si possible), de regards décalés, dérangeants, hétérodoxes. Les réflexions réunies dans le présent volume à l’initiative d’ Education Santé vont en grande partie dans ce sens. Gageons en outre que la revue ne cessera pas de sitôt de publier des textes interpellants, volontiers sabreurs de clichés et de mythes, comme elle n’a cessé de le faire jusqu’ici, dans sa rubrique «Réflexions» notamment… Ainsi, après avoir contribué à forger une identité collective solide, continuera-t-elle – avec sa cohérence coutumière – à en prévenir les dérèglements et les scléroses.
Je me prends même à rêver plus loin: pour mettre à l’épreuve et pour assouplir périodiquement l’optimisme traditionnel des militants de la santé et celui des méthodologistes du changement «maîtrisé», pourquoi n’introduirait-on pas dans leur formation initiale ou continuée l’étude de quelques grands théoriciens du pessimisme? Je ne parle pas, bien sûr, de ces légions de pamphlétaires pisse-froid, aphoristes maussades ou cyniques auto-satisfaits ayant commis ici et là tel ou tel essai ne dépassant guère le niveau de la misanthropie basique (schéma directeur quasi intangible de cette pseudo-pensée: l’homme est foireux, le monde va définitivement mal, rabattons-nous donc sur ce que bon nous semble… ).
Non, je parle bien de ceux qui ont pris la peine et nous ont fait du même coup l’insigne honneur de pousser la réflexion pessimiste dans ses méandres les plus subtils et dans ses derniers retranchements. Tel un Cioran , par exemple, dont je soumets pour conclure à votre sagacité ce petit extrait bien en phase avec certains axes directeurs de la promotion de la santé contemporaine: Depuis des années, sans café, sans alcool, sans tabac! Par bonheur, l’anxiété est là, qui remplace utilement les excitants les plus forts (in De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973, Folio, coll. Essais n° 80, p. 179).
Thierry Poucet , journaliste de santé publique
(1) Comme on doit dire maintenant à tout prix, si l’on ne veut pas faire figure d’intellocrate planant ou passer pour un observateur totalement ignorant de ce qui innerve la vraie vie.